Le Thalys file entre Bruxelles et Paris. À son bord, parmi d’autres voyageurs regagnant leurs pénates au lendemain de la remise du prix Renaissance de la nouvelle, Jean Claude Bologne et moi. Nous sommes installés côte à côte. Cet article étant déjà en projet, je lui demande s’il est d’accord pour évoquer le chemin transfrontalier qu’il a emprunté voici presque trente ans.
Le moment est idéal : sa fonction de président de la Société des gens de lettres ne lui laissant guère que le temps de travailler, il nous a paru judicieux de mettre à profit la brèche dun trajet en train pour procéder à une interview. Et puis… cette parenthèse ferroviaire ouverte entre la Belgique et la France, après qu’a ete officiellement décerné un prix franco-belge, ne résonne-t-elle pas justement avec le thème de notre conversation? À cet écho s’en superposent d’autres surgis de son univers fictionnel – flottements, zones grises, instants suspendus – et des sons en retour, plus vagues encore mais insistants, se mettent à bruire aux confins de ma mémoire. Tandis que je réécoute l’enregistrement pour le transcrire et en extraire la matiere de mon article, je suis projetée quelques mois en amont quand, peu après la sortie de L’ange des larmes, Jean Claude Bologne m’avait recue dans son bureau de la SGDL. J’avais perçu de manière fugitive, au détour de deux ou trois remarques distillées à propos de sa conception de l’écriture et de sa posture de romancier par rapport à certains de ses personnages – Garnier, par exemple – comme un infime frémissement dans la voix qui trahissait, derrière ce visage souriant que j’ai toujours connu clair et ouvert, derrière cette parole deliée que j’ai toujours entendue courir avec aisance, derrière ce regard chaleureux qui semble toujours accueillir l’autre, l’emprise de fissures secrètes. J’ai cru les deviner dans ce constat lucide, sans doute un peu amer mais qu’aucune aigreur ne colore : « Chaque homme, à commencer par moi, s’est constitué autour d’un noyau de néant, qui peut être terrifiant – on peut tomber dedans, c’est alors un abîme destructeur, de soi et des autres. Mais c’est aussi de cette prise de conscience que toute la création, tout l’art peut naître ; s’il n’y a pas d’appel d’air, il n’y a pas de vent, et ce n’est pas qu’une image de parler de “souffle” ou d’“inspiration”. Du même abîme, lorsqu’il n’est pas créateur – le creux néant musicien dont parle Mallarmé – peut naître la tentation de la violence qui pousse à détruire tout ce qui contredit notre conception idéale du monde. »
Ses livres, par leur diversité et surtout leur qualité, prouvent combien, en lui, l’abime est fécond et source d’énergie créatrice. Ce qui avait alors à peine brasillé a pris en moi un relief singulier quand il a commencé de se raconter, partant de Liège, sa ville natale, pour rallier Paris.
Noirs lendemains
Le parcours sans encombre de Jean Claude Bologne – études supérieures de philologie romane débouchant sur une carrière d’enseignant – se rompt brutalement au terme de son service militaire, qu’il achève à 26 ans. L’expérience a été rude, traumatisante, et il quitte l’armée persuadé qu’une guerre mondiale dont peu réchapperont est imminente. Il doit en outre faire face au suicide de son meilleur ami, ce qui n’aide pas à relever la tête. Le deuil et la certitude de vivre les derniers moments de son existence le poussent à se détourner de l’enseignement alors qu’il aurait pu aisément retrouver un poste avec, de plus, la garantie que le temps passé sous les drapeaux lui serait compté pour le calcul de sa retraite. Mais comment les mots « carrière », « retraite », « ancienneté » pourraient-ils avoir un sens quand on est certain que bientôt le monde sera plongé dans le chaos et que l’on sombrera avec lui ? Alors il part à Paris. Nul élan balzacien dans cette décision, nulle ambition d’aller à l’assaut d’une ville rêvée comme une capitale où s’accomplissent toutes les aspirations… Juste le désir de tourner le dos : « Je suis parti sur un coup de tête, en sachant simplement que je coupais les ponts et que je ne souhaitais pas revenir en Belgique, explique-t-il. Et je ne partais même pas pour écrire ; j’avais beau être attiré par l’écriture depuis mon plus jeune âge, je n’imaginais pas qu’on pût en vivre et qu’elle pouvait être autre chose qu’une activité un peu clandestine à laquelle on s’adonne “à côté” d’occupations lucratives… »
Arrivé à Paris, il s’initie au métier de clown en suivant un stage d’une quinzaine de jours puis reste sur place avec sa guitare… et l’intention de vivre des chansons qu’il compose tandis qu’il consacrerait ses loisirs à écrire des romans. Mais en quelques prestations, il comprend que sa vocation n’est pas là, ni le moyen de subsister. Subsister ? En effet, car la désespérance consécutive à l’épreuve du service militaire et au deuil n’a heureusement pas duré : « Cette grande réaction romantique a été éphémère, reconnait-il. Je suis d’un naturel optimiste ; le désespoir n’est pas une disposition naturelle chez moi, et la réalité de la vie a vite repris le dessus. »
Lumières
Pendant trois ans il vivote ainsi de droite et de gauche grâce à mille petits boulots plus ou moins rentables, puis découvre que l’on peut vendre un livre sur projet. Les idées ne lui manquent pas et il propose à un éditeur son Histoire de la pudeur. À peine soumis le projet est accepté : on lui verse un à-valoir qui va lui permettre de se consacrer entièrement à la rédaction de son ouvrage une année durant – et d’obtenir sa première immatriculation à la Sécurité sociale. Il ne disposait que d’un permis de séjour, le voilà désormais pourvu, en France, d’un véritable statut social et c’est l’écriture qui le lui apporte. Paris lui montre ce que la Belgique ne lui avait pas laissé envisager : écrire des livres peut être un métier dont on tire subsistance. La révélation est déterminante. Mais cette opportunité insoupçonnée n’est pas la seule voix à s’élever pour inciter Jean Claude Bologne à s’établir dans la capitale française, il y a aussi celle de la passion qu’il voue à Paris depuis le bref séjour qu’il y fit avec ses parents à l’âge de douze ans. Dès ce premier contact il a eu le sentiment très net d’entendre son rythme intérieur s’accorder avec la pulsation urbaine qui battait la : « Je me sens dans mon élément, et en m’installant ici je me suis glissé sans peine dans un rythme plus rapide qui me correspond. À Paris j’ai vraiment l’impression de respirer. Non pas un air pollué, mais de respirer parce que la ville est ouverte, avec ses larges avenues, les immeubles haussmanniens qui ne dépassent pas six étages… » Un souffle rencontre le sien, la configuration le séduit : « Paris n’est pas une grande ville, plutôt une succession de petits villages, où chaque arrondissement, chaque quartier d’arrondissement a son propre centre. On s’y sent moins perdu que dans une ville moins grande mais organisée autour d’un centre unique. »
Si l’on veut analyser plus finement l’influence qu’exerce Paris sur l’écriture de Jean Claude Bologne et aller au-delà des bénéfices qu’a pour un écrivain un environnement prodiguant à la fois bien-être et opportunités professionnelles, il importe, alors, de distinguer dans son œuvre les essais des textes de fiction. Pour les premiers, les avantages parisiens s’expriment surtout en termes pratiques : accessibilité des sources documentaires de première main dont il a besoin d’une part et, de l’autre, facilités de contact avec les maisons d’édition. Il y a cependant une part moins rationnelle d’attachement au lieu qui entre en ligne de compte : « Maintenant, grâce à Internet, je pourrais sans doute me débrouiller autrement, admet-il, mais toutes mes habitudes de travail se sont organisées à Paris autour des Archives nationales, de la BNF, où je continue de consulter ma documentation. » Quant aux fictions, romans et nouvelles, la manière dont l’ambiance parisienne les nourrit ne relève plus des commodités matérielles et varie beaucoup d’un texte à l’autre. Au point que son premier roman, La faute des femmes, doit parait-il davantage aux allers et retours en train qu’il a effectués entre Tours et Paris, le temps d’un bref intermède tourangeau, qu’à la capitale elle-même.
Propice au travail, Paris l’est aussi à l’éclosion et au développement des amitiés littéraires : Jean Claude Bologne y rencontre les futurs représentants de la Nouvelle Fiction, se lie étroitement avec eux – ils ont en commun une même conception de la littérature – puis, de là, se rapproche d’autres écrivains qui se rassemblent autour de Daniel Zimmermann. Ainsi s’étend et se consolide tout un réseau d’affinités amicales. C’était en 1992, soit dix ans après son arrivée en France. Et dix ans plus tard, il entre au bureau de la Société des gens de lettres, dont il était sociétaire depuis quelque temps déjà, pour en devenir deux mois plus tard le secrétaire général. Diverses responsabilités vont, sans discontinuer, lui échoir au fil des ans jusqu’à ce qu’il soit élu à la présidence en juin 2010. Belle consécration pour un auteur qui a dû apprendre sur le tas, parfois à ses dépens, de quoi ses droits étaient faits… Il traverse aujourd’hui son second mandat. Le poste est exigeant mais il s’y consacre sans demi-mesure car l’engagement n’est pas, pour lui, un vain mot. Il a cependant conscience des limites qu’impose l’écriture nécessaire : « J’ai pu m’investir à plein temps dans ce premier mandat parce que j’avais un manuscrit prêt pour la publication [Histoire de la coquetterie masculine – ndr]. Maintenant qu’il est sorti, je vais devoir travailler à l’écriture d’un autre livre. Cela signifie que, désormais, il me faudra trouver un autre rythme, adopter une sorte de mi-temps, ce qui ne sera pas facile car je suis un passionné ; quand je m’engage quelque part je veux aller jusqu’au bout, et tout maîtriser. »
La place de l’ange
À Paris, paradoxalement, Jean Claude apprend à cerner ce que c’est qu’être belge : « C’est normal d’être belge en Belgique. Tandis qu’à Paris, il me faut sans cesse expliquer, justifier certains de mes goûts, et donc en prendre conscience moi-même… » À force de voir s’ouvrir « des yeux ronds de visiteurs de zoo » quand il invitait des amis non belges à voir une pièce de Ghelderode ou une exposition de James Ensor, il a cessé de considérer comme « normales » ses dilections dont il sentait bien qu’il ne les partageait vraiment qu’avec d’autres Belges et, réfléchissant sur ce qui les fondait, il a identifié « un mélange détonnant de bon sens ancré dans le concret et d’échappées vers un merveilleux qui n’est pas tout à fait fantastique mais plutôt une façon de transcender le quotidien par la truculence, par l’outrance ou le délire. » Cet alliage, en général assez mal compris des Français,fonctionne comme un imparable signe de connivence entre Belges, un clin d’œil invisible qu’ils s’adressent presque à leur insu et grâce auxquels ils se reconnaissent. « Quand nous nous retrouvons, quelque chose remue en nous ; ce n’est pas vraiment d’ordre culturel mais une sensation profonde d’avoir des références communes qui favorise la sympathie ». De là à se constituer en cénacle, il y a un pas que les écrivains et artistes belges vivant à Paris n’ont manifestement pas franchi, du moins à la connaissance de Jean Claude Bologne : ils se côtoient « comme des pays sachant qu’ils ont les mêmes racines ».
Son « identité belge » ne saurait se comprendre sans y agréger le lien intime qui l’attache à Liège, sa ville natale, à qui il reconnait des parentes angéliques : quelque secrète disposition d’âme l’incline à associer « la sonorité du mot ange à celle de Liège ; je me méfie des jeux de sons mais entre ces deux mots, il y a des résonances qui me parlent ». Les anges, qui si souvent passent dans ses romans et nouvelles, pourraient-il être les symboles métamorphiques du lieu origine, les signes visibles dans l’œuvre de sa présence nodale dans la mémoire ?
Donc Jean Claude Bologne est profondément belge. Pourtant un petit bout de carton plastifie le désigne comme français… La faute en est à un cumul d’incompatibilités administratives : quand il a voulu, voici quinze ans, renouveler sa carte d’identité belge, il a essuyé un refus au motif qu’elle n’est pas obligatoire en France, que son permis de séjour lui suffit pour être en règle. Mais ce dernier n’a de valeur que sur le territoire français. Et la carte d’identité est obligatoire en Belgique… On l’invita à demander un passeport. « Un passeport pour rentrer dans mon propre pays ? Pas question ! J’ai trouvé cela tellement consternant que j’ai demandé la nationalité française pour obtenir cette carte d’identité dont j’avais besoin pour retourner en Belgique. » De cette situation ubuesque et blessante lui est néanmoins venue une petite lumière, éclairant mieux a ses yeux ce qui distingue les notions de « nationalité » et d’« identité ».
Sa carte d’identité française lui a aussi ouvert les portes des bureaux de vote et pouvoir accomplir son devoir électoral a été pour lui un grand soulagement : « À l’époque, un Belge à l’étranger ne pouvait pas voter, même dans son ambassade, sauf pour les scrutins européens. Une fois devenu français, j’ai enfin pu voter. En France bien entendu. Ce qui me convient : j’ai passé presque trente ans dans ce pays donc, politiquement, je me sens davantage français que belge. » Il n’en est pas moins sensible aux problèmes qui agitent la Belgique, tout en admettant les regarder « d’un œil plus français que belge ». Mais l’écriture est là. Par elle s’opère in fine l’ultime conciliation. Président d’une association littéraire majeure en France, élu à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique : l’œuvre littéraire a repris la main aux aberrations paperassières.
Harmonie
Le train entre en gare ; peu avant l’entretien est parvenu à son terme naturel et, quittant mon siège, je songe in petto que tout ce qui était à dire s’est harmonieusement inscrit dans le temps du voyage comme paraissent s’équilibrer, dans la vie de Jean Claude Bologne, identité et nationalité, essais et fiction, écriture et dévouement à la cause des auteurs au sein de la SGDL. Des phases non miscibles entre elles coexistent, s’enrichissent les unes les autres en un dépassement des antagonismes qui féconde une œuvre considérable dont la valeur est reconnue des deux côtés de la frontière. Modus vivendi, modus scribendi. Mais l’harmonie est une danseuse de corde toujours prête à basculer. Du glissement procède l’avancée et, sous le faux pas, la voie s’ouvre vers une hypothétique « langue des anges » ou serait renoué le lien entre signifiant et signifie, cette langue sacrée que Jean Claude Bologne aspire à retrouver en écrivant… avec le secret espoir de n’y point parvenir pour que de beaux textes soient encore à venir – pour que la vie soit, simplement…
Isabelle Roche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°169 (2011)