
Joseph Noiret
À l’annonce du décès de Joseph Noiret, Pierre Puttemans s’est proposé d’écrire un hommage à l’écrivain. Ce bref texte initial s’est transformé en une savoureuse évocation des péripéties qui ont marqué l’existence de Cobra et du groupe Phantomas ainsi que la relation amicale entre les deux écrivains.
De Cobra à l’Estaminet
Il y a quelques années, comme j’entrais au vernissage d’une exposition du « Salon d’Art et de coiffure » tenu par Marchetti rue Hôtel des Monnaies à Saint-Gilles, Joseph Noiret me dit : « Un jour, tu entreras seul dans une réception de ce genre, et on dira : Tiens, voilà les Sept Types en Or. »
J’ai fait la connaissance de Joseph Noiret en 1960, lors de mon premier contact avec la revue Phantomas. À la suggestion de Paul Bourgoignie, j’avais publié mon premier recueil à la Louvière en 1959 aux Editions de Montbliart ; à celle d’Alain Bosquet de Thoran, je l’avais adressé à Théodore Koenig, qui me demanda des textes pour un numéro en préparation ; ceux-ci parurent dans le n°15-16 « Climatique » (essentiellement consacré à la musique), mais je ne pris contact avec les membres de la revue qu’un an plus tard.
Comme on le sait, Phantomas fut créée en 1953 par Théodore Koenig, Joseph Noiret et Marcel Havrenne ; le premier numéro parut sous la couverture de Temps Mêlés, qui avait été fondée par André Blavier. Peu de personnages furent plus contrastés que ces trois fondateurs. À la disparition de Cobra en 1951, Marcel Havrenne (1912-1957) avait participé au groupe Ruptures, au surréalisme révolutionnaire et à Cobra ; écrivain discret, grand inventeur d’aphorismes mais finalement peu productif, il avait souhaité la création d’une « revuette » libre et féroce au besoin, indépendante de toute école littéraire mais très exigeante quant à la qualité et à la rigueur de ses écrits. Théodore Koenig, grand extraverti qui avait vécu quelques années au Canada et avait adhéré Cobra dès 1949, avait publié quelques textes et recueils assez courts dans un ton proche de Dada, des ‘pataphysiciens (d’où vient le Ph du titre Phantomas) et des surréalistes. Joseph Noiret, le plus jeune des trois, avait brièvement fait partie avec Christian Dotremont du surréalisme révolutionnaire jusqu’à la rupture fracassante qui se traduisit dans le manifeste « La cause était entendue » et la création de Cobra (Copenhague/Bruxelles/Amsterdam), dont le rayonnement allait évidemment se répandre au-delà de ces trois villes et de leur pays. Malgré un goût pour la discrétion et une horreur quasi viscérale de toute théorisation et de tout manifeste, il était sans doute le plus porté à émettre des jugements critiques parfois féroces, à rédiger des préfaces de livres ou d’expositions.
Aux signataires du manifeste allaient se joindre un nombre limité mais significatif d’artistes qui partagèrent leur vie et leur travail, comme le peintre et musicien Jacques Calonne, dont une participation à Phantomas ne put malheureusement se faire.
Plusieurs mythes doivent être démontés ici. D’une part, celui d’une rupture avec la France tout entière, et avec Paris en particulier qui la résumerait comme une globalité : d’une part, l’acronyme Cobra me paraît plus inclusif qu’exclusif ; nombre d’artistes français vont très rapidement se joindre au mouvement, qui est ainsi plus lié au rejet d’une théorisation univoque et du dogmatisme qu’à tout autre rejet. Il est significatif, à cet égard, que des artistes comme le poète Edouard Jaguer, l’écrivain Michel Ragon, le peintre Jean-Michel Atlan ou le peintre Jacques Doucet apparaissent comme des alliés de la première heure, ainsi que le montrent les publications et les productions de Cobra ; d’autre part, le mythe d’une vie collective et de je ne sais quel gothul qui y serait lié. Les ateliers collectifs comme celui du Marais et ceux du Sablon ont témoigné d’un travail en commun, et de rien d’autre. Enfin, il est évident que Cobra aura durablement inspiré nombre de réalisations majeures de l’après-guerre et au-delà, comme en témoignent, par exemple, les collections du musée Louisiana, au nord de Copenhague, ou ce que firent les créateurs de Cobra après sa fin « officielle » ; rappelons, par exemple, que les fameux logogrammes de Dotremont datent d’après cette fin. Retrouvant les grandes intuitions de Rimbaud ou de Jarry, l’attention portée aux cultures populaires et à la création spontanée – comparable à la découverte, au début du 20e siècle, de l’ « art nègre » par les artistes d’avant-garde, aurait dû montrer la vanité du dogmatisme à sens unique.
Malgré tout, je reste stupéfait du contenu de l’exposition Cobra au Musée d’Art Moderne, à laquelle le directeur Michel Draguet fit figurer des artistes qui n’avaient suivi le mouvement que de très loin, et à le prolonger jusque dans les années 70. Il reste à jeter un regard critique sur la « querelle des héritiers ». Mais c’est là une autre histoire… Retenons que Christian Dotremont mourut à Tervueren en 1979 en faisant un clin d’œil à Noiret et Alechinsky, qui lui tenaient les mains. Le meilleur commentaire qui ait été fait sur son œuvre, en dehors des nombreux articles que Noiret lui a consacrés, me paraît être la préface d’Yves Bonnefoy parue au Mercure de France.
Après avoir habité au n° 32 de la rue des Éperonniers à Bruxelles, Dotremont avait vécu au n° 10 de la rue de la Paille ; on songea à y installer un musée Cobra, tandis que l’administration de la Ville voulait démolir la maison, jugée insalubre. En 1989, Noiret et Vandercam taguèrent sur la façade Cobra n’a pas dit notre dernier mot. Deux avant-projets de réhabilitation furent proposés : l’un d’eux était dû à l’architecte liégeois Claude Strebelle, frère du sculpteur Olivier qui avait fréquenté les Ateliers du Marais ; l’autre à l’architecte hollandais Aldo Van Eyck, qui était proche de Karel Appel. La Commission des Monuments et des Sites intervint, mais rien n’y fit, et la maison fut détruite.
La cause était entendue
Les représentants belges, danois et hollandais à la conférence du Centre international de documentation sur l’art d’avant-garde à Paris jugent que celle-ci n’a mené à rien. La résolution qui a été votée à la séance de clôture ne fait qu’exprimer le manque total d’un accord suffisant pour justifier le fait même de la réunion.
Nous voyons comme seul chemin pour continuer l’activité internationale une collaboration organique expérimentale qui évite toute théorie stérile et dogmatique.
Aussi décidons-nous de ne plus assister aux conférences dont le programme et l’atmosphère ne sont pas favorables à un développement de notre travail. Nous avons pu constater, nous, que nos façons de vivre, de travailler, de sentir étaient communes ; nous nous entendons sur le plan pratique et nous refusons de nous embrigader dans une unité théorique artificielle. Nous travaillons ensemble, nous travaillerons ensemble.
C’est dans un esprit d’efficacité que nous ajoutons à nos expériences nationales une expérience dialectique entre nos groupes. Si, actuellement, nous ne voyons pas ailleurs qu’entre nous d’activité internationale, nous faisons appel cependant aux artistes de n’importe quel pays qui puissent travailler – qui puissent travailler dans notre sens.
CENTRE SURREALISTE-REVOLUTIONNAIRE EN BELGIQUE : Dotremont, Noiret.
GROUPE EXPERIMENTAL DANOIS : Jorn.
GROUPE EXPERIMENTAL HOLLANDAIS : Appel, Constant, Corneille.
Paris, le 8 novembre 48
Nom et adresse provisoires :
COBRA, 32, rue des Éperonniers, Bruxelles.
Longtemps, Joseph Noiret et Serge Vandercam firent des œuvres communes, dénommées collages-mots ou peintures-mots, créées dans une sorte de transe.
Cité notamment dans le ChronoCobra de Joseph Noiret, le texte fondateur de Phantomas est peut-être cette lettre de Marcel Havrenne adressée en 1953 à Joseph Noiret, où il déclare : « Je médite un vague projet de revuette plus ou moins anonyme, avec bouquet garni de ‘pataphysique, engueulades, coups de pied occultes strictement métaphoriques ».
Phantomas groupa des auteurs de provenances diverses : l’architecte Paul Bougoignie était membre du groupe surréaliste bruxellois (avec Paul Nougé, André Souris et Camille Goemans) et publia ses textes aussi bien au sein de Cobra que des Lèvres Nues; il s’affichait clairement comme communiste ; les jumeaux Marcel et Gabriel Piqueray, publiés dès avant la Seconde Guerre mondiale par Max Pol Fouchet dans la petite collection Fontaine, étaient d’inclassables francs-tireurs qui ne semblaient avoir été influencés à leurs débuts que par Marcel Lecomte, qui fut leur « pion » à l’athénée ; François Jacqmin, que Noiret avait rencontré lors de son service militaire à la caserne Dailly à Bruxelles et qui avait écrit aussi bien en anglais qu’en français, appartenait clairement à une veine classique et plus ou moins mallarméenne de la poésie. Des collaborateurs plus occasionnels comme le surréaliste louviérois Achille Chavée, les Louviérois André Balthazar et Pol Bury qui n’allaient pas tarder à fonder le Daily Bul, le surréaliste et maoïste bruxellois Louis Scutenaire (qui fut un grand ami de Magritte), le dadaïste anversois Paul Neuhuys (éditeur de la revue Ça Ira) ou Marcel Lecomte, déjà nommé, participèrent à la nouvelle revue, comme les peintres Wout Hoeboer (dadaïste hollandais qui avait franchi la frontière belge en 1940 dans un chargement de harengs et qui joua le rôle d’un mendiant aveugle dans L’Imitation du Cinéma), Hélène et Filip Martin, Sergio Dangelo, Maurice Wyckaert, le peintre Robert Willems qui dessina la couverture du numéro post-ultime de juin 2005, quelques anciens de Cobra, les photographes Georges Thiry (dit Compott), Katina Avgouloupis, Etienne Lecomte, etc. Paul Colinet (mort comme Havrenne en 1957) fut aussi un collaborateur de Phantomas.
La plupart de ces rencontres sont évoquées dans le numéro 100-111 de Phantomas de 1971 (« La Mémoire ») et particulièrement dans la partie de la revue intitulée « La Belgique sauvage » qui fit l’objet d’un tiré à part ; elles le sont également dans le catalogue de 1975 du Musée d’Ixelles. Elles le sont encore dans le livre de Théodore Koenig, Histoire de la Peinture chez Phantomas, Ed. Lebeer Hossmann, 1990, dans lequel, malheureusement, l’auteur confond trop souvent l’histoire de la revue avec sa propre histoire, et qui contient de nombreuses erreurs de dates ou de noms. Le mérite principal de cet ouvrage est toutefois de montrer que les choix esthétiques et intellectuels de Phantomas n’étaient pas ceux d’un avant-gardisme classique. Probablement datée de 1977, une affiche du graphiste Eugène Quix montre l’ « Arbre généalogique de la Belgique Sauvage », de Résurrection (1917) au Vocatif (1972).
Joseph Noiret fut sans doute, avec moi qui suis architecte, le seul collaborateur que le métier « civil » n’ennuyait pas : il enseigna la littérature et la philosophie dans le réseau secondaire, puis à l’IESS avant de le faire à La Cambre. Koenig, ingénieur chimiste, traitait d’import/export avec l’Allemagne de l’Est ; Jacqmin était traducteur chez Cockerill ; Marcel Piqueray était directeur au Moniteur et son frère Gabriel laborantin aux Cokeries du Marly qui étaient le site le plus pollué de Bruxelles ; le très minutieux Paul Bourgoignie était architecte mais ne fut jamais auteur de projets.
Après les réunions fondatrices dans la « cuisine-cave » de Marcel Havrenne au n° 28 de la rue Marie-Henriette à Ixelles, les rencontres très nombreuses de l’équipe de Phantomas eurent lieu le plus souvent chez Koenig à Forest, avenue des Sept Bonniers, puis à Uccle, au n° 75 de l’avenue de Floréal. On y proposait le thème des numéros à venir, on y recevait les amis peintres ou musiciens. Quelques réunions se tinrent chez moi rue de l’Abbaye à Ixelles, chez Serge Vandercam ou chez Gabriel Piqueray rue du Dragon à Rhode-Saint-Genèse. Outre un thème central, Phantomas comportait une partie critique dénommée « Tête d’une jetée – Aristarkophilies », des rubriques intitulées « Les Arts en visite » ou « Les visites en art » et des textes non signés, rédigés parfois collectivement, dénommés « Echos/Soupirs ».
Les questions d’actualité politique ou idéologique étaient très rarement évoquées ; toutefois, Noiret exprima très rapidement son dégoût du réalisme socialiste, à l’heure où les Lettres Françaises, sous la responsabilité de Louis Aragon, prônaient la peinture de Fougeron et d’autres. L’affaire du portrait de Staline par Picasso et les explications emberlificotées qu’en donna Aragon furent un des sommets du ridicule, de même, sans doute, que la petite brochure sur Gustave Courbet que le même Aragon crut devoir publier. Peut-être sont-ce là les sources plus ou moins lointaines de la rupture des « communistes » Noiret et Dotremont avec le surréalisme révolutionnaire. L’opposition à un certain communisme se traduira notamment dans le texte de Dotremont, « Le réalisme socialiste contre la révolution », Bruxelles : Cobra, 1950 (cité par Joseph Noiret dans « Cobra », in Phantomas n°100-111 « La Mémoire »). Comme cela a été signalé ci-dessus, après la fin de Cobra, Joseph Noiret allait poursuivre avec Serge Vandercam une expérience d’œuvres communes dont on trouvera les traces dans divers tableaux, l’aménagement d’une station de métro bruxelloise (Joséphine-Charlotte), une réalisation située au musée du Sart-Tilman, etc.
Le rejet de principe de toute théorisation n’empêcha pas Phantomas d’accepter en juin 1961 la demande d’un Manifeste en Service Commandé, qui connut deux versions (et deux publications) successives (numéros 24 et 25 de la revue), et fut fortement discuté par les participants à la revue. La demande était faite par Pierre-Louis Flouquet, directeur du Journal des Poètes et de diverses revues d’architecture, peintre et poète lui-même et auteur des vitraux cubistes du bâtiment central de la place des coopérateurs à la Cité Moderne de Victor Bourgeois au début des années vingt. La seconde version du Manifeste fut fortement discutée lors d’une réunion au restaurant du Mâcon à Uccle, à laquelle je participai. Dans ce texte politiquement révisé et qui fait notamment référence à Lénine, Phantomas est défini (comme dans sa première version) comme « un Fuégien aux Tuileries » ou « un iguanodon en ses jardins de Villandry », ce qui complète à sa façon des formulations comme « la revue PHANTOMAS c’est Popocatepetl six fois par an ». À la relecture, le Manifeste me paraît rester boiteux et trop ancré sur des idées convenues sur la société et les bonnes mœurs.
La pratique des numéros doubles, triples, etc. apparaît assez vite : les plus importants de ceux-ci commencent de paraître dès le n° 26-30 (L’Amour) et 31-34 (L’Humour Vert). En même temps, la revue sera plus luxueuse et perdra peu à peu son caractère corrosif.
Dada revient souvent dans les références de base de la revue, en la personne de Paul Joostens, de Raoul Hausmann, de Clément Pansaers ou de Wout Hoeboer, déjà nommé. Enfin, il faut souligner ici que Cobra et Phantomas, bien qu’appartenant à la même constellation et ayant des acteurs communs, constituent des entreprises distinctes. La principale caractéristique de Phantomas est sans doute de mêler exigence dans l’écriture et hypotension dans le fond.
Malgré l’amitié qui liait Koenig à Alain Jouffroy, à Serge Fauchereau et à Jean-Clarence Lambert, les liaisons fréquentes avec certains artistes français (voir à ce sujet le n° 63-67 « Apparatus »), ne furent pas toujours évidentes pour qui aura suivi de près la démarche de la revue – mais, après tout, Phantomas n’avait-elle pas surgi de Temps Mêlés en 1953 ? Théodore possédait une seconde résidence en Ligurie ; et de nombreux artistes italiens, comme Sergio Dangelo, Emilio Scanavino ou le couple Oberto furent, eux, très proches de l’esprit de Phantomas. Le n° 4-5 consacré à l’Ecosse utilise ce pays comme simple métaphore. Quant au numéro 35-36 consacré à la Colombie, je n’y vois qu’une publication de pure opportunité. La couverture de l’Histoire de la Peinture chez Phantomas est un dessin d’Eliane Pochet, représentant une carte qui lie Bruxelles à la Ligurie et à Paris : cette carte me paraît entretenir la confusion. Que pensait Noiret de tout ceci ? À ma connaissance, il ne s’est guère prononcé sur ces points, mais on notera qu’il est curieusement absent du n° 45-49 (« Italie ») et que ce numéro contient entre autres des textes anciens de Gabriele d’Annunzio, dont la présence peut être interprétée comme ambiguë.
La collection Phantomas Acoustic Museum fait son apparition en 1961 et ne comprend que peu de publications. Les plus significatives sont, à mon sens, les Histoires naturelles de la crevêche, déjà cité, les Non inhibited poems de Marcel et Gabriel Piqueray et le livre que Théodore Koenig a consacré à Wout Hoeboer en 1977.
L’appellation Sept Types en Or paraît avoir été créée par Théodore Koenig en 1979, par allusion au film italien Sept Hommes en Or, parodique et policier. Le poète surréaliste Alain Jouffroy préfaça la réunion des numéros spéciaux de la revue en un seul volume, sous le titre « Introduction à la grève des poètes belges ». Une Anthologie pratique des Sept types en Or, fut éditée par GRP à Paris en 1986. Elle est illustrée par Paul Franck, et préfacée par Alain Borer. La même année, Paul Franck expose ses portraits à Ramet-Flémalle, au centre culturel de la Châtaigneraie.
Sur le plan poétique, Noiret paraît s’être essentiellement interrogé sur le langage et le mécanisme de l’écriture, comme en témoignent L’œil, l’oreille et le lieu, ou Tas de mots, mise en scène des regards. L’aphorisme ou le jeu de mots apparaissent moins que chez Koenig ou Bourgoignie. A cet égard, il est plus proche de François Jacqmin.
Le départ de Théodore Koenig pour Paris à la fin de 1980 marque la fin de parution de la revue, comme le signale son « numéro ultime » qui contient, en guise d’adieu, un « Manifeste d’une présence d’esprit manifeste » et « La revue Phantomas assise dans l’aire du cabinet d’amateur », tous deux écrits par Koenig.
Joseph Noiret fonda en novembre 1993 une « revuette » plus confidentielle et à nouveau corrosive et parfois facétieuse, L’Estaminet, qui parut « au fur et à mesure des besoins », sous l’enseigne « à l’improviste ». Il y publia des textes inédits des anciens collaborateurs de Phantomas, une partie de la correspondance de Christian Dotremont avec Noiret, etc. L’esprit des premiers numéros de Phantomas y est revenu. Un des numéros de L’Estaminet contient le manifeste du Wet Art, ou du dessin éphémère sur la buée des vitres. Le premier numéro comporte 26 pages ; il est entièrement constitué par un choix de textes de Marcel Havrenne et s’ouvre par un avant-propos de Jean Paulhan. La dernière livraison de L’Estaminet porte le n° 21 ; elle comporte 24 pages, date de 2004 et m’est consacrée. Les projets de Noiret pour une publication complète des lettres de Dotremont et le rassemblement des écrits introuvables et inédits de Marcel Havrenne ne purent voir le jour par suite de la maladie de Noiret.
La direction de La Cambre
Comme on le sait, Joseph Noiret est devenu directeur de La Cambre en 1979 et fut le premier directeur de l’Institut après la scission de l’enseignement des beaux-arts et de l’architecture résultant de la loi De Bondt de 1977. L’Institut Supérieur des Arts Décoratifs fut fondé par Henry Van de Velde en décembre 1926 à la demande de Camille Huysmans, mais ne devint pleinement « fonctionnel » qu’en 1928. L’écrivain flamand Herman Teirlinck lui succéda en 1935, période durant laquelle La Cambre devint l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et des Art Décoratifs. L’architecte anversois Léon Stynen lui succéda en 1951. Ce fut ensuite le tour du critique d’art Robert-Louis Delevoy, directeur de la galerie Apollo, qui cédera son mandat en 1969 à Joseph Noiret pour ce qui concerne les Arts Décoratifs (devenus Visuels entre-temps). Les nouvelles structures politiques de la Belgique feront passer le caractère national de l’Institut du côté du Ministère de la Communauté Française. Les nominations de professeurs non francophones seront désormais exclues.
Après avoir enseigné la littérature et la philosophie dans l’enseignement secondaire puis à La Cambre en même temps qu’à l’Institut d’Etudes Sociales de l’Etat, Joseph Noiret prend donc la direction d’une école où se marquaient encore fortement les effets de mai 68. Delevoy avait fait de La Cambre une sorte de carrefour battu par les vents, y avait créé plusieurs sections comme celles de l’Industrial Design ou du Cinéma, mais abandonné plusieurs projets en cours de route. Joseph Noiret, lui, créera très rapidement la section de restauration d’œuvres d’art. Une de ses premières actions fut de faire restaurer une toile de Victor Servranckx retrouvée dans les greniers de l’école, et qui ornera son bureau pendant toute la durée de son mandat. Aujourd’hui, cet enseignement est considéré comme un des meilleurs du monde, et des accords de coopération avec l’Institut royal, du patrimoine artistique ont été conclus.
L’atelier d’ « Espaces urbains et ruraux », qui succéda successivement à l’atelier du vitrail et à celui de Transparence et matières de synthèse, fut rebaptisé par Noiret, et animé au départ par Jean Glibert. L’atelier de Haute Couture, présent jusqu’en 1964-1965, refit surface après quelques années d’éclipse, sous le nom d’atelier de stylisme. Des défilés de mode furent organisés dans plusieurs lieux publics de la capitale. Enfin, Noiret confiera à Yannick Bruynoghe (tôt disparu et proche de Phantomas) un cours d’histoire du jazz.
Noiret eut maille à partir avec le Fonds des bâtiments scolaires à propos de la rénovation du bâtiment n° 14, qui fut finalement entièrement reconstruit par suite de l’impéritie de l’administration. De même, la petite commission de programmation du n° 14, dont je faisais partie, ne fut pas écoutée par les fonctionnaires du Fonds. Il fit couvrir la grande cour du n° 14 pour en faire un espace qui sert désormais à toutes les manifestations publiques de l’école (expositions, inaugurations, rentrées académiques et autres). D’autres difficultés apparurent dans la dégradation progressive de l’« Hôtel Van de Velde » (ancienne double maison De Bodt, construite en 1931-1932 au n° 29 de l’avenue F.D. Roosevelt) et qui accueille quelques ateliers de La Cambre. Aujourd’hui, ces problèmes sont encore loin d’être résolus.
La nomination de certains professeurs fut parfois assez pittoresque. Serge Vandercam, que rien ne préparait à cette fonction, fut désigné pour apprendre des rudiments techniques aux étudiants en restauration. Un lundi matin, Noiret me téléphona pour me dire qu’Annick Brauman, qui enseignait l’histoire de l’architecture, venait de le lâcher. « – Tu commenceras jeudi, me dit-il. – Mais, Joseph… – Tu t’en tireras.» Je ne m’en tirai pas si bien que cela, mais l’inculture générale de mes étudiants pallia mes défauts.
Malgré la présence d’un directeur administratif, Joseph Noiret se demanda toujours pourquoi sa tâche principales lui semblait être de « commander des éponges et des craies, et de diriger des femmes d’ouvrage ». Néanmoins, sa présidence du conseil pédagogique fut ferme et intelligente, et témoigna d’un projet ferme sur l’enseignement théorique et pratique et l’organisation des ateliers. Noiret y régla par exemple le sort des conférenciers plus ou moins évanescents, et surtout le contenu des cours. Il écoutait bien, mais tranchait avec autorité et sagesse.
Pierre Puttemans
Bibliographie chronologique sélective
Christian Dotremont, Novembre 1948, dans Grand Hôtel des valises, Galilée, 1981.
Joseph Noiret, L’aventure dévorante, Cobra, 1950. Ill. Pol Bury.
Joseph Noiret, Description de Cobra, Palais des Beaux-Arts, 1962.
Joseph Noiret, Histoires naturelles de la Crevêche, Phantomas Acoustic Museum, 1971. Ill. Mogens Balle.
Joseph Noiret, Tas de mots, mise en scène des regards, Phantomas, 1971. Ill. Maurice Wyckaert.
Joseph Noiret, « Cobra », dans « La Mémoire /La Belgique Sauvage», Phantomas, 1971. Texte réédité dans l’ouvrage mentionné ci-dessous, et suivi de commentaires inédits.
Joseph Noiret, Cobra, Bruxelles : Phantomas, 1972.
Joseph Noiret, Mise en scène de l’éphémère, Framart Studio, 1975. Ill. Sergio Dangelo.
Collectif, Phantomas au Musée d’Ixelles, 1975.
Maurice Culot et Robert-L. Delevoy, La Cambre 1928-1978, AAM, 1978.
Joseph Noiret, L’œil, l’oreille et le lieu, Bibliothèque Phantomas, 1979. Ce volume reprend notamment des textes antérieurs.
Jacques Aron, La Cambre et l’architecture, Un regard sur le Bauhaus belge, Pierre Mardaga, 1982.
Paul Franck, Le laboratoire du portrait, Centre wallon d’art contemporain, 1986.
Anthologie pratique des SEPT TYPES EN OR, GRP, 1986. Ill. Paul Franck.
Joseph Noiret, L’espace oblique, La pierre d’alun, 1986. Ill. Godfried Wiegand.
Joseph Noiret, ChronoCobra, Didier Devillers, 1986.
Léon Ploegaerts et Pierre Puttemans, L’Oeuvre architecturale de Henry Van de Velde, Vokaer/Université Laval, 1987.
Marc Quaghebeur, Jean-Pierre Verheggen et Véronique Jago-Antoine, Un pays d’irréguliers, Labor, 1990.
Théodore Koenig, Histoire de la PEINTURE chez PHANTOMAS, Lebeer-Hossmann, 1990.
Joseph Noiret, La conversation de Bierges avec Serge Vandercam, Tandem 1992.
Henri Simons & al., Phantomas, numéro post-ultime, Service de la Culture, 2005. Sous l’impulsion de Joseph Noiret, Luc Rémy et Pierre Puttemans.
Gérard Durozoi, Dada et les arts rebelles, Hazan, 2005.
Xavier Canonne, Le surréalisme en Belgique 1924-2000, Fonds Mercator, 2006.
Simon Delobel, Wout Hoeboer, Dandy dada, Verbeke Foudation, 2011.
Une bibliographie plus exhaustive des écrits de Joseph Noiret se trouve dans le numéro post-ultime.
Une bibliographie concernant le fondateur de La Cambre se trouve dans les nombreux ouvrages consacrés à Van de Velde. Le premier de ces ouvrages est sans doute l’ouvrage posthume Geschichte meines Lebens, Munich : Piper, 1962, dont le texte français a été définitivement établi par Léon Ploegaerts. Le livre le plus remarquable qui ait été écrit sur Van de Velde reste celui de A.M.Hammacher, Le monde de Henry Van de Velde, Bruxelles : Fonds Mercator, 1967.
Thèses et mémoires
Thierry Poucet, L’humour vert chez des surréalistes et au-delà, Bruxelles : ULB, 1973-1974.
Evelyne Huytebroeck, Phantomas et sa préhistoire, Bruxelles : ULB, 1980.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°171 (2012)