Un père
Le 5 octobre prochain, Joseph Hanse aura nonante ans. Pour souhaiter un bon anniversaire à cet homme à qui les lettres belges de langue française doivent tant, Le Carnet et les Instants se fait un bonheur de présenter un portrait en mosaïque de son attachante personnalité. À commencer par l’évocation de Marc Quaghebeur, qui retrace le parcours intellectuel d’un père.
De calmes paris structurent cette vie placée à l’enseigne de Pascal et d’Ulenspiegel. Ils se fondèrent sur la conviction qu’on peut allier la liberté à la fidélité. Ils impliquaient le risque permanent, l’absence de garant tangible, et l’ouverture intelligente aux différences. Ils postulent l’abnégation, qui est tout autre chose que le masochisme ; excluent la désertion de soi comme la dénégation de l’origine ; supposent l’étrange mélange de fermeté et de bonté qui fait les pères.
Tout commence, si l’on excepte le terreau et le secret qui sont l’enfance, avec un livre. Celui-ci transmue en vie l’érudition, passe outre aux interdits, remet les pendules à l’heure, sert – aujourd’hui encore – de socle critique à l’étude d’une œuvre, et désigne, presque mythiquement, l’origine de l’approche scientifique de nos lettres. Lorsqu’il défend en 1925 la thèse de doctorat qu’il a décidé de consacrer à Charles de Coster et la littérature belge, Joseph Hanse fait en effet bien plus que conquérir des palmes universitaires, qui ne lui seront d’ailleurs jamais ménagées.
En refusant de limiter son étude à la question des influences, il récuse non seulement une forme désuète de philologie mais aussi le discours des élites belges qui s’ingéniaient – et s’ingénient encore souvent – à faire accroire à l’absence de spécificité d’une littérature. En consacrant d’autre part au premier auteur important de notre 19e siècle une vraie monographie, et en acceptant de le mettre en pleine lumière et de bousculer des préjugés universitaires qui auront la vie tenace, il pose un authentique acte fondateur. En élevant La légende d’Ulenspiegel à la dignité critique, cet acte ouvre à part entière, à la future Communauté française de Belgique, cet espace linguistique et imaginaire propre, en dehors duquel il n’est pas de destin collectif. En cherchant par la suite à situer, au sein de la littérature française au sens large, l’atypique Légende, Joseph Hanse ferraille âprement en faveur d’une vision plurielle de la francophonie qui heurte les atavismes de l’Hexagone et met à mal les agissements que dénoncera plus tard Jean Louvet : « éduque(r) des générations uniquement avec la civilisation du pays voisin… ».
L’espiègle libertaire
Quelle figure plus alerte et plus belle que celle de l’espiègle libertaire, et pourtant patriote, eût pu requérir en 1922 l’attention et la passion de l’enfant de Floreffe qui allait faire de l’amour de sa langue et de la fidélité à son terroir les principes cardinaux de son action d’historien des lettres, de professeur, et de grammairien ? L’éternelle jeunesse d’Ulenspiegel ne constitue-t-elle pas le filigrane de cette existence vouée aux autres dans la joie ? N’implique-t-elle pas cette franchise, cette audace et ce non-conformisme qu’un visage n’a cessé de révéler, et qui donne à cette carrière académique exemplaire une liberté et un éclat peu communs ?
Qu’au sein de son grand âge, à l’heure de la consécration suprême du doctorat honoris causa à Bologne, ce soit à la capacité vitale de La légende d’Ulenspiegel que le lauréat entende, une fois encore, se référer, devrait faire sérieusement songer puristes et racornis, et invite en tout cas à méditer. Nul hasard en effet dans ce choix obstiné d’un chef-d’œuvre inclassable qui marqua d’une pierre angulaire – qu’aucun pouvoir ne peut vraiment récupérer – la naissance d’une littérature ! La voix qui y scintille n’est-elle pas celle de la tendresse et de la liberté ? De la vérité qui ne se prend pas au sérieux mais ne se marchande pas ? Et ne revêt-elle pas les plus d’une langue rocailleuse et savante, charnelle à la façon de son plus passionné commentateur ?
L’indicible souffrance
À l’autre bout des passions de Joseph Hanse : Maeterlinck, l’homme de l’indicible souffrance que rachète seule la musique éperdue de la langue, l’aristocratique précurseur des formes de la modernité insatisfaite d’elle-même, l’héritier des contes et des chansons, le traducteur des mystiques, l’inlassable essayiste soucieux d’ouvrir les portes du jardin du Grand Secret. Il lui consacre beaucoup d’énergie et d’intelligence, appliquant à son propos une méthode d’explication génétique qui permet d’entrevoir comment le chef-d’œuvre se dégage de l’origine et des influences. Comme la liberté advient avec la grâce et la maitrise…
Entre ces deux repères du 19e siècle, dont le volume Naissance d’une littérature permettra de prendre toute la mesure d’innombrables études qui ne négligent pas les petits auteurs. S’ils n’atteignent pas à l’œuvre, ils permettent par contre de restituer l’histoire et la prolifération contradictoire d’où sont issus les textes qui sortirent la romanité belge de la condition d’aire latérale où les confina pour deux siècles le règne de Philippe II. La dignité d’un peuple suppose qu’on lui restitue son histoire sans la manipuler. Ces pages en donnent, et la texture, et les sommets, pour les années qui vont de 1830 à 1890. Elles n’essaient pas d’occulter sottement la part qu’y prirent des écrivains dont le lieu de naissance s’accommode mal des territoires actuellement consentis aux Francophones de Belgique. Part essentielle sans laquelle un Mockel, par exemple, demeure incompréhensible.
Verhaeren fait donc aussi l’objet de l’attention du maitre qui estime essentiel d’en restituer le geste. Comme l’auteur des Forces tumultueuses ne cessait, à chaque réédition de ses textes, de les remanier profondément, Joseph Hanse s’attelle, dès le milieu des années cinquante, à déterminer les bases d’une édition critique tentaculaire qu’il prépare en mettant en chantier à Louvain nombre de mémoires de licence. Ce grand’œuvre verra le jour l’an prochain dans la collection scientifique des Archives et Musée de la littérature, l’institution que Joseph Hanse fonda en 1958 pour donner aux Lettres belges de langue française les moyens de conservation et de diffusion en dehors desquels cette littérature, déjà mal aimée de l’édition nationale, avait fort peu de chance de demeurer dans les mémoires.
C’est-à-dire la vie…
L’obsession de la mémoire vivante, active et régénératrice – c’est-à-dire de la vie -, caractérise bien l’action scientifique et humaine de celui auquel nous devons ‘avoir accès à notre patrimoine littéraire. Méthode comparable en somme à celle qu’il n’a cessé de déployer vis-à-vis de la langue, de ses critiques comme de ses précipices, de ses surgeons, comme de ses chiendents.
Partant des trois grands auteurs qu’il ne cessa de fréquenter, Joseph Hanse disait le 12 août dernier que, si le chef-d’œuvre de De Coster témoigne à tout jamais de l’impérieuse liberté, l’œuvre de Maeterlinck atteste par contre l’envergure exceptionnelle d’une démarche tandis que celle de Verhaeren témoigne tout d’abord d’une manière de faire.
Liberté, envergure, manière de faire… Ces trois qualifications ne désignent-elles pas, mieux qu’aucune autre, une personnalité qui préféra refuser pour son nonantième anniversaire les honneurs qu’on lui proposait ? L’héritier d’Ulenspiegel et du pari pascalien peut-il avoir pour horizon l’opacité de sa propre gloriole ?
C’est de servir à la conscience et à la connaissance, de trouver les moyens de faire accéder un peuple à son autonomie tout en le maintenant dans le grand courant de la vie de sa langue qu’il s’est agi dans cette vie. Saluons-la dans son éclat qui est d’abord un chemin. Avec, sur les confins, ses horizons : Floreffe et la campagne wallonne d’une part, la vieille université de Louvain, transplantée sur le plateau de Lauzelle, d’autre part. Rêvons aussi aux pures figures qu’il ne cesse de suivre dans les nuages : Thyl et Nele pour la verdeur, Pelléas et Mélisande pour la douleur.
Marc Quaghebeur
Repère bibliographiques
Charles De Coster, La renaissance du livre et Librairie universitaire de Louvain, 1928
Charles De Coster, La légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et d’ailleurs, pages choisies et présentées par Joseph Hans, Labor, 1941
Dictionnaire des difficultés grammaticales et lexicologiques, Baude, 1949
Histoire illustrée des lettres françaises de Belgique, sous la direction de Gustave Charlier et Joseph Hanse, La renaissance du livre, 1958
Charles De Coster, La légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et d’ailleurs, édition définitive établie et présentée par Joseph Hanse, La renaissance du livre, 1959, rééd. Labor, coll. « Espace Nord »
Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, Duculot, 1983
Charles De Coster, Légendes flamandes, édition critique établie et présentée par Joseph Hanse, Labor, coll. « Archives du futur », 1990
Naissance d’une littérature, Labor, coll. « Archives du futur », 1992
L’apprentissage de la liberté
Poète et homme de théâtre, Pierre Debauche eut Joseph Hanse comme professeur à l’Université de Louvain. Dans un long entretien avec Marc Quaghebeur et Michel Gheude, il rappelle quelques traits de celui qu’il considère comme l’un de ses deux maitres (l’autre étant Ghelderode). Il évoque ici la figure morale du chercheur, ce qu’elle représente pour lui dans le contexte belge.
« Il est clair que l’esthétique personnelle de Joseph Hanse, son intuition, son discours, sa droiture, sa bonté, ses connaissances, l’immense terrain qu’il couvre, c’est clair que cela vient de très très loin, dans des racines qui sont proprement de chez nous. Il n’y a pas d’erreurs : c’est vraiment ressemblant. C’est pour les mêmes raisons que j’aime mieux qu’on me raconte la liberté à travers Ulenspiegel qu’à travers certains moments expressément patriotiques. Je veux dire : il y a tout ce chemin-là de liberté qui a forgé cette nation-là, qui est la mienne. Je me sens en terrain de connaissance. […]
Quand vous avez à faire à un grand universitaire qui a des dizaines de milliers de fiches de plus que les autres, ça suffit pour s’asseoir et profiter de la vie. Il a fait son travail. La liberté, ça consiste à trouver que ça ne suffit pas et à dire qu’on n’est pas son propre ancien combattant, qu’il faut tout le temps avancer dans sa recherche, avancer en étant aux aguets, en étant le franc-tireur de soi-même. Joseph Hanse a fait ça toute sa vie. Ça c’est la liberté. L’enfermement, c’est se prendre au sérieux, c’est dire que ça y est, j’ai tout bien fait, je reçois des compliments de partout, c’est fini, maintenant on est prié de me saluer en entrant et de dire Monsieur le Professeur. C’est fini, la vie s’arrête. Mais ce n’est pas la liberté, ça. C’est dans ce sens-là qu’il m’a appris la liberté ».
Pierre Debauche
Extrait retranscrit d’une série de huit émissions vidéo réalisées par Jean-Paul Lavaud. Ces émissions accompagnent la sortie du livre Naissance d’une littérature (Labor). Elles contiennent des interviews de M. Wilmet (ULB), J.-M. Klinkenberg (ULg)), D. Blampain (STI), l’abbé F.-J. Mertens (UCL), M. Quaghebeur, J.-P. Verheggen, Pierre Debauche, Henry Bauchau
Le soir où J.H. mit la France au défi
C’était l’automne 1983. Sur le plateau de son émission Apostrophes, Bernard Pivot recevait quelques romanciers et deux linguistes : Claude Dubois, directeur du Petit Larousse illustré et Joseph Hanse, qui venait de faire paraitre son Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne (chez Duculot). D’emblée le présentateur lâcha une phrase qui en disait long sur son admiration pour le livre qu’il présentait au public : « On disait le Grevisse, on dira bientôt le Hanse ». (Faut-il préciser que cette appréciation flatteuse fut par la suite abondamment citée par les éditeurs de l’ouvrage en question ?)
Modeste et tranquille, Joseph Hanse faisait face à la caméra comme s’il avait été un vieil habitué des studios. Il était alors à quelques jours de son quatre-vingt-unième anniversaire. C’est précisément cet âge qui étonnait Pivot. Pourquoi, demande-t-il, avoir attendu si longtemps pour publier ce dictionnaire, dont une première version avait été réalisée en 1949 ? – « Parce que j’avais confiance dans la vie », répond son invité, souverain. Et de raconter alors qu’en 1973, au moment où il était devenu professeur émérite, il avait recommencé à mettre de l’ordre dans les fiches qu’il n’avait cessé d’accumuler tout au long de sa carrière de chercheur épris de langue et de littérature. Mais « émérite » est un mot peu familier aux oreilles françaises, du moins dans le sens que nos universités continuent à faire vivre. Pivot se devait donc de faire expliquer la différence qu’il peut y avoir entre un professeur et un buveur émérites…
La conversation se poursuivit longtemps, dans la bonne humeur d’esprits malicieux. On connut les nuances qui permettent de distinguer un cachet d’un comprimé ; on sut que perchiste désignait le sauteur à la perche, avant de remplacer dans les studios l’anglais perchman ; on apprit comment l’auteur, de passage dans un grand magasin, découvrit un jour le mot « coordonnées », pour des vêtements, et comment il se fit expliquer par le chef de rayon ce que cela représentait exactement, car pour un linguiste, c’est l’usage qui sert de guide. Le temps passait, agréable et léger. Jusqu’au moment où Pivot voulut en savoir plus sur les concours d’orthographe que Joseph Hanse organisait en Belgique depuis plusieurs années. C’est alors que celui-ci prononça ces paroles historiques : « Je mets la France au défi d’organiser des championnats d’orthographe ». On sait comment l’apostrophé releva le gant.
Carmelo Virone
« Le grammairien, qui règne sur ma langue »
Je suis assise à la table familiale, tout le monde est là, mais, à cause des brouilles – on se doute que Rose avait des brouilles – , cela ne doit pas monter à plus de huit ou dix personnes. J’avais sous la plume : il fait bruyant et agité, mais Hanse, le grammairien qui règne sur ma langue, me le défend, qui conseille d’éviter un emploi insolite en France. Insolite ? J’hésite, car insolite n’est pas synonyme d’incorrect. Il fait étouffant, mauvais, pesant, ou même il fait vilain est bon : c’est qu’il s’agit du temps. Mais quand l’humeur, dans ma famille, est au remue-ménage et que j’endure comme on fait les prémices de l’orage, sentant confusément croitre l’anxiété, ne suis-je pas fondée à dire qu’il fait lourd, bruyant, agité et que la tension des esprits fait menace ?
Jacqueline Harpman
Extrait de La fille démantelée, Stock, 1990
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°74 (1992)