Un drôle de dessin qui accroche l’œil, et voilà que Jacques Bonnaffé, comédien de son état, tombe sous le charme d’une poésie flamboyante, aux accents classiques audibles sous les mots buissonneux – celle de Jean-Pierre Verheggen…
Il était une fois un livre exposé à la librairie du centre Wallonie-Bruxelles à Paris qui amusa un comédien par sa couverture – un gros poisson qui en convoite un plus petit qui en convoite un plus petit encore lequel va gober un hameçon. Jacques Bonnaffé venait de rencontrer Jean-Pierre Verheggen à travers Le Degré Zorro de l’écriture. Étonné par ”la force de ce bonhomme qui écrit des proférations, des discours à n’en plus finir” et qui rend la langue réjouissante en activant ”la magie d’un défilement”, séduit par ce que le poète a d’”irrespectueux, de débordant”, et par le grand style poétique de son écriture, le comédien découvrit d’autres livres et, peu à peu, éprouva la nécessité de monter un spectacle de poésie verheggenienne. Ainsi écrivit-il L’oral et hardi…
“Au fond, Artaud a raison. C’est d’la viande, la langue! D’la viande puante!” écrit Jean-Pierre Verheggen dans Artaud Rimbur. Pas si puante que cela en tout cas pour le détourner, lui, d’en brasser à l’envi les fonds et les tréfonds afin de se livrer à de folles alchimies sonores et sémantiques. Des innombrables accouplades que met en œuvre cet hybridateur fécond et prolixe, n’hésitant pas à amputer ici ou là d’une lettre ou d’une syllabe pour que la suture prenne mieux, naissent des fruits aux senteurs rudes pour les narines timorées – mais peu importe puisqu’ils ne se peuvent goûter que par l’ouïe! Car ses télescopages de mots et de sons, que l’on croirait provoqués à l’intérieur d’un inimaginable accélérateur de particules langagières en vue d’engendrer une matière neuve et non pas l’anti-langue ultime sur quoi se briserait aussi bien le pire académisme que l’invention la plus débridée – ses télescopages, donc, sont autant d’apologies de l’oralité. Ce qui est logique pour de la poésie, unie organiquement comme on le sait à la musique et au chant. Mais ici point de mélodies éthérées: des chœurs retentissants, où se mêlent artistement toutes sortes de vocables, de l’onomatopée au néologisme savant.
Et si la langue a des exhalaisons de vieille barbaque pourrie, c’est pour mieux séduire des fouilleurs de cru comme Verheggen qui, de ces chairs miasmées, tirent des merveilles rudoyantes qui vous bousculent les tripes pire qu’une traversée de la Manche par gros temps. Mais pour que ce mal de mots vous remue, lire Verheggen ne suffit pas.
Oh certes, la typographie ne manque pas de ressources pour exprimer, dans l’espace plan et blanc de la page, les chocs, les accidents de la linéarité du langage, les transmutations phoniques – les trois-points, les alinéas, les creux qui tout d’un coup sapent la carrure d’un bloc de texte – et, surtout, surtout, le point d’exclamation récurrent, qui hante chaque ligne ou presque, et dont Marcel Moreau écrit, dans sa préface à Ridiculum Vitæ, qu’”il n’est pas comme les autres. En fait, c’est un point d’interrogation qui bande”. L’on pourrait même dire que ces conventions graphiques réussissent, malgré le silence scriptural, à faire bander ces phrases profuses. Mais Jacques Bonnaffé, sur scène, leur donne une vie telle que le poète devrait peut-être songer à inventer un verbe tout exprès pour ce comédien-là, qui signifierait à la fois jouer, interpréter, proférer, déclamer, incarner, réciter, chanter, gueuler… que sais-je encore… un verbe qui serait charnel, vivant, palpitant, mobile de sons comme de sens.
L’oral et hardi confronte à une sensation rare, « ouïssive » et visuelle – c’est une expérience forte qui témoigne d’une exceptionnelle adéquation entre les mots d’un poète et le jeu d’un comédien.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°154 (2008)