La guerre a parfois des effets inattendus. Alors que Paul Nothomb partant combattre aux côtés de Malraux en Espagne, le poète catalan Josep Carner, membre du gouvernement en exil, trouvait refuge à Bruxelles. C’est là qu’il la connaissance d’Émilie Noulet.
En aout 1937, à Bruxelles, le poète catalan Josep Carner – dites Carné car le « r » final ne se prononce pas – convola en secondes mais justes noces avec Émilie Noulet, rencontrée un an auparavant lors d’un séjour à caractère diplomatique. Carner était en effet ministre plénipotentiaire de troisième classe et membre du gouvernement républicain en exil. Il ne devait revoir son pays natal que peu de jours avant son décès en 1970. Il fut en Catalogne un poète de grande réputation, pour sa maitrise de la langue, pour la finesse de sa sensibilité – et pour la touche d’ironie qu’il dispensait avec un tact singulier. En France, Jean Cassou et Jules Supervielle l’appréciaient et, dans nos parages, Vandercam, Libbrecht et Norge, qui a écrit :
La musique est écoutée
Dans le silence du cœur,
c’est la force fermentée
D’une sauvage liqueur [1]
À la déclaration de guerre, le couple Carner-Noulet se réfugia au Mexique, d’où il revint à la fin des hostilités.
Josep Carner avait atteint la soixantaine. Sur son installation, rue Souveraine à Bruxelles, le poète eut ce mot : « Como Catalan, tengo más afinidades con la gente del Norte ». Il prit en charge, à l’ULB, une chaire de littérature catalane à l’Institut des Hautes Études universitaires. Selon un témoin[2], Carner ne souffrait pas de prurit auto-proclamatoire et ne se citait donc pas parmi les écrivains qui importent en Catalogne.
Mais le virus poétique était intact. En collaboration avec son épouse, il traduisit un choix de poèmes publiés sous le titre de Paliers (Bruxelles, La maison du poète, 1950) et prépara l’édition de ses œuvres complètes. Suivirent Rien que (Paris, Seghers, 1954), Nabi (Paris, Corti, 1959) et Lien (Bruxelles, L’audiothèque, s.d.). On notera aussi sa participation à un recueil d’hommage à Francis Ponge à la N.R.F. en 1956.
À l’époque de leur mariage, Émilie Noulet s’était déjà fait connaitre pour des essais sur Valéry et Mallarmé, et pour des articles donnés à de prestigieuses revues françaises (et autres). Durant les années de guerre, elle participa à une revue nommée Belgica (pourquoi pas ?) publiée à Buenos Aires. Mais c’est à Mexico qu’elle mit au point et fit éditer ses Études littéraires, ouvrage qui contient une importante étude sur « L’hermétisme dans la poésie française moderne ». Baignée dans sa jeunesse dans une atmosphère d’effluves symbolistes, Émilie Noulet était de ceux, rares, qu’un fort penchant pour les œuvres difficiles d’accès n’aveugle pas et de ceux, rarissimes, qui sans tomber dans le caniveau des fournisseurs d’interprétations clés en mains, laissent à l’énigme créatrice sa force propre, et se servent de leur lampe de poche plutôt que des projecteurs d’un quelconque système de pensée.
Après quelques vues historiques, la réflexion est centrée sur Nerval, Rimbaud, et bien sûr Mallarmé. Le « spirituel histrion » (Divagations) présente toutes les qualités, plus quelques autres caractéristiques, pour donner matière aux investigations les plus fines de la critique littéraire. En s’appuyant sur un texte de jeunesse « L’art pour tous » (sic), Émilie Noulet montre combien le Poète des Mardis s’efforçait de rendre au langage écrit un fonds cultuel, et par quels effets syntaxiques et plastiques cette liturgie se voulait moderne. Au passage, elle mentionne « les avantages de la jouissance retardée » comme dénominateur commun aux auteurs de cette trempe – ce dont la connotation érotique n’étonnera évidemment personne…
Enseignante, académicienne – elle y a côtoyé du beau linge – elle n’en avait pas moins l’esprit ouvert. Ouvert, par exemple, aux délectables machinations d’ontologie amusante d’un Jean Tardieu. Le volume qu’elle lui a consacré fait partie d’une célèbre collection aux airs carrés. Il fleure la sympathie sans complaisance et l’intelligence jamais grandiloquente qui apparaissent en filigrane dans les travaux de cette dame de lettres. D’ailleurs lisez : « On ne voit pas pourquoi la poésie ne serait pas, à l’occasion, un plaisir même bruyant ; et pourquoi ce plaisir-là serait tenu pour moins profond et moins humain que la transe angoissée. Tant que l’on rit, quelque chose en nous reste invaincu ; en des temps menacés, il importe de sauver la gaieté »[3].
Daniel Meyer
[1] « Le Cyprès », dans L’obra de Josep Carner, Barcelone, Editorial Selecta, 1959.
[2] « Carner en Bruselas », par Juan Ortega Costa.
[3] Émilie NOULET, Jean Tardieu, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1964.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°111 (2000)