À l’écoute
Philippe JONES, Le miroir et le vrai, Phi, coll. « Graphiti », 2001
Lucien NOULLEZ, L’ouïe fine, Phi, coll. « Graphiti », 2001
La poésie, aujourd’hui, semble maudite et confinée, réservée à quelques auteurs et souvent, hélas, à d’encore plus rares lecteurs. Pourquoi garde-t-elle cette réputation d’hermétisme, de littérature pour initiés? Paie-t-elle le prix de quelques errements passés ou de l’une ou l’autre avant-garde trop remuante ? Ou s’agit-il d’une tendance de l’époque, qui pousserait auteurs, éditeurs et lecteurs à se faire discrets comme pour protéger un enfant fragile ? Il faut constater aussi que, désormais, ce qui s’écrit en prenant le risque de faire date relève plus souvent de la sphère intime que de la révolte ouverte. La poésie retrouve une voix naturelle et universelle dans le murmure ou le chuchotement. Lucien Noullez l’affirme non sans une certaine candeur : « Tousser ou faire un poème, c’est tout comme… ». Encore faut-il, après s’être éclairci la voix, avoir, comme lui, des choses à dire ou, mieux encore, une manière de dire les choses. La comparaison a ceci d’amusant que Noullez n’a pas dû tousser fréquemment… Recueilli dans l’écoute de la musique, il a certainement veillé à ne pas perturber les exécutants. L’ouïe fine s’ouvre par un petit recueil, « Pour alto », dans lequel Noullez retrace les émotions vécues au cours de quelques concerts, et se termine par des portraits de compositeurs qui sont autant de retouches personnelles. Les amateurs de musique jugeront ces textes en meilleure connaissance que moi mais j’avoue qu’ils m’ont donné l’envie d’aller m’intéresser de plus près à des sonorités qui me restent inconnues.
La majeure partie du livre n’est pas moins musicale, mais elle relève d’un autre registre puisqu’elle se tient à l’écoute du monde et montre une capacité à saisir et isoler le petit bruissement porteur de sens au milieu d’une vaste cacophonie. La simplicité qui fait le charme de ces poèmes n’est pas donnée ; elle apparaît bien plutôt comme une forme de reconquête nourrie d’attention et d’étonnements furtifs. L’auteur passe outre quelques a priori pour découvrir qu’un regard croisé dans le métro ou un mot saisi au vol éclairent bien plus le sens de la vie que les longs discours et constater que le moindre geste (Noullez parle beaucoup des mains), si futile ou si banal soit-il, entraîne un rapport aux êtres et aux choses qui implique l’homme tout entier, l’oblige à un respect et l’amène à un partage. Le poème devient donc à la fois le lieu d’un émerveillement et d’une remise en ordre personnelle : « Ça parle ou ça ne parle pas, / ça grince ou ça ne grince pas : / C’est un poème. / On n’y voit rien, mais regarde à travers / et le monde grossit. » Et de prendre conscience que ce monde existe pour avoir indiqué à un passant le chemin de la gare, ou de s’inquiéter si Dieu écoute de la musique pour marquer le désir de partager les mêmes passions.
Les mots laissent une trace sur le papier mais l’essentiel est de « [dégager] de nos épaules un amour fou » et sans tarder puisque « Quelquefois on meurt à la page suivante ». L’homme s’accomplit dans la fragilité.
Il y a, chez Philippe Jones, un sens de la simplicité comparable mais il paraît moins évident en raison, peut-être, d’une approche plus cérébrale, plus — le titre l’indique — spéculative. « L’objet ne sera tel que si la main saisit » mais aussi « l’objet devient balise d’un regard en dérive, fixe l’étonnement où se bâtit la phrase ». La même attention est à l’œuvre qui contient ici sa part de bilan (Jones, faut-il le rappeler, est d’un âge plus avancé que Noullez) et s’intéresse à la circulation entre l’objet, les sens (le regard ou la main) et le mot. Tous, s’ils se figent, deviennent précaires mais, pour Jones, rien ne s’arrête définitivement à aucun des trois pôles ; le mouvement est sans fin qui s’enrichit d’une infinie relance et d’un continuel croisement. Ici aussi, le poème tient lieu de témoignage, de trace de ce qui fut mais que le filet des mots n’a pu retenir. Cette incapacité est partagée entre le poème, qui a ses limites, et l’auteur, qui n’en fait pas mystère. Le lecteur doit prendre part à cet échange sans lequel aucun sens n’est possible. Ainsi, d’entrée, le recueil énonce « cette angoisse d’un blanc » et rappelle que « l’écrit n’est pas qu’un sens // le sens n’est pas écrit » ; il reviendra donc « à l’absent d’aviver les donnes du présent». La tâche du poète consiste à « donner à naître et enchaîner » sans se laisser piéger et sans égarer car « la blancheur est mensonge à l’urgence de l’herbe ». Ces deux poètes ne cachent ni leurs tourments ni leurs blessures mais ils veillent, à l’écoute, et lancent une « invitation à vivre » (Jones) en appelant la connivence du lecteur.
Jack Keguenne
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°119 (2001)