Jean Claude Bologne : La drague millénaire

Jean Claude Bologne

Jean Claude Bologne

Sans doute l’inclination amoureuse demeurerait-elle une vaine virtualité si elle n’incitait à accomplir – ou tout au moins à désirer d’accomplir – le premier pas. Fatidique premier pas, le seul qui, dit-on, soit de quelque prix! Après avoir étudié l’Histoire du sentiment amoureux il était naturel que Jean Claude Bologne se penche sur les mille façons dont ce premier pas a été effectué au fil du temps. Depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, son Histoire de la conquête amoureuse* présente une pittoresque galerie de comportements, assortie d’analyses des plus éclairantes. Cette Histoire de… a une histoire, que l’auteur a bien voulu nous raconter. 

Pourquoi avoir choisi d’employer dans le titre le terme de « conquête » qui suppose une tentative menée à bien plutôt qu’ « approche », plus neutre et qui semble mieux correspondre au contenu du livre?
Jean Claude Bologne : Le titre d’un livre, et en particulier d’un essai, est choisi en concertation entre auteur et éditeur, comme tout ce qui touche à l’aspect extérieur du livre (couverture, bandeau, quatrième de couverture…). C’est normal : l’éditeur y engage son nom et son image au même titre que l’auteur. Pour moi, le meilleur titre est le plus simple, celui qui énonce le sujet, en l’occurrence l’histoire de la drague. Or, un tel sujet demande un minimum de précisions, que je donne en introduction. Au sens strict, la drague répond à un contexte précis, celui des années 1950 : libération sexuelle, émancipation de la femme, clubs de vacances, mixité dans les lycées, contraception… On ne peut l’utiliser dans un autre contexte sans explication. D’autre part, on ne peut dire sans sourire que don Juan contait fleurette, et pour le moyen âge, on doit recourir à des mots disparus (alourder, galer). J’ai donc pris le parti d’utiliser le mot drague dans un sens élargi. Cela ne pouvait se faire dès le titre. Il fallait une expression qui regroupe à la fois la drague de la fin du XXe siècle, le dating des années 1920, le flirt des années 1880, la cour romantique, la galanterie classique… Je regrette que le mot conquête fasse référence à un registre restreint, militaire, quand d’autres ont été exploités : la pêche (la drague désigne au départ un filet), la chasse… L’objection que vous soulevez a bien sûr été abordée. Le mot conquête désigne le plus souvent, mais pas toujours, une action accomplie. Mais d’une part, le mot approche est tout aussi insatisfaisant, car il présuppose que l’on se dirige vers un objet sans intention précise, et d’autre part, le mot conquête peut désigner une résolution ferme vers un but inaccessible, lorsqu’on parle de la conquête du bonheur, de la conquête du ciel… C’est cela qui m’a décidé, car cela élève la relation amoureuse au rang d’idéal difficile à réaliser.

Comment est né le projet de ce livre?
Le sujet — l’histoire de la drague — m’a été suggéré par l’éditeur, et c’est le défi d’élargir un concept moderne à une longue période qui m’a tenté. Si je l’ai accepté, c’est surtout parce qu’il entre dans la continuité de mes précédents livres. Pas seulement l’histoire du mariage, du sentiment amoureux ou du célibat, dont la proximité est évidente, mais dans le cadre global de mes préoccupations depuis vingt ans, dans les essais comme dans les romans : l’étude, à travers les âges, des interdits, des préjugés, des idées préconçues qui entravent l’action humaine. C’est un héritage de ma formation philologique et de mon intérêt pour la psycho-systématique de Gustave Guillaume. Je tente d’extrapoler à l’ensemble des comportements humains cette méthode destinée à expliquer des phénomènes linguistiques (le verbe, l’article). Pour moi, toute action — même instantanée — est le résultat d’une visée, d’une maturation infinitésimale. Les obstacles (ce que Guillaume appelait quantum interceptif) qui interceptent cette visée et empêchent l’action d’arriver à maturité sont ces préjugés issus de l’Histoire et de la société ; il importe de les lever pour retrouver une pleine liberté d’action. Dans le cas de la conquête amoureuse, l’importance du premier pas constitue un sujet passionnant dans cette perspective, car il s’inscrit depuis toujours dans le paradoxe de la spontanéité et de la technicité.

bologne histoire de la conquete amoureuse

Vous vous référez, tout au long du livre, à des sources extrêmement variées mais assez peu à l’iconographie. Pourquoi?
À cause de la multiplicité de ces sources, précisément. Enseignant l’iconologie médiévale, je suis sensible à ces sources, mais elles sont d’interprétation délicate : un tableau, une gravure montrent-ils le premier pas, ou le second, le troisième ? Et quels sentiments, quels préjugés (puisque c’est mon centre d’intérêt) expriment-ils ? Dans certains cas, ils constituent un appui précieux. Au XVIe siècle, par exemple, le passage du jardin domestiqué et clos à une nature ouverte et sauvage en arrière-plan des scènes de couple est symptomatique de l’évolution des conceptions amoureuses. Mais c’est par les textes qu’on pourra saisir celle-ci. Face à un sujet où tout peut devenir source, il faut aussi limiter son corpus pour ne pas tomber dans les généralités. Mon corpus de base a donc été les manuels de séduction, peu exploités, et que je pouvais raisonnablement maîtriser. J’en ai consulté plus de cent dix, depuis L’Art d’aimer d’Ovide jusqu’en 2007. Les autres sources, iconographiques, littéraires, scientifiques, historiques (mémoires, journaux intimes, archives judiciaires…) complètent ou illustrent ce corpus de base. Ma problématique a été de voir si ces conseils étaient ou non appliqués, utilisés ou non par les romanciers, s’ils naissaient d’expériences de séducteurs ou de situations romanesques…

En plusieurs endroits, il m’a semblé que, pour étayer vos analyses, vous placiez sur un plan identique œuvres littéraires et documents – par exemple lorsque vous écrivez, à propos d’une aventure relatée par Jean-Jacques Rousseau dans Les Confessions: « Aventure ratée, dont auraient ri Valmont ou Lovelace ». Est-ce à dire que les informations que vous puisez dans ces deux types de sources ont pour vous le même degré de pertinence?
Oui, du moins dans la problématique que j’ai définie. Il ne s’agit pas d’élever une source littéraire au rang de source historique, mais de comprendre la manière dont fonctionnent les préjugés et les lieux communs comportementaux. La littérature est souvent plus perspicace que les témoignages directs, qui sont par ailleurs sujets à caution. On écrit ses mémoires pour se justifier ou pour se donner un beau rôle que l’on n’a pas forcément joué. On a renoncé à croire que Rétif de la Bretonne a eu autant de conquêtes qu’il s’en attribue, et les mémoires de Marie Lafarge ou de Clémence Badère sont avant tout des plaidoyers. Le journal, écrit sur le vif, est moins sujet aux reconstructions, mais à part d’heureuses exceptions (Marie Bashkirtseff, Catherine Pozzi), il s’intéresse peu au premier pas. Mais derrière la fiabilité de ces informations, ce qui m’intéresse est leur témoignage sur les mentalités, les attitudes, les conceptions de l’époque… Et en cela, les sources littéraires sont aussi précieuses que les sources historiques.

Cette Histoire de la conquête amoureuse  « s’arrête au seuil de la chambre », écrivez-vous. Est-ce à dire que le prochain essai historique que vous publierez franchira ce seuil?
Non. Ce ne sont pas mes projets immédiats, et cela concerne l’histoire de la sexualité, un des sujets les plus rebattus et pour moi les moins intéressants. Je ne m’y risquerai pas après Michel Foucault. Je pense par ailleurs qu’il n’y a plus de place aujourd’hui pour aborder un tel sujet de manière sérieuse. La pression serait trop forte d’en faire un livre commercial. J’aime au contraire les sujets qui restent à la frange des comportements : la pudeur, le premier pas amoureux…

Après avoir examiné d’aussi près les techniques d’approche que mettent en œuvre les dragueurs, vous est-il apparu qu’il y avait des similitudes entre elles et l’attitude du romancier par rapport à sa démarche d’écriture? Peut-on dire, par exemple, qu’un romancier « drague » son sujet, ou son public?
J’ai effectivement une carrière de romancier distincte de celle d’essayiste, même si j’ai essayé de dégager un « tronc commun ». Un roman est une œuvre individuelle, dans laquelle je ne suis prêt à aucune concession, ni envers un éditeur, ni envers un lecteur virtuel. Je compte même m’y délivrer de mon propre regard, de cette identité sociale que nous nous construisons tous, pour débusquer en moi des comportements qui ne sont pas arrivés à la conscience et des préjugés dont je me crois débarrassé. Il n’y a place, en cela, pour aucune forme de séduction. Votre question aurait un autre sens vis-à-vis de l’essayiste. Un essai s’adresse à un lecteur. Je me sens dès lors astreint à une double politesse. D’une part aborder dans mes livres des sujets qui me semblent importants et intéressants — pourquoi sinon demander à un lecteur de consacrer du temps à les lire ? D’autre part, rester accessible — si l’ouvrage est refermé sur lui-même et que le lecteur le laisse posé sur une table comme un objet, l’avoir écrit n’aura servi à rien. Le roman appartient en priorité à la fonction poétique ou émotionnelle de la langue, et l’essai à la fonction référentielle. Bien sûr, dans l’un comme dans l’autre il s’agit de trouver le juste compromis, et il ne peut être le même dans l’Histoire de la conquête amoureuse ou dans Le Mysticisme athée. S’agit-il pour autant de drague ? Il y a dans ce mot une idée de compromission et de tromperie qui ne correspond pas à ma conception de l’essai historique : on n’arrange pas l’Histoire pour flatter le lecteur.

Jean Claude BOLOGNE, Histoire de la conquête amoureuse, de l’Antiquité à nos jours, Seuil, 2007

Isabelle Roche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°149 (2007)