Un dramaturge et un cinéaste se promènent à Seraing, « cité du fer et du cristal », haut lieu du mouvement ouvrier. Cette ville du bassin liégeois fut emblématique de la puissance industrielle de la Wallonie comme elle l’est aujourd’hui de son déclin. Champ de ruines, signes d’espoir : qu’en faire, lorsqu’on est artiste ?
Ce sont les romantiques français qui, les premiers, au milieu du 19e siècle, ont décrit les paysages hallucinants qu’on découvrait à une heure de diligence de Liège. Dans son Journal daté de 1840, Jules Michelet se montre impressionné par « les machines à vapeur, les hauts fourneaux, le grand monument de l’industrie continentale, d’un effort, d’une ruine titanique, l’Austerlitz et le Waterloo de Cockerill ». Dans les Lettres du Rhin, Victor Hugo évoque ce paysage à la mesure de son tempérament : « Là-bas, dans les futaies, au pied des collines brunes et velues de l’occident, deux rondes prunelles de feu éclatent et resplendissent comme des yeux de tigre. Ici, au bord de la route, voici un effrayant chandelier de quatre-vingts pieds de haut qui flambe dans le paysage et qui jette sur les rochers, les forêts et les ravins des réverbérations sinistres. Plus lin, à l’entrée de cette vallée enfouie dans l’ombre, il y a une gueule pleine de braise qui s’ouvre et se ferme brusquement et d’où sort par instants avec d’affreux hoquets une langue de flamme.
Ce sont des usines qui s’allument. […]
Un bruit farouche et violent sort de ce chaos de travailleurs. J’ai eu la curiosité de mettre pied à terre et de m’approcher d’un des antres. Là, j’ai admiré véritablement l’industrie. C’est un beau et prodigieux spectacle, qui, la nuit, semble emprunter à la tristesse solennelle de l’heure quelque chose de surnaturel. Les roues, les scies, les chaudières, les laminoirs, les cylindres, les balanciers, tous ces monstres de cuivre, de tôle et d’airain qui nous nommons des machines et que la vapeur fait vivre d’une vie effrayante et terrible, mugissent, sifflent, grincent, râlent, reniflent, aboient, glapissent, déchirent le bronze, tordent le fer, mâchent le granit, et, par moments, au milieu des ouvriers noirs et enfumés qui les harcèlent, hurlent avec douleur dans l’atmosphère ardente de l’usine comme des hydres et des dragons tourmentés par des démons en enfer ».
Mais les charbonnages ont fermé, l’industrie s’est déstructurée et les bêtes aujourd’hui partagent le repos forcé des hommes. Dans sa pièce 1953, montée au Théâtre de la Place, Jean-Marie Piemme revisite son propre passé de fils d’ouvrier à Seraing, à l’époque de la mort de Staline. Il interroge aussi ses origines et la culture (politique, affective, langagière) qui s’y attache dans Les adieux, un autre texte de théâtre particulièrement émouvant, ainsi que dans J’ai des racines, l’essai dont nous publions un passage en carte blanche. C’est à Seraing également que Luc et Jean-Pierre Dardenne ont tourné plusieurs films, dont La promesse, qui ne cesse d’attirer les distinctions (comme, récemment, le prix des critiques américains de cinéma).
C’est ainsi que s’est imposée l’idée d’une rencontre entre Jean-Marie Piemme et Jean-Pierre Dardenn : à partir d’un terrain connu, d’un territoire commun. Pourtant, c’est le cinéaste qui a servi de guide au dramaturge, redécouvrant une ville où il n’avait plus mis les pieds depuis de longues années. Passé, présent s’entrechoquaient. Dans leur déambulation à travers le vieux quartier industriel, ils étaient accompagnés par Patrick Leboutte, critique et historien de cinéma, Carmelo Virone et la photographie Christine Plenus.
La promenade s’est déroulée le samedi 19 novembre après-midi, par un temps gris qui ajoutait à la mélancolie des lieux. Elle s’est achevée au café Leonardo da Vinci, un cercle culturel italien où s’est amorcé, entre les deux auteurs, le dialogue qu’on va lire.
Carmelo Virone
Jean-Marie Piemme : J’ai vécu enfant entouré d’une symbolique positive. Maintenant, à Seraing, la symbolique est mortifère, la mort est partout. Les magasins sont fermés, les maisons sont à vendre et pourrissent.
Les lieux où on a vécu importent, y compris pour des raisons fantasmatiques. Enfant, j’arrivais de Jemeppe à Seraing par le pont, qui m’impressionnait beaucoup. C’était l’ancien pont. On voyait l’eau du fleuve à travers les planches mal jointes. Une eau sale, tourmentée, qui frappait très fort les piliers. Il y avait des endroits dangereux le long des berges. Un de mes camarades de classe est mort noyé. Certaines berges de la Meuse avaient la réputation d’être des coins à suicides, parce qu’elles étaient plus faciles d’accès.
Jean-Pierre Dardenne : Moi aussi, c’est sur les berges de la Meuse que j’ai eu mon premier contact avec un cadavre, un noyé qu’on venait de sortir de l’eau. Le type s’était suicidé, justement. Et bien sûr, il y avait des badauds qui commentaient la situation, avec d’autant plus d’entrain que le suicidé était « Monsieur le Docteur ». Qu’est-ce qui peut bien pousser un Monsieur le Docteur à la flotte…
Quand on était enfant, on avait tous les jours la Meuse sous les yeux. Elle structurait un peu notre vie, on disait : « je vais jouer de l’autre côté de l’eau ». S’il n’y avait pas le fleuve, je ne suis pas sûr qu’on tournerait nos films ici. On s’arrange toujours pour le mettre dans un coin de chaque film.
J.-M. P. : On a tous des savoirs qui s’inscrivent naturellement en nous, des savoirs e gestes, de lieux, qui renvoient à du collectif. L’espace géographique est aussi structuration de l’espace mental. L’usine, pour mon père, était le lieu détesté et secrètement aimé. Il est mort quand on l’a jeté de son usine. Il y était resté plus de quarante ans. Une chance et un malheur. Revenir à Seraing, revoir l’usine, c’est comme si je retrouvais une mauvaise mère.
La porte de l’église juste en face de la porte de l’usine, ça raconte tout de même beaucoup de choses sur l’organisation du monde. L’église en soi était un espace très chargé de valeur : il y avait ceux qui la fréquentaient et ceux qui n’y allaient pas. C’étaient deux mondes distincts. Ma mère, d’origine paysanne, y allait. Moi aussi. Mon père pas du tout. Mais, paradoxalement, ma mère aurait trouvé tragique que je devienne prêtre (pas de petits-enfants) et mon père trouvait que faire curé, ça a tout de même des avantages : on n’est jamais mis au chômage.
L’école aussi était un lieu fortement symbolique. Si tu vas à l’école, tu ne vas pas à l’usine : j’en avais conscience, même si je n’aimais pas l’école. Pour ma famille, pour moi, il ne s’agissait pas de l’école (technique) qui mène à l’usine, mais celle qui permettrait de ne pas y aller (l’athénée). Même le métier d’ingénieur m’était interdit par mon père : peut-être pour que je n’aille pas dans son lieu à lui : c’était « son » usine.
J.-P. D. : La crise, on l’a sous les yeux. C’est insupportable, donc, en général, on décide de ne pas la voir. Notre travail de cinéaste, c’est de faire la lumière là-dessus, sur ces choses, ces hommes, ces femmes, qui vivent un bouleversement…. Raconter en essayant de poser un regard empathique sur nos personnages, les lieux où ils vivent. Des choses dont tout le monde se fout mais qu’il est important de continuer à filmer. Comment vit-on ? Comment peut-on essayer de se reconstruire ? Comment notre part d’humanité peut-elle nous aider ? C’est de cela qu’on parle aussi dans La promesse… parce que quand même la vie continue.
Scénographie des lieux
J.-M. P. : Maintenant, il y a à Seraing une double scénographie. Avant, c’était une scénographie unique. Il n’y avait pas de duplicité des lieux. Chaque lieu disait la vérité de ce qu’il était. Quand tu voyais les gardes fouiller les ouvriers à la sortie de l’usine, tu savais où tu étais. Le décor, c’était bien le décor du film qui se jouait. Le côté Quick dans un champ de désolation, ça n’existait pas. Tu regardais l’église, tu voyais l’église. Aujourd’hui, tu ne sais même pas quand elle est ouverte et s’il y a un curé dedans. L’usine ressemble à un vieux cadavre même pas fardé. Dans le fond de Seraing, c’était vivant. Aujourd’hui, c’est la mort. On crée une nouvelle place, « Esplanade de l’Avenir », tu parles ! Avant, une place rassemblait. C’était un endroit où le privé pouvait devenir public. Ce nouveau lieu officiel, avec sa pose et sa statue, c’est le contraire de ça, le contraire d’un lieu de rassemblement. Plutôt une sorte de no man’s land qui permet le deal. Tu vois un effort d’ordre, mais tu comprends en même temps que la vie n’est plus là, ou plutôt qu’il y a là une autre vie qui n’était pas prévue au programme. L’Esplanade de l’Avenir c’est un espace qui attend son meurtre. La lisibilité du réel est devenue plus tordue.
J.-P. D. : Avant, Seraing, c’était la ville-usine. On ne savait pas très bien où commençaient les maisons, où finissaient les usines. Pour nous, lorsque nous sommes arrivés ici à l’âge de 12 ans, ça a été un choc, cet enchevêtrement. Aujourd’hui… il y a au moins une chose qui me plait, c’est qu’on n’a pas encore réussi à transformer tout cela en jardin d’enfant comme dans pas mal d’endroits. C’est fou cette volonté d’innocence, de pureté, comme si on avait oublié que l’ange est toujours exterminateur !
Et ce château qu’on a vu en arrivant, ancienne résidence d’été des princes-évêques, puis siège de la direction des usines et maintenant en partie transformé en luna-park… Moi, ça m’excite, ces ellipses, ce montage. On est en pleine fiction, jamais dans le document… C’est le règne de l’impureté.
Quand tu vois les murs des usines, les halls qui abritent les laminoirs, on a l’impression que c’était fait pour durer éternellement, c’est d’ailleurs entre autres pour cette raison que, quand on les a fermés, ça a été un véritable poing dans la gueule, dont il faut du temps pour se remettre… Aujourd’hui, ce qui se met en place, c’est du provisoire, on bricole comme on peut. Mais ce n’est pas forcément dépourvu de valeur.
Un peu plus haut dans la ville, il y a un nouveau zoning. Les bâtiments, tu le vois tout de suite, c’est du provisoire, même les activités qui s’y déroulent. Aujourd’hui, on peut y vendre des voitures et demain, autre chose. La vie est comme ça à présent. C’est un élément qu’on a voulu intégrer à notre film, filmer dans des lieux bâtis pour durer et, à côté, dans des lieux provisoires. Essayer de témoigner de cette évolution.
Le Carnet et les Instants : Les espaces définissent une scénographie, disais-tu…
J.-M. P. : On le vit naturellement, pas comme des espaces construits. Mon père m’a emmené dans l’usine quand il est devenu chef, pour que je voie comment c’était. Il travaillait à l’atelier de construction mécanique – les intellos de la classe ouvrière. Il y avait peut-être 250 personnes occupées autour de machines gigantesques. J’avais le sentiment d’un autre monde. Il y avait certainement l’exploitation, mais je ne la voyais pas. L’enfant que j’étais était surtout sensible au sentiment d’existence que donne un pareil atelier au travail. Il y avait le côté prométhéen du travail, il y avait l’oppression, mais pas la défaite, pas l’abandon. Il y avait quelque chose de positif dans cette force-là, même si on percevait parfaitement (un enfant pouvait percevoir ça) la hiérarchie générale des espaces : les « ateliers » (travailleurs), les « bureaux » (employés, un peu méprisés par les travailleurs comme un soldat du front peut mépriser un planqué de l’intérieur), le Château (ancien palais du prince-évêque où étaient situés ceux qui commandaient à ceux qui étaient au-dessus de mon père) – J’oublie les gardes, pourtant, dans mon imaginaire de ce moment-là, c’était des personnages très malfaisants. Tout cela formait l’usine. C’était un espace de contradictions dynamiques.
J.-P. D. : Mes origines sont moins tranchées. Mon père provenait d’un milieu petit bourgeois catholique. Il est entré dans la Résistance armée, au Front de l’indépendance, qui était plutôt communiste. Un jour ils ont dû tuer un des leurs, qui avait trahi. C’est une histoire qui l’a marqué très fort. Il ne nous parlait jamais de cela, il a fallu attendre qu’on soit adulte pour qu’il en parle, et encore, très peu. Souvent avec mon frère, on se demande ce qu’on aurait fait à cette époque…
Ma mère était la fille d’un cheminot. Il s’occupait des aiguillages… Ma grand-mère maternelle, quand elle était enfant, faisait passer les gens en barque d’un côté à l’autre de la Meuse. Les barques étaient reliées à un câble qui traversait la Meuse et sur l’une des berges, il y avait ma grand-mère qui, à coups de manivelle, enroulait le câble sur un axe, et les barques avançaient…
Enfant, j’ai passé beaucoup de temps chez ces grands-parents, beaucoup de bon temps. Ils étaient du côté de la vie, ça rigolait, ça gueulait, mon grand-père tapait de temps en temps sur la bouteille, n’arrêtait pas de faire des blagues à ses voisins et aimait Marlène Dietrich. Ils prenaient souvent les choses au tragique et rarement au sérieux.
Pendant les grèves des années 1960, j’étais à l’école primaire. Les écoles ont fermé ; c’étaient des vacances inattendues. C’est plutôt ça mes souvenirs… et des images : les soldats qui gardaient la voie ferrée, la voiture avec haut-parleur qui passait dans les rues pour annoncer que la grève continuait…. donc les vacances aussi. Il y a une histoire qui a mis un peu de désordre dans mon innocence d’alors. On était une bande de copains, toujours les mêmes, on avait une dizaine d’années. Un soir, pendant la grève, ma mère m’a raconté que le père de mon copain X avait été jeté bas de sa mobylette par le père de mon copain Y parce qu’il voulait aller travailler à l’usine. Et j’avais du mal à intégrer cette histoire. On était tous copains, il était logique que les pères de mes copains soient copains…
Seraing, c’est venu plus tard, à l’âge de 12 ans, l’école secondaire… Je ne sais pas pourquoi on est resté attaché à cette ville… On dit parfois en plaisantant, Seraing, c’est notre studio. Peut-être parce que c’est une partie de notre enfance. On venait d’Engis. Ce n’était pas très long, Seraing-Engis, une dizaine de kilomètres. On venait en train. Et quand on descendait à la gare de Seraing, qu’on s’asseyait sur les bancs de la salle d’attente, qu’on sortait les cartes et qu’on allumait une clope, on n’était plus les fils de, mais Luc et Jean-Pierre, on avait le sentiment d’exister pour de bon. On était un peu indépendant… On se construisait notre monde et on découvrait le monde… On fréquentait les cafés, on avait des aventures amoureuses… Ça a l’air un peu ridicule, comme ça aujourd’hui, mais pour moi, Seraing et les filles, ça va de pair. Pour mon frère aussi, je crois.
C’est ici qu’on s’est un peu décrassé la tête, les ciné-clubs, celui du Pairay, celui de l’école, le Théâtre de la communauté, le Centre culturel…
On tourne nos films ici et chaque fois c’est comme si on filmait une autre ville. Chaque personnage nous fait découvrir des lieux différents ; on filme un personnage de fiction là où on avait filmé le personnage d’un de nos documentaires ; on filme et refilme les mêmes lieux mais sous des angles différents : les mêmes rues, les mêmes quais, la même Meuse, qu’on tourne et retourne dans tous les sens.
J.-M. P. : Moi aussi, mes premiers rapports au théâtre, c’était ici. Le Théâtre de la communauté, créé par Roger Dehaybe, avec Chanal. J’ai vu ici Vitez, Chéreau, L’héritier de village, dans le café du Centre culturel.
Le Carnet et les Instants : L’idée de conflit vous a beaucoup formés ?
J.-M. P. : Oui, pas seulement sur le plan personnel. Quand il est devenu chef, mon père avait parmi ses ouvriers des frères de ma mère. Cela donnait lieu à des tensions. Il y avait des choses qu’on ne disait pas devant mi. Mon père était l’ouvrier qui avait fait son chemin. Il avait une tenue qui correspondait à sa bourgeoisisation : à la maison, il gardait sa veste, son col dur, sa cravate. Il ne sortait jamais sans chapeau.
Mes parents parlaient wallon entre eux puis me retraduisaient. C’était absurde, puisque je comprenais parfaitement. Mais pour moi, le français est une langue apprise, pas donnée.
J.-P. D. : Mes grands-parents parlaient wallon ; mes parents, entre eux, français et un mixte de wallon et de français avec leurs parents. Nous, on nous parlait français. Ceci dit, le wallon revenait dans l’énervement…
Le wallon, c’était aussi les chansons de notre mère. Adolescente, pendant la guerre, elle avait joué des rôles dans des opérettes et des revues. Certains soirs, souvent même, elle nous installait sur le canapé et avec sa sœur, elles se déguisaient, poussaient la chansonnette et rejouaient des scènes d’opérettes. Tout ça nous entraine un peu loin de l’idée de conflit, quoique…
Je ne crois pas que tu puisses vivre ici sans être imprégné par l’idée de conflit, que ce soit dans les paysages ou dans les rapports sociaux, les grèves, les meetings, les piquets devant les usines, et si tu mélanges ça avec ton quotidien… Moi, par exemple, quand il n’y a pas de conflit, je m’en invente, je ne peux pas m’en passer… Chez nous, ça a toujours gueulé, ça gueule encore d’ailleurs, et quand je vais quelque part où ça ne gueule pas, je trouve ça louche…
L’état des corps
Le Carnet et les Instants : À voir votre parcours, on a le sentiment que Brecht a joué un rôle décisif dans votre passage à la fiction – les uns à partir du documentaire, l’autre à partir de la réflexion dramaturgique…
J.-P. D. : Notre évolution s’est faite plutôt par rapport à Armand Gatti et à son œuvre, et aussi surtout peut-être, par la relation quotidienne qu’on a eue avec lui pendant plusieurs années. Quand tu as 20 ans et que tu rencontres un type comme ça, qui te fait confiance, qui t’apprend à mélanger vie, art et politique, tu es vraiment bouleversé… Si on ne l’avait pas rencontré, on n’aurait peut-être pas fait de film, en tout cas pas de la même manière.
L’histoire du mouvement ouvrier qu’on a racontée dans nos documentaires, on l’a racontée avec des hommes, des militants, qui étaient des hérétiques, et là c’est sûr, le travail avec Gatti nous a influencés. Avec lui, on n’était jamais dans le dogme, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais l’histoire du père spirituel, c’est aussi comment s’en débarrasser…
Le Carnet et les Instants : Dans Falsch, il y a encore de la distance, comme dans Je pense à vous. Avec La promesse, on est dans l’immersion totale, ne serait-ce que par la manière de porter la caméra.
J.-P. D. : Falsch, c’est une autre histoire. C’était comment filmer un texte de théâtre, c’était le texte qui primait, c’était notre premier travail avec des comédiens…
Je pense à vous, pour faire court, je dirais qu’on n’a pas su, qu’on n’a pas pu prendre de parti franc. C’est un film qui tient du compromis. Et pour reparler du décor, de cette ville où on est, on a été écrasé par lui. On n’est pas arrivé à lui imposer notre regard et comme l’histoire qu’on racontait était aussi celle du décor, ça n’a pas simplifié les choses.
Dans La promesse, on a choisi de filmer des corps, et le décor est là derrière, flou, morcelé et quelquefois seulement en plan large. C’est aussi, je crois, une autre manière de concevoir le cadre : le cadre nait du mouvement des corps, alors que dans Je pense à vous, par exemple, c’était l’inverse : les corps venaient se positionner, entraient, sortaient dans des cadres prédéterminés.
Jean-Marie parlait d’une symbolique mortifère. Ce qui nous intéresse, c’est de voir comment les corps essaient de résister.
J.-M. P. : Ça m’intéresse beaucoup aussi les corps qui résistent, qui disent le contraire de ce que dit l’idéologie. La résistance est celle du corps avant d’être celle de l’idéologie.
J.-P. D. : C’est ce qu’on a essayé de montrer avec La promesse.
J.-M. P. : Le corps est l’habitat de l’histoire. Il s’agit moins d’une question de hauts faits que d’une inscription dans le corps.
La question est de savoir comment on s’approprie un sujet. Si on prend mes trois dernières pièces, Café des patriotes est construit en tableaux, en suivant une forme traditionnelle. Pour les deux autres, 1953 et Les adieux, je ne sais même pas combien d’acteurs il faut. Ce sont des formes très opposées l’une à l’autre. L’histoire de la première pièce ne me concerne pas directement. Les autres sont plus personnelles, j’ai donc besoin d’une forme plus spécifique qui rendre compte des contradictions que je sentais à l’intérieur.
Le Carnet et les Instants : À propos de ce que vous dites sur les corps, ce qui m’a frappé, ici, c’est comme les corps des gens sont amochés.
J.-M. P. : C’était déjà vrai avant. Ici, dans ce café italien, ce sont d’anciens ouvriers, mais les corps ne sont pas amochés. Le chômage amoche plus les gens, qui en arrivent à ne plus faire attention à eux… Mais les corps des années 1950 étaient marqués par un travail très pénible. Il y avait des gens complètement déformés par le travail à 30 ans.
Aujourd’hui, c’est une des choses politiquement parlant les plus intéressantes, le corps social, et le corps individuel. D’abord, il faudrait dire que la plupart des gens ne savent pas qu’ils ont un corps social. Ou pire encore, ils vivent leur corps social comme un corps individuel. Imagine le nombre de gens qui croient faire un choix personnel quand ils choisissent un blue-jeans ! Et après ça, ils se foutent de la gueule des Chinois qui s’habillent tous pareils ! Le corps social, c’est parfois comme un livre ouvert. Mets côte à côte le corps d’André Renard et le corps de Spitaels : tu as tout de suite deux conceptions du socialisme. Quand Renard prononçait le mot « travailleur », le travailleur pouvait se sentir au centre d’une onde de choc. Quand certains socialistes disent « travailleurs », tu te sens déjà comme un emmerdeur dans un parterre de roses.
Les décalages, on les connait aussi chez les communistes, Althusser, par exemple. Voilà un homme qui passe sa vie à maitriser les concepts qui maitrisent le monde, mais il n’arrive pas à maitriser sa propre existence. Son corps social est tout entier tendu vers le rationnel et la positivité des luttes, son corps individuel est profondément dépressif, alcoolique et finalement meurtrier ! Les communistes (y compris aujourd’hui) ne veulent rien savoir de ce corps individuel. Pour eux, le suicide, l’alcoolisme, c’est des histoires de petits-bourgeois. Ça détourne des luttes fondamentales. Comme si l’existence d’un même corps individuel à la tête d’un parti pendant trente ans ne posait de problème à personne.
La passerelle de la mémoire
Le Carnet et les Instants : Au début de la conversation, vous avez beaucoup parlé de choses transmises. Y a-t-il des lieux qui concentrent plus que d’autres la mémoire ?
J.-M. P. : Les lieux qui m’ont marqué sont des lieux de concentration des gens qui sortent : je me souviens de la passerelle, de la place Cockerill noire de gens. C’est un souvenir physique des heures de grèves, d’occupations, où le monde ouvrier se rendait visible en tant que force collective. Ils avaient chacun leur tenue spécifique par métier : le bleu de travail, l’uniforme blanc en amiante… Ça entraine un regard. Tu n’as pas le sentiment que tu es tout seul dans l’univers, mais qu’il est structuré.
J.-P. D. : La passerelle… J’avais 12 ans, je pourrais dire que c’était mon premier meeting… En revenant de l’école, j’ai vu un rassemblement. Je ne sais pas, plusieurs centaines, mille personnes. Tous ces gens étaient sur les trottoirs, sur la route. Il n’y avait pas seulement des hommes, des femmes aussi, du Nopri, qui se trouvaient au pied de la passerelle. Les discours, j’ai oublié, mais j’ai gardé le souvenir de quelque chose de vivant. Les gens écoutaient et en même temps plaisantaient, interpelaient l’orateur, riaient fort. Et moi-même je trouvais ça marrant, c’était une image des adultes qui me plaisait.
J.-M. P. : C’est sûr. C’est un esprit qui continue à exister. Chez les petits-bourgeois, il y a toujours un côté étriqué qui me gêne.
J.-P. D. : Oui, il faut être sérieux, on nous regarde ! Alors que chez mes grands-parents, ma mère et sa sœur par exemple, « passent du rire aux larmes sans prendre le temps de la réflexion », comme disait Kalisky dans Falsch. Mais en même temps, il n’est jamais permis de se réjouir tout à fait, parce qu’après une chose positive ou jugée trop positive vient toujours un malheur…
J.-M. P. : C’était la même chose chez moi : si ça va trop bien, ça va mal se passer après.
Le Carnet et les Instants : Mais qu’est-ce que ça transmet aujourd’hui ? La condition ouvrière vous a transmis beaucoup de choses à tous deux. Or, aujourd’hui, il n’y a plus de travail, les patrons ne sont plus ici. Que fera-t-on au 21e siècle du 19e siècle ? Il y a deux questions : qu’est-ce qu’un jeune d’aujourd’hui peut imaginer ? Qu’est-ce que vous, artistes, pouvez proposer ?
J.-M. P. : Genet et Müller soutiennent que l’œuvre d’art a une utilité dans la mesure où elle éveille la nostalgie d’un autre possible. Je crois que c’est vrai. En décrivant « comment c’est » ou « comment c’était » (et en admettant bien sûr que toute plongée en arrière est une recontruction faite à partir de et pour aujourd’hui), on met en cause le réel, on ajoute une petite secousse à l’ensemble des secousses. On dit « c’est comme ça ou c’était comme ça, mais ça aurait pu être autrement ». L’idée qu’on n’est jamais condamné à rien me parait fondamentale. Tout pouvoir oppressif veut toujours vous faire croire que c’est ainsi parce que c’est ainsi, et que c’est ainsi de toute éternité et pour toute éternité. L’œuvre d’art, notamment elle, dit non, ce n’est pas vrai. Autre chose pouvait faire corps, autre chose était/est/sera possible. Même l’œuvre la plus noire est du côté de la vie. Toute œuvre est un pari optimiste sur le monde.
J.-P. D. : Ici, tu as sous les yeux le 19e siècle en train de mourir. Ce qui devrait naitre, par contre, on ne voit pas bien… On est dans une espèce de laboratoire de l’Europe.
Qu’est-ce qu’une ville, une région qui s’est construite avec l’industrialisation, les luttes sociales, les réseaux d’entraide… C’est dans les assemblées d’usine que s’est d’abord vécue la démocratie, la prise de parole… Qu’est-ce que cela devient quand les usines ferment, que le chomage s’installe, la précarisation, et peu ou pas de fenêtres qui s’ouvrent sur un ailleurs ? Comment on vit cela dans sa tête, dans son corps, dans son rapport aux autres… Évidemment, c’est aussi pour poser cette question qu’on tourne nos films ici, qu’on fait vivre les personnages dans ces décors. Continuer à poser la question parce que c’est plus simple de ne pas regarder, évidemment, ou de faire un détour. Circulez, y a rien à voir…
Or, je le crois intimement, ces lieux, ces rues dans lesquelles on s’est promené peuvent raconter des histoires. Ça peut parler à ceux qui vivent ici et aux autres aussi… Ce n’est pas donné comme ça. Il faut être attentif, mais c’est possible.
J.-M. P. : Pourquoi moi je dois vivre dans un endroit où c’est la mort ? Un mec du fin fond de l’Afrique doit se poser la même question.
J.-P. D. : Mais le fait d’habiter à Seraing, même dans l’état de délabrement où certains quartiers se trouvent, ou d’habiter une banlieue des années soixante en déglingue, ce n’est pas la même chose.
J.-M. P. : D’accord. Ici, il y a nécessairement des cadavres qui peuvent raconter des choses. Là, il n’y a rien.
J.-P. D. : Oui, ici, il y a une possibilité de comprendre pourquoi on en est là. Des choses qui restent dans l’histoire. Les fantômes ne sont pas les mêmes partout.
Le Carnet et les Instants : Les cadavres, pourtant, on n’arrête pas de les faire disparaitre.
J.-M. P. : On fait disparaitre les traces matérielles ; mais pas pour autant l’esprit des vivants d’il y a cinquante ans.
J.-P. D. : Pour présenter La promesse, nous avons assisté à beaucoup de matinées scolaires, dont une a été organisée spécialement pour les élèves de Seraing. Une prof avait préparé un travail avec sa classe. La manière dont les élèves avaient compris l’histoire, les enjeux, les personnages était étonnante. Il y avait une proximité, une épaisseur dans les échanges qui ont suivi la projection… Ça nous a bouleversés. J’aime à croire que c’est parce qu’ils habitaient les mêmes décors que nos personnages, même si la plupart n’ont qu’une envie, quitter ces lieux.
J.-M. P. : On est ici en position d’héritier, même si c’est un héritage pourri : on hérite aussi des défaites. C’est pour ça que les gens sont habités, même s’ils ne le savent pas, même s’ils ne font pas activité de mémoire officielle. Quelque chose se transmet.
Le Carnet et les Instants : Que tu peux identifier ?
J.-M. P. : Difficile à dire. Ce qui se transmet, c’est ce qu’on a été. Aujourd’hui, beaucoup de gens ne savent plus s’ils existent encore. On doute de tout, y compris de soi comme existence. Transmettre que des gens « ont été » aide à être. Ça ne remplace pas le travail ou les conditions matérielles de la vie, mais ça empêche peut-être la chute dans la déréliction. Ou la fuite dans les paradis artificiels en tous genres. Au défaut de maillage du présent, il faut opposer le tissu reconstruit du temps. C’est en tout cas important pour moi. Mais je crois que c’est important aussi pour d’autres. Proust dit que l’écriture est un égoïsme qui sert à autrui. C’est bien vu.
J.-P. D. : Ce qu’on peut proposer, je dirai avec humilité, c’est continuer à faire des films… Des films qui jettent les personnages dans cette époque d’incertitude et qu’il y ait du désir, qu’il soit là, palpable… Pour les personnages, les décors… Sinon, ça ne vaut pas la peine.
Carmelo Virone, avec la collaboration de Patrick Leboutte
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°101 (1998)