Depuis L’Homme fougère en 2004, Jean Claude Bologne a publié de nombreux essais mais point de fictions, si l’on excepte le recueil de nouvelles paru en 2008 au Grand Miroir, Le marchand d’anges. Aussi la publication de L’ange des larmes – roman foisonnant, ancré dans l’Histoire sans être historique, convoquant anges et démons sans être fantastique et traitant du Bien et du Mal sans être philosophique – attire-t-elle l’attention avec une force qui ne doit pas tout aux seules qualités de l’œuvre. Car un écrivain ne rompt pas si brillamment un long silence romanesque sans que cela ait quelque retentissement. Ni sans que l’on s’interroge…
L’ange des larmes a-t-il été particulièrement lourd à porter ? Les divers essais ont-ils représenté une charge de travail telle que l’écriture d’un roman devenait impossible ?…
Jean Claude Bologne : Rien de tout cela. Mais entre 2002 et la fin de l’année 2008 j’ai été secrétaire général de la Société des Gens de lettres, une fonction qui ne me permettait pas de rester un mois entier sans me manifester. Or pour écrire un roman, j’ai besoin de m’immerger dans un univers, d’être plongé dedans jour et nuit et de pouvoir me consacrer entièrement à l’écriture pendant la rédaction du premier jet, qui dure de un à deux mois. Je n’ai donc pas écrit un seul roman pendant ces six années ; si L’Homme fougère est sorti en 2004, c’est parce que le manuscrit datait d’une période antérieure. Mais l’écriture romanesque m’a beaucoup manqué, et je m’y suis remis aussitôt après avoir quitté le secrétariat général – ce qui m’a rendu profondément heureux ! L’écriture de L’ange des larmes s’est étalée sur toute l’année 2009. Ce n’est pas un roman très volumineux ; la première phase de rédaction ne m’a pas demandé plus d’un mois. J’ai ensuite laissé le texte reposer pendant deux ou trois mois, puis je l’ai saisi sur ordinateur en le construisant différemment. J’ai à nouveau laissé en repos pendant plusieurs mois, à la suite de quoi j’ai donné la version tapée à mon éditeur. Fort de ce que m’avaient apporté ce temps de décantation et des remarques formulées par l’éditeur, j’ai tout repris et rédigé la version finale, qui a été bouclée en décembre.
Quel a été le point origine de ce roman ?
Comme tous mes romans, celui-ci résulte d’un conglomérat de diverses choses qui ont longtemps flotté dans mon esprit – quand je dis que j’écris rapidement le premier jet, cela signifie qu’en amont, le roman a mis un certain temps à mûrir mais qu’une fois la pomme mûre, elle n’attend pas six mois pour tomber… Ici, l’étincelle de départ a été un fait divers trouvé dans un journal du XIXe siècle : à la Noël 1873, un étudiant en droit s’est tué en se plantant dans le cœur le couteau de Ravaillac. Dans l’article figurait aussi la généalogie du couteau. J’ai aussitôt pensé que ce serait un excellent sujet de roman. Mais un bon sujet ne suffit pas à faire un bon roman. Cette anecdote est restée en moi jusqu’à ce qu’elle croise ce paradoxe évangélique qui m’a toujours amusé : le Christ a dit à saint Pierre « celui qui use du glaive périra par le glaive » or saint Pierre a été crucifié… c’est donc la seule prophétie du Christ qui ne s’est pas accomplie. Un jour je me suis dit que Pierre étant pêcheur, il n’avait aucune raison de porter un glaive. En revanche, il devait avoir un couteau… et aussitôt le lien s’est établi avec celui de Ravaillac. La base du roman était là : j’ai repris telle quelle l’anecdote du journal, ainsi que la généalogie du couteau – mais j’ai déplacé les faits en novembre 1873 et modifié le nom de l’étudiant qui, de Philippe de M…, est devenu Pierre de Mousquy.
J’ai proposé ce sujet à un ami qui dirige la collection « Interstices » chez Calmann-Lévy – je suis très sensible au nom des collections ; « Le Souffle des mots » m’a attiré chez Larousse, et « Interstices » chez Calmann-Lévy… Cela lui a plu et, à cette base, se sont ajoutées l’intention que j’avais depuis longtemps d’aborder la question du Bien et du Mal de manière plus mythique que philosophique, et cette préoccupation, elle aussi ancienne, de la rupture entre le Haut et le Bas, entre l’Absolu et ce qui doit s’incarner dans le monde matériel. Une fois posés ces grands thèmes, il m’a fallu assumer les périodes historiques choisies et, avant de commencer à rédiger, je me suis documenté. Peu sur l’assassinat d’Henri IV et uniquement d’un point de vue factuel car ce début du XVIIe siècle ne me parle pas énormément, à l’inverse de ce mois de novembre 1873 : cette période où la France hésite entre la tentation monarchique et la République me passionne, comme toutes les périodes de transition. Il y avait là un moment de crise de l’Histoire qui correspondait aux psychologies des personnages que je voulais mettre en scène. Je me suis lancé dans la lecture des journaux de l’époque, d’où j’ai tiré une foule de petits détails dont j’ai parsemé le roman – par exemple la violette de Parme de la maison Pinaud et Meyer. D’autres événements ont fait jouer des ressorts romanesques, tel l’incendie de l’Opéra, qui a incité Garnier à achever les nouveaux bâtiments abandonnés après la Commune, alors qu’il songeait plutôt à reconstruire les Tuileries. Garnier est ainsi devenu un personnage central, parfait représentant de cette hésitation entre monarchie et république, alors qu’au départ il ne devait être qu’un personnage secondaire. Puis ces éléments se sont agrégés à ceux qui constituaient déjà la structure fondamentale du récit – l’expression « Et si… », ou l’œuvre de Baudelaire qui a engendré une multitude d’allusions.
Parmi les personnages du roman, on trouve un archange, Cassiel, et un démon, Téragon. Ont-ils une origine traditionnelle attestée ?
Non. Cassiel n’apparaît à ma connaissance dans aucun texte ancien ; il n’est pas un archange traditionnel. Son nom semble avoir été inventé par Wim Wenders pour son film Les Ailes du désir, mais en dehors de cela, je ne sais pas grand-chose de lui. Un ami proche, Otto Ganz, qui a appelé son fils Cassiel, m’a dit « C’est l’ange des larmes ». Cette appellation m’a aussitôt parlé, au point de devenir le titre du roman. Quant à Téragon, c’est l’anagramme de Nogaret, le nom d’un mignon d’Henri III passé au service d’Henri IV, et qui se trouvait effectivement dans le carrosse royal lors de l’attentat de Ravaillac. J’ai puisé cette anagramme dans un petit pamphlet de la fin du XVIe siècle où Henri III est présenté comme un invocateur de démons lié à ce Téragon. Mais ce pamphlet est le seul texte que je connaisse où ce nom est mentionné.
L’histoire du roman revient, in fine, à un face-à-face Cassiel/Téragon. Pourtant, on ne peut par parler de véritable affrontement car l’un et l’autre semblent se confondre dans leurs inclinations respectives, ce qui invalide l’opposition entre le Bien et le Mal…
C’est vrai… Cassiel et Téragon s’emmêlent parfois les pinceaux ; il arrive que l’un fasse le travail de l’autre tout simplement parce que tous deux croient en l’absolu, celui du bien ou celui du mal – or il s’agit nécessairement d’une même valeur puisque, s’il y avait plus d’un absolu… ce ne serait plus l’absolu. Aussi la fracture me semble-t-elle plutôt se situer entre l’absolu et le compromis, entre la modération et l’excès, qu’entre le bien et le mal. Entre l’archange et le baron d’enfer, d’un côté, les anges et les diablotins, de l’autre. D’ailleurs je n’ai jamais pu adhérer aux concepts bien délimités ni m’appuyer sur de grands mots comme le bien, le mal, le vrai, le faux… tout cela me semble non seulement illusoire mais terriblement dangereux. Pour moi, l’Histoire et le roman sont de formidables écoles de tolérance. L’Histoire parce que l’étudier apprend que tout a existé, le roman parce que pénétrer dans l’esprit d’un personnage empêche d’en faire un être totalement bon ou totalement mauvais. Un monde entièrement régi par le bien ne peut pas exister – ou aboutirait à l’apocalypse.
Dans l’entretien paru dans le n° 156 du Carnet et les instants vous dites : « Dans tous mes romans, il ya au moins une page qui m’a échappée, qui est née du livre même, ou d’un instant d’oubli de soi. C’est pour cette page que j’écris. » Quelle est cette page dans L’ange des larmes?
Il y en a plus d’une ! La conversation entre Pierre et Garnier, sur le balcon, ou bien l’arrivée de Pierre chez son oncle Philibert, sont de ces passages qui m’ont totalement échappé… Quant à la scène d’apocalypse, elle s’est imposée à moi ; les images se présentaient spontanément et le roman s’est mis à fonctionner tout seul sans que j’aie besoin de recourir aux « chausse-pieds » narratifs. Ces passages sont extrêmement jubilatoires à écrire. Et ils sont en effet plus nombreux dans L’ange des larmes que dans mes romans précédents…
Serait-ce le résultat de ces six années de frustration romanesque ?
Peut-être…
Propos recueillis par Isabelle Roche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°161 (2010)