Jean Louvet : l’homme qui faisait revenir les morts

Jean Louvet

Jean Louvet

En prévision d’un spectacle en plein air qui doit se dérouler au Val Saint-Lambert (Seraing) en août 1993, le Théâtre de l’Échappée a commandé à Jean Louvet une pièce sur Simenon. Louvet de La Louvière, Simenon de Liège et de partout : peut-on imaginer deux écrivains plus différents ? Et pourtant…

Le Carnet et les Instants : Pourriez-vous m’expliquer la ligne que vous suivez dans l’élaboration de votre pièce ?
Jean Louvet :
Il y a plusieurs plans. Tout d’abord la petite bourgeoisie, une configuration sociale très écartelée dont Simenon va s’efforcer de s’émanciper. La mère, à cet égard, ancienne riche, déchue, va jouer un rôle important. Puis, il y a la relation œdipienne à laquelle Simenon tente d’échapper en abandonnant sa mère, et le sentiment de culpabilité qu’il éprouve vis-à-vis d’elle. Il a la certitude que sa mère ne l’aime pas, qu’elle lui préfère Christian, son cadet. Enfin il y a l’écriture, la relation entre ce contexte d’origine problématique et le métier d’écrivain. Le point d’intersection entre ces différents plans, le fil rouge de la pièce, c’est la souffrance de Simenon. Le titre actuel de la pièce, mais je ne crois pas qu’il soit définitif, c’est « Simenon souffrance ».

Et comment traitez-vous la relation avec la mère, dans la pièce ?
Eh bien, à la fin, j’ai envie d’une réconciliation. Une sorte de lettre à mon fils comme il a écrit une Lettre à ma mère. Je pense aussi au tableau final, où Simenon appelle Teresa, sa dernière femme, celle avec qui, je crois, il a connu la paix. Il transporte le cadavre de sa mère sur son dos, il appelle Teresa et il dit « Je t’aime. Enfin je l’ai dit ». Et il part avec sa mère.

Il semble que Simenon relie implicitement sa « vocation » littéraire au personnage du père.
C’est un poète qui arpente la ville comme un métronome, qui a dans la tête toutes sortes de musiques religieuses. Oui. Mais Simenon va aussi se recréer un père de papier dans Maigret, son enfant et son père en même temps. C’est le père Maigret qui règlera le problème social en étant un « raccommodeur de destinées », c’est-à-dire un homme qui, dans cette société de classes, va faire la paix avec cette haine, ces luttes sociales que Simenon a connues pendant son enfance ? Maigret est un arrangeur. « J’ai rêvé, enfant, d’un homme qui serait comme un prêtre ».

Simenon est un personnage tout à fait réactionnaire sur le plan politique, mais on sent que même son œuvre est tendue de contradictions à cet égard. Je pense à l’attentat anarchiste qui préside à la naissance de Pedigree, par exemple.
Tout à fait. D’ailleurs il se prétendait anar, révolté, rebelle. Il y a une réplique que je viens d’écrire où il dit »Ni Freud, ni Marx, ni Dieu, ni Maîre ! Je suis l’homme nu, désarmé, retranché dans cette terre de colère ».

Alors qu’il ne l’était pas, anarchiste.
Non. Bien sûr. Jacques Dubois dit de lui que c’était une sorte de social-démocrate à la belge, et je suis assez d’accord avec lui. Il ne croit pas à la révolution. Ni au fascisme d’ailleurs. C’est un individualiste.

Son gout pour la tragédie

Parce qu’au départ, c’est assez étonnant qu’un homme comme Louvet se penche sur un homme comme Simenon. C’est donc la part affective, familiale, qui vous mobilise surtout.
Oui. La mère. Mais il y a d’autres choses. Simenon a été un homme hanté par le théâtre. C’est très curieux. Il parle beaucoup de théâtre, notamment dans L’âge du roman. Alors que comme romancier il va renouer avec le 19e siècle, ce qui l’intéresse au théâtre, c’est la tragédie. Je dirais même la tragédie antique. Il dit « Le roman est la forme moderne de la tragédie ». Il emploie beaucoup d’images significatives à cet égard, les masques, etc. On pourrait presque dire que j’ai accompli ce qu’il n’a pas fait !

Et son gout pour la tragédie, vous le mettez en relation avec son expérience personnelle ?
Oui. Il n’a pas été aimé de sa mère. Il a perdu sa fille. Sa vie affective et sexuelle n’est pas claire. Puis, c’est un homme qui a toujours craint de devenir fou, ou d’être un raté. C’est un homme hanté par l’échec pour qui l’écriture est un garde-fou. J’ai déjà dit moi-même : « J’ai écrit pour ne pas tuer ». C’est assez banal. On sait qu’il y a un rapport au meurtre dans l’écriture. Il y a de cela chez Simenon. On connait sa conversation avec Chaplin où il dit : « Nous sommes des psychopathes mais nous en vivons ». Il fait lui-même sa propre analyse dans l’écriture. Et toute sa problématique, il la projette dans ses personnages. Notamment ce personnage-type très bien décrit par Jacques Dubois : un être qui a toujours vécu retranché dans ses habitudes, dans un univers feutré, ordonné, qui rencontre subitement un petit caillou… Et c’est la déviance. Il arrête tout, il s’en va, il quitte sa femme, il vole, il tue… La transgression sociale s’incarne dans toute une série de personnages déviants : petits maquereaux, prostituées, escrocs…

La famille et les autres

Les personnages de votre pièce, justement, quels seront-ils ?
J’ai pris des personnages de fiction, Maigret bien sûr, et des personnages-types, comme le clochard et la prostituée. Puis il y a les personnages réels, le père, la mère.

Il y a plusieurs Simenon, d’âges différents ?
Il semble que oui. Je vais écrire un tableau où intervient un Simenon jeune. Dans sa problématique, déviance, folie, avènement du père qui réconcilie les classes, sublimation, il y a un point qui m’intéresse beaucoup, c’est le retour à l’enfance, le « lost paradise », qui est le secret d’une vie. Mais dans ma pièce, Simenon en parlera de manière détournée, à travers une série d’impressions, d’atmosphères, le chaud, le feutré, le temps qu’il fait. Il y a là tout un code qui cache à peine ses souvenirs. On peut donc imaginer un acteur jeune, avec lequel Simenon s’entretiendrait, qui serait son enfance. Cette problématique me passionne, ce regard étonné sur le monde, ce regard adamique, celui du premier homme.

Le frère jouera-t-il un rôle dans votre pièce ?
Je consacrerai un tableau à une conversation entre Georges et ce frère qu’il n’aimait pas. C’est un point délicat. Il y a deux frères, l’un Georges, a tout pour devenir un écrivain fasciste, sa situation sociale est assez éloquente. Mais il sublimera tout dans l’écriture. L’autre, Christian, démuni et n’ayant pas le talent de son frère, s’inscrira au parti. Il sera impliqué dans le massacre de Charleroi. Une des victimes du frère, un prêtre, participe au tableau.

Et Georges, comment réagit-il ?
J’aimerais lui donner l’occasion de se défendre, de s’expliquer.

Cela vous plait, ça. Vous avez un peu envie de le sauver, Simenon.
Non. Mais ses contradictions me préoccupent. Autant il avait du génie pour parler des êtres humains, autant il était aveugle quant aux grands problèmes collectifs du 20e siècle.

Conversations avec les morts

Cette lettre de réconciliation entre la mère et le fils me fait penser à une de vos pièces, Conversation en Wallonie.
Moi, j’ai fait revenir mon père du royaume des morts, comme dirait l’autre. Simenon l’a fait aussi. Il a écrit cette lettre. Cela me plait qu’elle lui réponde. Je voudrais créer cette scène qui n’a pas eu lieu. Donner lui-même cette explication qui n’a pas été donnée. Mais moi, mon père, je n’ai jamais écrit qu’il ne m’aimait pas. Simplement il ne me l’a jamais dit. Ni moi non plus. Finalement, vous savez, c’est un peu la même structure.

Et puis, entre Simenon et sa mère, ce n’est pas seulement un problème affectif. C’est aussi un le ferment d’une destinée sociale, et Simenon le sait.
Oui. Simenon, c’est sa mère aussi. À cet égard il n’aimait pas l’argent, il n’aimait pas les riches, mais il n’aimait pas être pauvre ! Il n’estimait pas suffisamment la bourgeoisie, Simenon, pour devenir un écrivain bohème, mourant de phtisie, dans un grenier à Paris. Il n’a pas voulu lui donner ça, à la bourgeoisie. C’est bien…

Votre pièce s’inscrit dans la lignée des grands morts de la Wallonie. Vous aimez converser avec les morts.
C’est vrai. Il y a eu Julien Lahaut, maintenant Simenon, il y a eu Defuisseaux, le Borain, le républicain socialiste… Donc, je poursuis. Après coup, je me suis dit : en voilà encore un ! Mais enfin celui-ci, c’est un écrivain. Il est beaucoup plus proche de moi.

Françoise Delmez


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°78 (1993)