À l’occasion de la sortie (chez EPM, à Paris) de deux CD – Poésies du monde et surtout Julos Beaucarne chante les poètes belges -, nous avons pris la route de Tourinnes-la-Grosse où l’artiste a élu domicile voici plus de trente ans. Devant la maison blanche veille le beau figuier qu’il a planté comme un signe de la Provence chère à son cœur. La porte s’ouvre sur une caverne d’Ali Baba, un ébouriffant capharnaüm où nous partageons des heures chaudes d’amitié et de gaieté frondeuse, discutant ferme parfois, riant aux éclats souvent…
Le Carnet et les Instants : Au départ, votre grand mouvement du cœur portait-il vers la musique ou vers les mots ?
Julos Beaucarne : Vers les deux, pour moi depuis toujours inséparables.
Vous avez commencé, vers 25-30 ans, par écrire des musiques de scène pour différents théâtres belges. En 1964 parait votre premier 45 tours : les chansons que vous avez écrites pour la pièce d’Henry Sauvage Une poire pour la mort, dont vous signez paroles et musiques. Vous avez su alors que c’était là votre voie ?
Je l’avais senti plus tôt. Vers 1961, j’ai fait un stage d’art dramatique chez Franck Lucas, auquel participaient notamment Henri Billen, Jo Rensonnet, Charles Kleinberg… J’écrivais déjà des chansons. Un soir, on m’a demandé de me produire. Ce tout premier tour de chant a suscité un fol enthousiasme. Pour moi, ce fut l’illumination…
Poésie, chanson : la controverse sur la frontière qui les sépare n’est pas près de s’éteindre. Il fut beaucoup reproché naguère à Pierre Seghers d’avoir accueilli n’importe qui ou prsque dans sa célèbre collection « Poètes d’aujourd’hui » et il aggrava son cas ( !) en lançant la collection « Poésie et chanson »… Rimbaud, Trenet : même famille ? On frémit ! Vous aussi, j’imagine ?
Je frémis, sans dire pour autant que l’un est plus important que l’autre. Trenet va toucher des gens que Rimbaud n’atteindra jamais. Et, de toute façon, la poésie sort gagnante. Je n’aime pas les catégories, les hiérarchies. Ni les réflexes de défense du noble cercle des gens de lettres… !
Notre époque entretient tout de même la confusion avec une complaisance parfois ahurissante. Une bluette est portée aux nues, et un auteur-compositeur qui a du souffle, de l’étoffe, comme Jacques Brel, est célébré en ce moment jusqu’au ridicule. J’ai lu qu’il était la réincarnation de Cervantès et de Victor Hugo (sic) ; l’un des grands poètes de langue française du 20e siècle (resic) ! Et vous ajoutez votre pierre au mausolée en parlant, dans votre essai sur lui (une « biographie fiction » précisez-vous dans un avertissement lyrique et malicieux) de l’impérissable empire textuel qu’il aurait bâti… On croit rêver !
C’est un peu exagéré, en effet. Mais, dans l’ensemble, mon livre n’est pas si laudatif que cela ! Je ne cache pas la misogynie de Brel, par exemple.
Brassens refusait d’être présenté comme un poète et se disait simplement faiseur de chansons. Vous-même, comment vous définiriez-vous ? Poète ? Chansonnier ? Troubadour ?
Je dirais : l’éveille perpétuel.
Très tôt, à côté de vos propres morceaux, vous avez dit ou chanté les poètes que vous aimez. Parmi les premiers : Max Elskamp, Baudelaire, Apollinaire, Hugo, Péguy… Parce qu’un chanteur un médiateur, un intercesseur entre les textes qu’il chérit et le grand public ?
Exactement.
À lire ou à chanter
La poésie serait-elle faite pour être entendue avant d’être lue ?
Cela dépend. Il y a des textes à lire ; d’autres qui peuvent être dits ou chantés.
Qu’est-ce qui vous guide dans le choix d’un poème ?
Je mets un poème en musique parce qu’il a dit mieux que je ne pourrais le dire ce que je voulais exprimer. C’est une manière de me l’approprier et de le partager.
Mais le risque n’existe-t-il pas d’altérer le poème, de le fausser, comme lorsqu’on se hasarde à traduire de la poésie ? En outre, la musique n’était-elle pas déjà présente dans les vers ?
Oui, la musique du vers est là. On y ajoute une enluminure. Certains diront qu’on le restreint aussi. Je ne crois pas… L’important, c’est qu’on peut, en les mettant en chanson, rendre la vie à des auteurs tombés dans l’oubli. C’est une de mes grandes joies d’avoir remis Max Elskamp en lumière, de l’avoir rendu familier à des gens qui ignoraient tout de lui.
Vous lui consacriez un 45 tous dès 1967. Elskamp est l’un des poètes compagnons de votre vie. C’est vrai qu’il est peut-être le plus musical, le plus prenant de nos poètes : là, nous sommes parfaitement à l’unisson ! Il me semble qu’Elskamp est un peu notre Apollinaire… Avec qui vous êtes-vous senti aussi subtilement, intimement, accordé ?
Le conteur et poète Henri Pourrat, Paul Vincensini, un poète très peu connu de l’Ardèche, dont l’Arbre à paroles vient de publier les œuvres complètes. Liliane Wouters, dont mon disque de poètes belges comprend quatre poèmes. Mais citer quelques noms est injuste alors qu’on est nourri par une foule d’auteurs…
Verhaeren, Maeterlinck, Van Lerberghe, Elskamp, Thiry… Sur ce dernier CD, qui reprend d’anciens morceaux et les complète de dix inédits signés notamment Henri Michaux, Ghelderode, Camille Goemans et Roger Bodart, la jeune poésie ne figure pas. Votre choix n’est pas vraiment subversif, mais plutôt sage, classique. N’est-ce pas surprenant de la part de quelqu’un qui se qualifie de pirate textuel, de corsaire du verbe ?
Classique, oui, mais il s’agit d’un premier volet. Si le disque a du succès, on poursuivra l’aventure. Ces auteurs sont ceux que je voulais absolument fêter et transmettre à mon public, ici, en France, au Québec, en Suisse. C’est par les classiques qu’il faut commencer. Cela dit, la vraie poésie est toujours révolutionnaire. Car elle nous renvoie à nous-mêmes, nous remet en mouvement. En expansion, comme l’univers.
Vous êtes sûrement d’accord avec Vladimir Jankélévitch pour qui la poésie est, comme la liberté, une victoire sur l’inertie des habitudes. Plus qu’aucun autre art, elle réveille l’imagination, ouvre le regard, fouette l’âme ?
Je le crois profondément. La poésie est une vibration. Le poète est un gardien du frisson.
Me manquent surtout, dans ce panorama de la poésie belge, Andrée Sodenkamp, Norge, Achille Chavée, Paul Neuhuys.
Vous n’avez pas tort. Ce sont d’ailleurs quatre poètes que j’aime beaucoup. Notez que Chavée était prévu, avec un superbe aphorisme. J’ajouterai, pour ma défense ( !), que Norge a été très souvent chanté.
Quand il devait décliner sa profession, Antoine Blondin indiquait : « ami ». On devine que l’amitié, la complicité comptent infiniment pour vous.
Bien sûr. Je pense par exemple à mes musiciens et à mes arrangeurs, qui ont donné des ailes à mes chansons. Ariane de Bièvre et Jean-Luc Manderlier, Patrick De Schuyter, guitariste, qui joue dans le groupe Soledad et a fait les arrangements des inédits de mon disque. Je voudrais citer aussi les deux interprètes féminines qui dialoguent dans le merveilleux poème de Maeterlinck Et s’il revenait un jour : Barbara d’Alcantara et Patricia Wilbaux.
De quelque part
Passionné, gourmand de mots (vous en inventez volontiers : amouracherie, émerveillance, tristitude…), pensez-vous pour autant que notre patrie, c’est notre langue ?
Je dois vous avouer d’abord que je n’aime guère le mot « patrie », qui a pour moi un parfum de naphtaline ! Mon pays tient-il dans ma langue ? En partie oui, dans la mesure surtout où elle est tellement abandonnée, spécialement sur les ondes. Mais il tient aussi dans ce fleuve incomparable qu’est la Meuse. Et dans cet esprit de dérision, cet humour particulier, ce sens de la repartie qu’on rencontre chez nous. J’ai envie de vous raconter une petite histoire, pour illustrer cela : un lève-tard se rend chez le boulanger du village à une heure inusitée. « Alors, Ernest, déjà debout ? » « C’est plus facile pour marcher ! », répond Ernest. La réplique instantanée qui, tombant juste, clôt le débat. C’est magnifique !
Vous avez besoin de sentir la nature autour de vous. De respirer l’air et le vent. D’entendre ce parler savoureux, qui sent la campagne. Mais vous ne vous présentez pas comme un « Wallon wallonnant » ?
Non, non. Je ne suis pas un nationaliste wallon – un nationaliste de nulle part, d’ailleurs ! Je me méfie de tous les extrémismes. Les Wallons sont beaucoup plus proches, sans en être conscients, des Flamands que des Français ou des Hollandais. Tyl Ulenspiegel, Tchantchès, même combat.
Cela ne vous empêche pas de chanter en wallon, ravivant tout un répertoire folklorique et populaire. D’avoir adapté en wallon Brassens et Gilles Vigneault. Et de célébrer Écaussines, au point que tout le monde est persuadé que c’est votre village natal. Or vous êtes bel et bien né à Bruxelles qu’à l’inverse de Brel vous n’avez jamais mis en chanson.
Si, une fois ! La chanson s’appelle Au petit Sablon… Mais si ma mère est venue accoucher à Bruxelles, Écaussines, c’est toute mon enfance, mon adolescence. Un lieu magique, enchanté ; un petit bout de paradis terrestre…
De partout
Homme de racines et de mémoire, quoique grand bourlingueur, vous proclamez cependant : Mon terroir c’est les galaxies, titre d’un livre et d’un disque. Il ne faut pas confondre l’amour du village et l’esprit de clocher ! Vous avez les pieds sur la terre et les rêves au cœur, mais un rêve qui s’accorde bien avec l’action, le mouvement. Qui inspire et jette en avant. D’où cette ferveur pour le vélo volant, symbole d’une révolution douce, emblème de l’espoir, du songe en marche, ou plutôt en vol ! Vous avez d’ailleurs rebaptisé votre rue « Passage du vélo volant » !
En hommage à une prouesse : le 12 juin 1979, Brian Allen a traversé la Manche sur un vélo volant, conçu par l’ingénieur californien Mac Cready. Et le 23 avril 1988, Kanelos Kanellopoulos a relié l’île de Crète à l’île de Santorin, 118 km plus loin, à bord d’un vélo volant. Personne n’en a parlé, alors que c’est pour moi un des plus grands exploits de l’histoire de l’humanité : le rêve d’Icare réalisé !
Collectionneur d’arcs-en-ciel, détourneur d’objets, inventeur des pagodes post-industrielles, ces tours faites de bobines en bois que vous édifiez depuis une dizaine d’années, immenses antennes dressées comme des traits d’union entre la terre et le ciel, vous êtes à votre façon un militant, même si vous vous méfiez du terme.
Je préfère : parfumeur psychique… !
Et pourtant… Après le Front de libération des arbres fruitiers, vous avez lancé en 1985 le Front de libération de l’oreille, contre la désolante uniformité des programmes de radios et de télévisions, la dictature de l’anglais, le carcan de la rentabilité. Éternel dissident, vous n’en menez pas moins des combats pour une planète qui tourne plus rond, avec une eau, un air plus purs : pour la paix, la fraternité. Et vous nous adjurez : Ne vous laissez pas rêver / Par quelqu’un d’autre que vous-mêmes.
Oui, mais surtout, pas de mots d’ordre, d’esprit prêcheur ! J’ai l’intuition que nous sommes toutes et tous reliés les uns aux autres, que nous faisons un avec la terre entière, avec le cosmos. J’en suis convaincu, chacun est responsable du monde. L’avenir dépend de nous. Si chacun va au bout de son chemin personnel, le monde s’ouvre, s’enrichit. Nous devons tous ensemble reboiser l’âme humaine…
Francine Ghysen
Quelques titres
Julos BEAUCARNE, Brel, Acropole, 1990, rééd. Ancre rouge, 1999
Julos BEAUCARNE, Monde neuf, Archipel, 1999
Julos BEAUCARNE, Front de libération de l’oreille et autres considérations, Le grand miroir, 2002
Laurence VANBRABANT, Il était 9 fois Julos Beaucarne, préface de Jean-Pierre Verheggen, Le grand miroir, 2003. (La première biographie du « dernier troubadour », qui se propose d’approcher son univers par ses multiples facettes. En faisant la part belle à la langue imagée de Julos, et en privilégiant les sentiers vagabonds, les coups de projecteur, dans la libre ligne de notre auteur, pour conclure par le merveilleux mot de Marcel Havrenne, souvent cité par Beaucarne : « Comme toujours, le principal reste à dire ; d’autres viendront sûrement, qui ne le diront pas non plus »).
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°130 (2003)