Nous n’avions guère eu, jusqu’à présent, l’occasion d’évoquer dans nos colonnes l’œuvre de Jean Muno, pourtant de première importance. La recréation de Caméléon, au Théâtre du Rideau de Bruxelles, dans une adaptation et une mise en scène de Patrick Bonté, nous fournit le prétexte rêvé pour revenir aux livres et cerner les tours et détours d’une carrière littéraire bien singulière.
Prendre un pseudonyme, pour un écrivain – on en dirait tout autant d’un peintre, d’un musicien, ou même d’un simple quidam – n’est jamais purement fonctionnel, et le choisir n’est jamais aléatoire. Il y a au moins ce désir d’une autre identité, celle du « créateur », détachée de l’individu « réel » ou « social ». Cette manœuvre qu’on voudrait qualifier de décollage, en ce qu’elle vise autant à séparer deux images initialement confondues qu’à prendre son envol vers une destinée non plus dictée mais librement choisie. Ainsi Jean Burniaux signe-t-il Jean Muno les textes qu’il publie à partir de la fin 1955, empruntant le toponyme d’un village gaumais où, enfant, il passa plus d’une fois en famille les « grandes vacances ». L’ambiguïté n’est pas absente de ce geste. Muno voudrait rompre avec Burniaux (le père enseignant, écrivain, académicien), mais le lieu de vacances, aussi chargé soit-il de souvenirs intimes, n’est-il pas dès l’origine le choix de ce père si encombrant ?
Et puis, Muno n’est pas loin de mono (grec « seul »), de nemo (latin « personne »). Longtemps, le manuscrit du livre qui sera publié sous le titre Histoire exécrable d’un héros brabançon s’intitulera Le munologue, formule elle aussi équivoque puisque d’une part elle fait référence au genre théâtral du monologue, mais semble d’autre part désigner un hypothétique spécialiste de l’écrivain Muno – à savoir lui-même, si du moins l’on en juge d’après la signature du volume… Images hésitantes, masques superposés, mises en scène, l’imbroglio n’est pas mince, encore accentué par l’inefficacité partielle du pseudonyme. « Durant des années, alors que je publiais sous le nom de Muno, la critique belge s’est obstinée à rappeler que je m’appelais Burniaux, fils de Constant […] À quoi bon prendre un pseudonyme dans ces conditions ? » (dans Français 2000, n°109-110, 1986).
Les maques et la plume
Les récits de Jean Muno, précisément, font une part insigne au thème de la théâtralité, on voudrait dire de la duplicité. Ainsi Le joker, où le héros se complait puis s’empêtre dans un emploi d’antiquaire mondain qui s’avérera finalement un contre-emploi. Ainsi la boutique de Marie-Sophie dans L’iguane, petite scène étriquée où la patronne exécute jour après jour un ballet bien réglé. Ainsi dans L’hipparion la scène du marchandage de l’animal ou la discussion orageuse avec Madame Fugue. Et que dire de Ripple-Marks, transposé à la scène par Patrick Bonté sous l’appellation de Caméléon ? Et de Jeu de rôle (jeu si peu drôle…), dont le seul titre donne la synthèse fulgurante de ce qui fut pour l’auteur comme pour l’homme une véritable hantise : jouer le jeu, ne pas le jouer ? De Calderon à Ghelderode en passant par Balzac ou Ensor, c’est toute une vision du monde comme théâtre, de la réalité comme masque, de la vie humaine comme comédie que reprend et ravive l’œuvre de Jean Muno.
Mais il s’agit chez lui bien plus qu’un simple thème littéraire artistement traité par un moraliste désabusé. À l’évidence, le modèle parental – paternel mais aussi maternel – le téléguide plus fortement qu’il ne voudrait, et s’il l’assume, c’est avec un mélange instable de mimétisme et d’insatisfaction : carrière de professeur, d’écrivain, de critique littéraire, d’académicien… Aussi a-t-on pu dire de Muno qu’il n’a cessé, au fil de ses livres, de régler ses comptes avec son propre passé. Quand le désir de l’autre a pesé si fortement dans la constitution même d’un être, celui-ci n’est-il pas condamné à chercher de manière épuisante et incessante son désir propre, menacé de ne jamais le trouver ? « Écrire contre le Système revient pour moi, précisément, à écrire contre mon père et ma mère qui, depuis l’enfance, incarnent à mes yeux exemplairement ce que le Système engendre de plus odieux » (entretien paru dans Phénix n°7, 1986).
Une carrière littéraire, pourtant, n’est pas réductible à tel ou tel antécédent psychologique. Il est généralement admis que celle de Jean Muno prend un tournant décisif avec Ripple-marks (1976) – le titre dans une langue étrangère semblant déjà proclamer, à lui seul, une rupture décisive. Pour Jacques De Decker, ce livre « marque, avec une maitrise évidente, un palier, un aboutissement » (Le Soir, 1976). « Méditation dévastatrice sur tous les conformismes, doublée d’une mise à jour des conditions psychologiques de la création romanesque, farce virulente qui n’épargne aucune idée reçue, ce livre totalement libéré peut être considéré comme le texte-charnière de toute l’œuvre » (Alphabet des lettres belges de langue française, 1982). Par son égotisme explicite, son âpreté, son écriture plus incisive, Ripple-marks vient en effet ponctuer fortement une production romanesque (Muno n’a jamais publié de poésie) jusque là sans relief très accusé : Le baptême de la ligne (1955), Saint-Bedon (1959), L’hipparion (1962), L’homme qui s’efface (1963), L’île des pas perdus (1967), Le joker (1972), La brèche (1973), récits auxquels s’ajoutent quelques pièces de théâtre radiophonique.
Écrivain populaire
Car Jean Muno, à ses débuts, visait plutôt une carrière d’écrivain populaire. « Logique avec moi-même, cherchant à toucher un public réel, j’écrivains donc des nouvelles pour des magazines populaires, des pièces pour la radio (…) J’ai décidé d’écrire un roman. Ironique, drôle. On y retrouverait, transposée, mon expérience de professeur débutant. Je pensais à Paul Guth, Daninos, Gabriel Chevallier avec qui j’étais en correspondance ? Qu’on pense ce qu’on voudra de ces références d’époque – avec le recul, elles me surprennent moi-même – mais elles attestent en tout cas de mon peu de gout pour le succès d’estime et pour les hiérarchies consacrées par l’université, d’où je venais de sortir. Sans doute suis-je quelqu’un qui se définit par réaction » (Français 2000, n°109-110, 1986).
Ce qui rebute le jeune romancier, c’est donc bien le « succès d’estime » dont se contentent bon an mal an beaucoup d’écrivains belges, dont les livres ne quittent guère le cercle des confrères, des critiques littéraires et des professeurs.
Avec Ripple-marks, tout se passe comme si Muno trouve son style au moment où, ayant à suffisance brassé sur le mode de la pure fiction les thèmes qui lui sont chers, il décide de changer de genre et d’entreprendre un récit au « je » qui ressemble à un journal intime – avec tous les risques conséquents de paraitre glisser dans l’autobiographique, sinon dans le jeu de la vérité. Un tel virage n’est pas de pure circonstance : Ripple-marks sera suivi d’un autre livre-phare, Histoire exécrable d’un héros brabançon (1982), dont l’auteur croit utile de préciser : « ce roman n’est pas littéralement autobiographique dans la mesure où je me suis efforcé d’exprimer des situations vécues à travers des épisodes ou des détails qui sont interprétés » (Autour de ma chambre, entretiens d’Anne-Marie La Fère et André Janssens avec onze écrivains et un peintre, 1984). Paradoxalement, ces deux volumes qui ne se voulaient pas particulièrement « populaires », tant s’en faut, sont probablement les deux titres de Muno qui connaitront le succès le plus grand.
On ne peut s’empêcher de penser ici à un autre pan de l’œuvre munolienne, celui des récits fantastiques, par nature aux antipodes du réalisme : Histoires singulières (1979), Histoires griffues (1985) et quelques autres. Quelle logique sous-terraine unit ces deux volets apparemment contradictoires ? Les histoires « singulières » ou « griffues » seraient-elles de camouflage, ou même de pure évasion ? Les fonctions, à l’évidence, est d’une tout autre nature. Les récits de type autobiographique font courir à leur auteur le danger de tourner en rond dans les mêmes souvenirs, les mêmes scènes, les mêmes réflexions. C’est un genre qui n’est pas éternellement renouvelable, nul doute que Muno s’en est rendu compte sans tarder. En regard, les nouvelles fantastiques permettent de « métaphoriser » certaines obsessions, certains thèmes plus ou moins conscients, d’en déployer narrativement les potentialités, les résonances, les interrelations. Paer contre, elles ne sont pas faites pour toucher un large public : chacun sait que le fantastique n’est pas le genre le plus commercial qui soit…
Inextricablement aux prises avec son propre passé, Jean Muno s’est donc tracé, du moins à ses débuts, un « plan de carrière » bien précis, de nature croyait-il à le différencier non seulement du modèle paternel mais de toute une « classe » littéraire belge vouée à une semi-confidentialité. De type humoristique, ses premiers romans toutefois ne réussissent pas à lui donner cette consécration française dont il avait initialement rêvé, de telle sorte qu’il se résout à publier en Belgique, plus précisément aux éditions Jacques Antoine : ainsi parait, précisément, Ripple-marks. Le risque pris de « retomber » dans l’étroit milieu belge coïncide donc avec un processus en quelque sorte catalytique, l’accès à une écriture forte et originale. Moment qui ouvre, en même temps la possibilité du récit autobiographique et celle du récit fantastique. Ainsi Muno semble-t-il avoir « trouvé », involontairement en quelque sorte, ou du moins dans une direction imprévue, le moyen de s’affirmer comme un écrivain redevable à lui seul de ses propres écrits.
Daniel Laroche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°116, 2001