Vent d’Est : Jean-Philippe Toussaint et le Japon, dix ans d’une amitié

Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint

En septembre dernier, le ministre Pierre Hazette remettait le prix de la traduction littéraire 2000 à Kan Nozaki pour son œuvre de traduction et de diffusion en japonais de l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint : plus de 120.000 exemplaires vendus pour La salle de bain ou Monsieur… Kan Nozaki revient sur cette aventure qui est devenue une histoire d’amitié.

C’est Monsieur Iké (si l’on traduit en français : Monsieur Étang) qui fut à l’origine de tout. Au bout d’un quart de siècle de carrière dans la grande maison d’édition Shueisha (approximativement : maison où se réunissent les intelligences), carrière exemplaire, pleine d’exploits éditoriaux dont, notamment, la publication de l’édition japonaise de Playboy qui avait marqué toute une génération, surtout masculine, M. Iké se vit confier la section littérature étrangère qui était depuis longtemps sur le déclin. Nommé directeur de la section, M. Iké projeta de relancer surtout la littérature française. Parce que c’était sa première ambition : jeune licencié ès lettres et spécialiste du roman français, il voulait dès le début de sa carrière se vouer à  ce domaine. Après un très long détour plus journalistique que littéraire, il était revenu à sa vocation originaire. Dès son avènement à la tête de la section, il prit donc contact avec des journalistes français qui lui proposèrent de nombreux ouvrages. Son attention fut attirée par un livre racontant l’aventure d’un jeune homme qui vit enfermé dans sa salle de bain. Il ne l’aurait pas lu par lui-même. C’était du flair. La salle de bain, écrit par un jeune homme qui s’appelait Toussaint (en japonais : Tousan, c’est-à-dire Papa) fut ainsi sélectionné comme le livre qui devait ouvrir la collection « Littérature française d’aujourd’hui » (on la baptiserait plus tard « collection Iké »).

Pour un jeune romancier inconnu, un jeune traducteur inconnu : c’était l’idée de M. Iké. Tout d’abord, il demanda à un jeune universitaire qui était rentré de Paris un an plus tôt de traduire le roman saugrenu. Mais celui-ci se désista pour se concentrer sur sa traduction de Jacques Derrida et de Jean Genet. Il eut la gentillesse de parler à M. Iké d’un étudiant qu’il avait connu à Paris et qui venait justement de rentrer, nommé assisyant à la Faculté de Lettres de l’Université de Tokyo. Monsieur le professeur Kanno, alors directeur de la section française de l’Université, éminent spécialiste de Mallarmé et traducteur de Balzac, Zola, Valéry, Breton et Claude Simon – pour ne citer que les plus grands -, recommanda cet assistant inexpérimenté auprès de M. Iké. C’est ainsi que j’eus la chance extraordinaire de pouvoir traduire Toussaint.

Nourri depuis mon adolescence des traductions de la littérature étrangère, surtout française, je rêvais de devenir moi-même traducteur et de faire connaître une œuvre vraiment originale aux lecteurs japonais. La salle de bain fut un livre propre à réaliser un tel désir. Le travail de traduction se fit sans grande peine, dans un continuel bonheur. Je me disais : voilà ma vocation, voilà mon écrivain à moi. M. Iké apprécia mon travail, me prévenant toutefois : dommage, mais ce genre de livre ne rapportera rien. Son idée défaitiste ne l’empêcha pas pourtant de mettre tous ses efforts pour donner au livre une présentation adéquate, capable de le faire remarquer parmi cent livres paraissant chaque semaine. Et pour cela il choisit M. Kimura, un designer ambitieux plein d’idées novatrices. La jaquette qu’il conçut pour La salle de bain, non seulement traduisait parfaitement les particularités stylistiques du livre, mais aussi présentait aux yeux des lecteurs un look tout à fait nouveau (quelques mois plus tard on devait assister à une véritable vogue du design Kimura dans la presse japonaise). Ainsi vêtu comme il fallait, le premier livre de Toussaint en japonais parut le 25 janvier 1991. Les jours qui suivirent la publication, ma femme et moi allions voir une réaction éventuelle des lecteurs dans les librairies du quartier. À notre grand étonnement, les exemplaires diminuaient à vue d’œil : parmi les nouveautés étalées, seul « mon » livre semblait marcher bien. La réimpression fut vite décidée. Nouveau venu dans ce métier, je ne réalisais pas alors quel miracle cette « réimpression » représentait pour un livre français au Japon. J’étais destiné à m’en rendre compte par la suite : de Balzac et Nerval jusqu’à Manchette et Guibert, les écrivains que je traduis ne connaissent jamais l’honneur d’une réimpression, excepté Toussaint.

Le succès, donc, absolument inattendu, dont on n’arrivera pas à élucider les raisons. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que Jean-Philippe Toussaint a réussi, seul parmi ses collègues de chez Minuit et les romanciers français contemporains, à répondre à l’attente des lecteurs japonais. Ou bien, lui seul a pu provoquer chez les jeunes le désir de lire, de s’attaquer à un livre inconnu. Son lectorat est jeune, voire très jeune. Je tiens à préciser qu’atour de son livre, il n’y avait eu ni une publicité d’envergure, ni une stratégie médiatique particulière (le film tiré de son livre n’a réalisé qu’une performance plutôt modeste), ni un soutien apporté par quelque critique influent. Il n’y avait eu pratiquement pas de compte rendu du livre. Les jeunes Japonais se rendirent donc spontanément aux charmes de l’œuvre. En quelques mois, cela devint un phénomène de mode. À cette époque, je regardais un soir un feuilleton de télévision ; dans une scène, l’héroïne – jouée par une jeune actrice alors au sommet de la popularité – se mit à lire un livre dans sa chambre. Sur la couverture le titre était reconnaissable : La salle de bain. Je compris seulement alors que quelque chose de vraiment exceptionnel était en train de se produire autour du livre.

Selon un proverbe japonais, « il n’y a pas deux loches sous un saule » : c’est-à-dire le succès ne se répète pas. Je me mis à traduire le deuxième livre de Toussaint, Monsieur, pour faire mentir ce proverbe, que certains de mes amis, tout en me félicitant de la réussite de ma traduction, ne manquèrent pas d’évoquer.

Le plaisir que j’avais goûté en traduisant La salle de bain provenait largement du travail accompli pour mettre en relief le jeu des signifiants. Le héros de Toussaint cite Pascal en anglais. Comment traduire cette étonnante intrusion de l’anglais dans le texte, tout en évitant une solution insipide, voire rébarbative, qui consisterait à citer le texte en anglais ? OU encore : comment traduire les paroles de Charles Trenet, qui produit un effet hilarant après la citation du nom d’une rock star qui se situe à l’opposé du chansonnier français : Franck Zappa ? Il y avait donc lieu, pour le traducteur, d’inventer des analogues de ces procédés en sa propre langue. Et je me rendis vite compte que pour rester fidèle à l’original (c’est-à-dire à son esprit),  il fallait parfois s’amuser comme l’auteur l’aurait fait. Avec Monsieur, la part du jeu à la fois sémantique et phonétique s’élargit davantage, puisque le texte est parsemé de « ma foi », de « hip hop », ou de « bien, bien ». Chercher des expressions japonaises correspondant à ces expressions charmantes : voilà la tâche que je m’amusai à accomplir. « Hip hop » par exemple, devint dans ma traduction « ei, yah ». En me consacrant à ce travail, je me sentis en phase avec l’auteur. Je crus avoir partagé avec lui la joie d’écrire. Chose étonnante, les lecteurs japonais se montrèrent très compréhensifs, appréciant beaucoup la légèreté ludique du style et savourant cette joie qui émane de l’écriture de Toussaint. Ils aimèrent Monsieur parce qu’ils se sentaient à l’aise avec le livre. On eut donc la deuxième loche. J’en fus extrêmement content, parce que Monsieur n’avait pas obtenu en Europe un succès mérité. Nous les Japonais avions compris Toussaint mieux que les francophones. C’est ainsi qu’une amitié est née, qui ne s’est jamais démentie. La publication d’autres livres, la sortie des films et les visites de plus en plus fréquentes de l’auteur au Japon n’ont fait que resserrer les liens de sympathie tout au long de ces dix dernières années. Pour un traducteur, il n’y a pas de joie plus grande que celle de voir son auteur aimé de ses compatriotes. Jean-Philippe Toussaint m’a fait connaître cette joie.

M. Iké a pris sa retraite cet automne. Mais l’aventure Toussaint au Japon continue. La traduction de L’autoportrait (à l’étranger) qui doit paraître en janvier 2001 marquera l’ouverture de la deuxième décennie (et le deuxième millénaire) pour la relation amicale entre lui et notre pays. Et moi, traducteur comblé, je nourris une nouvelle ambition. Un séjour au Collège européen des traducteurs littéraires de Seneffe, rendu possible grâce à la bienveillance de Madame Françoise Wuilmart, m’a permis de découvrir un éventail de poètes et d’écrivains, à commencer par William Cliff, Lililane Wouters, Jacques De Decker et Jean-Luc Outers. Le fait que Jean-Philippe Toussaint a pour ses compatriotes ces écrivains remarquables reste, hélas, complètement inconnu au Japon. Cette lacune tellement regrettable, je pourrais peut-être contribuer à la combler. Il me faut dès maintenant chercher un éditeur digne de M. Iké.

Kan Nozaki


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°116 (2001)