Jean Tordeur : Adieu au “Conservateur des charges”

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C’est sans doute son plus beau recueil. Jean Tordeur, qui nous a quittés en janvier dernier, y donnait toute sa mesure de poète, gardien des hautes traditions mais nullement fermé à la marche du temps, aux saveurs de la vie quotidienne. Homme de fidélité, de mémoire, d’exigence, mais aussi d’attention fraternelle au monde, d’engagement pour les causes qui lui tenaient à cœur. A la voix profonde, épurée du poète s’allièrent, tout au long d’une vie, le regard aigu et pénétrant, l’écriture racée du journaliste, du critique littéraire, de l’essayiste, que l’on reconnaît dans ses discours académiques, réunis en un précieux volume (La table d’écriture) quelques mois avant sa mort. 

Évoquer Jean Tordeur, ses talents et ses rôles, c’est d’abord suivre à grands traits son parcours.

Né à Bruxelles en 1920, accomplissant une partie de ses études chez les bénédictins de l’abbaye Saint-André, près de Bruges, dont il gardera l’empreinte, il publie à vingt ans un premier recueil, Eveil. Mais il inaugure vraiment sa démarche poétique dans Prière de l’attente (1947), que suivraient La corde (1949), Le vif (1955), où le poète métaphysicien, grand lecteur de Pascal et de T.S. Eliot, se dépouille progressivement d’une éloquence un peu empesée. Sa palette s’élargit, s’approfondit, se nuance.

Il trouve pleinement son expression, à la fois dense et fluide, grave et limpide, dans Conservateur des charges.

Rien que ces jours pour mesurer la vie,
rien que ce vif pour deviner la mort
rien que ce rien ce bruit cette furie
ce coquillage et cette nostalgie
ce masque d’or à la bouche élargie
criant tout seul devant un vieux décor
ce courant d’air au fond d’un corridor

toute la mort pour oublier la vie
rien qu’une vie à méditer la mort

*

Possession pleine du vide
bonheur de n’être plus qu’un lieu,
un réceptacle, une lucide
capacité d’air et de feu.

J’existe à force de me taire
je ferme l’oreille à ma voix,
j’écoute ce que j’entrevois
sous l’abri fermé des paupières.
C’est le champ de l’espace-roi
dans un nuage de poussière
épousant et portant la terre.

La présence est dans cette absence,
le règne dans ce dénuement,
la parole au fond du silence,
dans cet arrêt le mouvement.

Publié chez Pierre Seghers en 1964, ce livre majeur, couronné par le Prix triennal de poésie, reparaît en 2000 aux éditions de La Différence, accompagné de l’essentiel de son œuvre poétique, comprenant des inédits et l’oratorio aux accents prophétiques Europe qui t’appelles mémoire. Une œuvre d’une rare unité d’inspiration, embrassant le profane et le sacré, l’éphémère et le permanent, le doute et la foi, la célébration de la nature, de la vie, et la pensée obsédante de la mort. Réconciliant le plaisir d’être et la difficulté d’être.

Le goût de la méditation,
le sens de l’action

Autre versant : le journalisme, que Jean Tordeur pratique dès 1945, et durant quelque quarante ans. Sa carrière prend son plein essor après son entrée, en 1956, au journal Le Soir, où il créera et dirigera le service des informations culturelles, avec une attention particulière pour les pages littéraires, et où il lancera le Magazine des Arts et du Divertissement, appelé à connaître le succès que l’on sait.

Un ensemble de ses chroniques littéraires dans ce quotidien est paru, sous les auspices de l’Académie de langue et de littérature, la même année 2000 où était enfin (re)mis en lumière le chant du poète, en toutes ses saisons, ses inflexions. Ainsi L’air des lettres répond-il à Conservateur des charges. Le goût de découvrir, de faire connaître, faire aimer le talent des autres, au retour sur soi, au resserrement sur le plus profond, le plus secret, d’où naît la création poétique.

Le critique se double d’un essayiste dans des textes approfondis sur T.S. Eliot, Norge, un des aînés dont il se sentait le plus proche, ou Suzanne Lilar. Et cet art d’analyser, d’éclairer l’œuvre – et la personnalité – des écrivains se retrouve dans ses discours de réception des sept nouveaux membres qu’il accueillit à l’Académie, où il entrait en 1974, succédant à son ami Roger Bodart, et dont il serait le Secrétaire perpétuel de 1989 à 1995. Discours jamais compassés, jamais complaisants, d’une intelligence incisive, subtile et sensible.

Tel était Jean Tordeur : très présent, curieux, vigilant, s’impliquant dans le monde qui l’entourait (il fut, par exemple, un des fondateurs de la très active association culturelle Quartier des arts), mais tout autant porté vers le retrait, la contemplation, le recueillement.

Il ne séparait pas, dans la vie, la méditation et l’action. De même que, dans sa poésie, il eut le don d’unir une interrogation lancinante sur la mort et une invincible espérance.

Si tant de lumière,
parle-moi soleil,
si cet or sur terre
ouvrait les paupières
d’une âme en sommeil ?

Si c’est un chemin
montre-le-moi vite.
Vers le seul festin
que j’y précipite
ce cœur incertain.

Si c’est une porte
pousse-la pour moi
avant que soit morte
cette unique voix,

cette unique gorge
que j’ai pour parler
cette étroite forge
où je dois brûler.

Francine Ghysen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°161 (2010)