Peu d’auteurs sont aussi difficiles à classer que Jean Claude Bologne. Né à Liège en 1956, il a déjà publié une vingtaine de livres très différents les uns des autres. Sa production recouvre en effet des ouvrages historiques (Histoire de la pudeur, Histoire du mariage en Occident), neuf romans (dont La faute des femmes qui lui a valu le Rossel en 1989 et Le frère à la bague qui a pour personnage principal le frère de Voltaire), des dictionnaires spécialisés parus chez Larousse (sur les allusions littéraires, les allusions bibliques ou les expressions chiffrées), une biographie (Les sept vies de maitre Eckhart), de la correspondance (avec Werner Lambersy) et des livres de réflexion personnelle (Le mysticisme athée)… Deux nouveaux volumes viennent de grossir encore cette étonnante bibliographie : Requiem pour un ange tombé du nid, un roman habilement construit, et un passionnant ouvrage consacré aux évolutions récentes de la langue française : Voyage autour de ma langue. Autant d’occasions pour Le Carnet et les Instants d’interroger Jean Claude Bologne sur son travail d’écrivain, son rapport à ses lecteurs, sa conception de la fiction et son dernier roman.
Le Carnet et les Instants : Comment faites-vous pour écrire autant de livres sur des sujets aussi divers ? Certains d’entre eux vous demandent de nombreuses lectures. Vous travaillez tout le temps ?
Jean Claude Bologne : Je dois juste donner soixante heures de cours par an à l’université, ce qui me laisse du loisir. Je peux donc consacrer dix ou douze heures par jour à la lecture et à l’écriture. Et comme je suis évidemment incapable d’écrire dix heures par jour, j’alterne les deux activités. De plus, je travaille souvent sur deux livres à la fois.
Qu’est-ce qui vous demande le plus d’effort, vos romans ou vos livres de recherche ?
La recherche mobilise moins les neurones qu’un travail romanesque. Car, dans un roman, tout vient de moi.
Vos deux derniers livres ont-ils été écrits en parallèle ?
Oui et non. J’ai signé un contrat pour Voyage autour de ma langue il y a trois ans. Pendant un an, j’ai récolté un peu partout des expressions illustrant l’évolution récente du français. Puis j’ai commencé à rédiger mon texte de façon dispersée avant de resserrer mon propos sur la fin. Un roman ne s’écrit pas avec le même rythme. J’ai besoin de m’y tenir davantage et d’y consacrer un ou deux mois de façon intense : le premier jet doit être écrit d’une seule traite, sinon il manque de cohérence. Je laisse ensuite mon texte reposer avant d’y revenir pour le corriger. En revanche, l’écriture est précédée d’une longue période de maturation. Il y a dix ans que l’idée de Requiem pour un ange tombé du nid m’est venue. J’ai pris des notes de temps en temps pendant ces dix années. Car, comme ce roman se situe dans le milieu de l’entreprise, que je ne connais pas, je me suis informé auprès de mes amis.
Connaissez-vous vos lecteurs ? Sont-ils différents en fonction du type de livre publié ? Existe-t-il des inconditionnels qui lisent toute votre production ?
Les assidus, en dehors des amis et de la famille, doivent se compter sur les doigts d’une main. Mais c’est difficile à dire, car le réflexe d’écrire à un auteur se perd. Il y a dix ans, les écrivains recevaient plus de courrier de lecteurs anonymes qu’aujourd’hui. C’est dommage, car une lettre est une récompense et elle est plus significative que des chiffres de vente.
Dans vos trois derniers livres, vous faites référence, d’une manière ou d’une autre, à votre ouvrage Le mysticisme athée. S’agit-il d’un livre particulièrement important pour vous ?
Je déteste les messages, les maitres à penser et les idées arrêtées. Je ne souhaite pas que Le mysticisme athée serve de clé d’interprétation à l’ensemble de mes livres. Il raconte une expérience extrême dont j’ai eu besoin de parler. J’en ai d’abord fait des conférences. Et je me suis rendu compte que mes propos intéressaient ceux qui avaient vécu des expériences similaires. Je me suis donc laissé convaincre d’en faire un livre. Pour témoigner, pas pour transmettre une vérité. Il est vrai que, comme cette expérience m’a marqué, j’en parle souvent dans mes romans. Et Le mysticisme athée est le seul de mes livres qui continue à se vendre régulièrement longtemps après sa sortie.
Un polar à l’envers
Un des aspects les plus intéressants de Requiem pour un ange tombé du nid est sa structure (voir ci-dessous) : différentes voix sont juxtaposées, principalement celle d’Hervé, qui essaie de rétablir des faits survenus trente ans plus tôt, et celle de Louis, un de ses collègues, qui lui transmet les textes de fiction qu’il a écrits à partir des événements d’alors : nouvelles ou notes pour un roman jamais rédigé. Dans d’autres passages encore, votre livre devient un roman épistolaire. Pourquoi avoir opté pour cette structure complexe ?
Au début, je voulais faire un roman beaucoup plus simple, mais cela s’est compliqué en cours de route. Une de mes idées de départ était de faire un roman policier à l’envers. Au lieu de chercher le coupable, le lecteur cherche la victime. Ce principe m’a amené à concevoir un jeu de pseudonymes et il a fallu que j’emploie au moins deux voix : une qui se sert de ces pseudonymes et l’autre des noms réels.
Certains passages sont écrits en style télégraphique : ce sont des notes prises par Louis. Elles auraient dû servir de base à un roman, qui n’a jamais vu le jour.
En fait, j’avais rédigé ces passages de façon habituelle puis je les ai réduits en notes parce qu’ils étaient trop analytiques et brisaient le rythme du roman. Louis est un intellectuel, dans lequel je me suis identifié au début. Puis, petit à petit, je me suis rapproché d’Hervé, qui se révolte contre Louis. Je me suis révolté contre moi-même, contre mes penchants à l’analyse.
Vos deux livres parlent quelque peu de la littérature actuelle. Dans Requiem, Louis dit que les romanciers d’aujourd’hui rejettent la fiction. Pourtant, on n’est plus à l’époque du Nouveau Roman et les romanciers français racontent tout de même souvent des histoires…
Cela dépend de ce que l’on entend par « fiction ». Je me suis reconnu, il y a une dizaine d’années, dans les thèse de la Nouvelle Fiction selon lesquelles une histoire inventée en copiant la réalité n’est pas vraiment une fiction. Une fiction impose ses propres lois : le récit secrète ses propres règles sans reproduire celles du réel.
Par ailleurs, la fiction joue un rôle dans l’intrigue de Requiem. Pour Louis, elle est la seule éternité possible. Mais pour Hervé, elle représente un danger…
Hervé ne supporte pas d’être transformé en personnage de fiction par Louis. Dans la vie, nos actions sont le plus souvent inconséquentes, tandis que les actes d’un personnage obéissent à la logique de la fiction. Hervé se sent pris au piège de la fiction car elle lui impose une image de lui-même et menace sa liberté. De plus, Louis fait référence au mythe des chevaliers de la Table Ronde, ce qui l’amène à déformer la réalité. C’est contre cela qu’Hervé se révolte. Le personnage de Jean, qui est au centre des recherches qu’Hervé mène sur le passé, étouffait à cause de l’image que le groupe avait de lui.
Le sexe des anges
Mine de rien, il est souvent question de sexualité dans votre livre : « Les anges n’ont pas de sexe mais les démons bandent », écrivez-vous.
L’ange dans mon texte représente ce qui fait rêver l’homme…
Mais cette connotation asexuée ?
L’ange est différent pour chacun. Pour Jean, il est identifié à une femme : Christine. À force de parler d’elle, il donne une âme au bureau. Le mot âme doit ici s’entendre comme un concept, bien entendu… Cependant, après un moment, les collègues de Jean se mettent à douter de l’existence de Christine. Ils ont alors le réflexe d’imaginer que Jean est puceau ou homosexuel. Je me sens très bien dans la libération sexuelle de mon époque, mais il me semble réducteur de tout ramener ainsi aux valeurs sexuelles… Je suis conceptualiste à la façon d’Abélard, c’est-à-dire que je suis persuadé que les idées existent en tant que concepts : la preuve de leur existence, c’est qu’elles peuvent tuer. Pour Jean, Christine existe indépendamment de tout caractère sexuel : peut-être n’est-elle personne dans la réalité, mais elle est, au moins, un concept… Jean est imprégné d’elle et distribue son aura autour de lui. Cela suffit pour qu’elle vive dans le bureau : on ne demande pas la carte d’identité des anges.
Un essai et un roman
Dans Voyage autour de ma langue, Jean Claude Bologne s’attache avec délectation à la peinture des dernières évolutions de la langue française. Son point de vue est double : d’abord, il décrit les phénomènes en donnant force exemples puisés dans la littérature, la publicité, les journaux ou sur les ondes. Ensuite, il nous fait part de ses sentiments : telle évolution, lui semble être la manifestation de la vivacité et de la créativité d’une langue pleine de santé, mais telle autre l’inquiète car il y voit une perte de précision du français, une altération de sa nature ou une influence pernicieuse du modèle culturel américain. Parfois, c’est chez ses collègues écrivains que Bologne n’hésite pas à relever les errances langagières ou les tics contemporains : Tournier, Kristeva, Bobin, Angot, de Graeve et quelques autres sont ainsi montrés du doigt. Mais avec honnêteté, Bologne souligne ensuite des tournures comparables… dans ses propres romans.
Même s’il ne partage pas tous les jugements de l’écrivain, le lecteur est ébloui par la finesse de ses observations et la clarté de ses analyses. On ne lit plus et on n’entend plus le français contemporain de la même manière après avoir fait ce Voyage.
Dans Requiem pour un ange tombé du nid, Hervé, un cadre sur le point de prendre sa retraite, enquête sur des événements tragiques survenus trente ans plus tôt, en 1999 et en 2000, dans la société qui l’emploie. Sa mémoire est malade et il essaie de remettre de l’ordre dans ses souvenirs. Mais ses anciens collègues refusent de l’aider, sauf Louis, un intellectuel qui s’était inspiré des événements d’alors pour écrire des nouvelles ou des ébauches de romans. À travers la fiction, Louis a bien entendu remodelé l’histoire, notamment en changeant les noms des principaux acteurs. Plutôt que de simplement raconter les événements tels qu’il se les rappelle, il envoie tous ses textes à Hervé. Celui-ci essaie alors de les comparer à ses quelques souvenirs. Petit à petit, la mémoire lui revient, mais il se demande si Louis ne se plait pas à le manipuler… Toujours est-il que les faits concernent Jean, un collègue qu’Hervé admirait beaucoup : c’était le seul dans la société à conserver une vie sociale intense en dehors des heures de bureau, les autres étant dévorés par le travail. Toute la force de Jean lui venant de sa relation avec Christine, une femme dont il parlait sans cesse. Cependant, comme chacun brûlait de la connaitre, il trouvait mille excuses pour ne pas la présenter à ses collègues. Les mauvaises langues s’emparèrent de l’affaire : Christine existait-elle vraiment ? Ne s’agissait-il pas d’une couverture ? Que cachait Jean ?
Requiem pour un ange tombé du nid est un roman très habilement construit qui permet à Jean Claude Bologne d’explorer quelques-uns des thèmes qui lui sont chers.
Laurent Demoulin
Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°118 (2001)