Collection « Anticipation » : la SF selon Kauffman et le Bussy

science fiction

Christophe Kauffman le Liégeois et Alain le Bussy l’Esneutois (Xuensè dans un anti-monde) se côtoient dans la collection bleue au petit triangle que dirige Philippe Hupp au Fleuve noir. Sous le label « Légend », le premier a distillé Nickel le petit et Jalin Ka : des héros et des sortilèges estampillés « heroic fantasy ». En deux ans, c’est une giclée d’une bonne dizaine de romans que le second a lancée sous le label « Space », dont on retiendra la saga inaugurée par Deltas, prix Rosny aîné 1993. Pour savoir, en outre, ce qui les unit et les sépare, Le Carnet et les Instants leur a posé les mêmes questions (perfides).

Le Carnet et les Instants : L’origine du virus SF ?
Christophe Kauffman :
La lecture, c’est très important ! J’ai dévoré les anglo-saxons : King, Herbert… J’ai adoré les histoires de robots d’Azimov qui conjuguent l’humour, les qualités du roman policier et une grande lucidité sur l’humain… Je me suis essayé à des petites histoires, simples, classiques, avec une chute. Puis je les ai allongées, j’ai calculé les signes, je me suis rendu compte que j’arrivais à boucler un roman, et c’était Nickel… J’ai aussi eu la chance de pouvoir rédiger un mémoire de création à l’Université de Liège.
Alain le Bussy : Par la lecture… Je me souviens avoir découvert en épisodes La révolte des Triffides de Windham dans Moustique vers 1960. Dans le grenier d’un copain, nous sommes tombés sur À la poursuite des Slans de Van Vogt, Les négriers du cosmos de Brunet et Le gambit des étoiles de Klein. Trois auteurs majeurs avec deux œuvres marquantes… J’ai découvert le texte original – surtout parce qu’il était moins cher ! – et, en 1966, je me suis dit que je pouvais, moi aussi, écrire une histoire…

Christophe Kauffman

Christophe Kauffman

La SF belge, ça existe ?
Ch.K. :
Je n’en sais rien. Il existe au moins des auteurs : le Bussy, Dartevelle… S’il existe une SF francophone, elle doit se nourrir de cette rencontre de cultures et de paysages différents dans une ambiance étrange. Mais, pour ce qui est d’innover, les anglo-saxons me semblent avoir dix années d’avance.
A.L.B. : Belche ! pas belge ! Non, la SF a la couleur de ceux qui la publient… Cependant, des amis français en jugent différemment. Il semblerait que nous soyons de grands auteurs populaires, peut-être parce que nous sommes libérés des ambitions purement littéraires qu’ils éprouvent. Nous, nous ne risquons pas de finir à l’Académie française !

« La SF, c’est une nouvelle mystique » a dit Boris Vian. Beaucoup le considèrent aujourd’hui comme un visionnaire, parce que la tendance est au mystico-mythique…
Ch. K. :
Le monde dans sa totalité est mystique parce qu’il est incompréhensible. Les sciences dures n’existent plus et l’incertitude règne. La réalité elle-même est complexe. D’où l’intérêt de la raconter, pour la réinventer, lui donner un corps moins dur et moins sec. L’objectivité n’existe pas, mais l’honnêteté, oui ! Que le lecteur y prenne ce qu’il désire et qu’il rejette le reste !
A.L.B. : Quand Vian écrivait cela, je devais apprendre à lire. Le temps modifie bien des perceptions… Cependant je peux le rejoindre dans les mots, même si je les lis d’une manière différente. Si la SF s’assimile à une nouvelle mystique, c’est dans le chef des lecteurs, non dans celui des auteurs. Le noyau dur des lecteurs « activistes » est entouré d’une couche plus importante d’occasionnels. Chacun a sa manière de lire, de comprendre, d’interpréter. Les auteurs se posent seulement des questions…. qui servent à raconter des histoires.

D’après un théoricien sur deux, la SF souffrirait d’intertextualité aiguë. Et dans votre cas ?
A.LB. :
La SF américaine est faite de faisceaux de références constituant un cadre commun. En général, dans la culture anglo-saxonne, il n’est pas mal vu de s’exercer dans des domaines où d’autres ont excellé préalablement. Je ne suis pas hostile à un monde de références global où chacun pourrait puiser… Je serais même flatté de quelques clins d’œil à mon œuvre !
Ch.K. : C’est un genre très codé avec des grilles de lecture. Des éléments archétypiques, comme l’extra-terrestre et l’empire galactique, n’étonnent plus personne. Des schémas, comme celui des révoltés et des conflits dans la pluralité des mondes, sont devenus classiques. Les textes se renvoient l’un à l’autre. Je sais ce que Nickel doit à Tolkien et Jalin Ka à Herbert, par exemple. Mais l’intérêt de l’attente est dans la transgression. De même que le bon roman policier est celui qui perturbe le classique carré des rôles…

Dans vos romans, le temps et son pouvoir sont relégués – au moins – au second plan. Cela veut-il dire que vous penchez vers une vision plus symbolique que prophétique ?
Ch.K. :
Où est l’intérêt ? L’intemporel me plait ! Avant le déluge ou dans des millions d’années, cela revient au même ! Le temps est une variable compliquée à gérer. Je préfère m’attacher aux relations entre les gens, la haine, l’amour et les réponses différentes, quelle que soit l’époque, que l’on donne à des sensations identiques. Il n’y a pas plus actuel que le thème de la réduction du faible en esclavage dans Jalin Ka… S’il y a anticipation, c’est dans la menace de récurrence.
A.L.B. : Tout simplement, je n’aime pas dater ! L’avenir proche est trop vite dépassé. La société de Garmalia appartient au 12e millénaire. Comme plus personne ne me lira, je ne prends guère de risque ! En revanche, il est toujours flatteur de voir ses hypothèses confirmées par la réalité, sans parler pour autant de vision prophétique… J’aime les héros symboliques. Carvil, dans Deltas, est un héros déficient, un héros-malgré-lui. Le surdoué ne m’intéresse pas, mais davantage la manière dont un être très moyen sait utiliser toutes les ressources possibles pour maitriser une situation qui, logiquement, le dépasse.

alain le bussy

Alain le Bussy

Vous prenez vos distances avec la science. Comment l’interpréter ? Réaction anti-progressiste ? Refus de toute idéologie ? Foi en l’homme seul ? …
Ch.K. :
Faut-il l’interpréter ? En-deçà de la science et du savoir, il y a toujours une personne qui les produit. C’est elle qui m’importe. Actuellement, les recherches scientifiques n’ont plus de sens qu’en fonction de la vie des gens. Le sida plutôt que la planète Mars ! Sans l’homme, la science n’existe pas ; sans la science, l’homme reste beaucoup ! Le gadget technologique est une mauvaise ficelle qu’il faut démystifier. Et ce qui est trop radicalement différent de l’homme devient parfaitement inaccessible. L’humain est suffisamment difficile à gérer ! De toute façon, la science est acteur de progrès, elle n’est pas synonyme !
A.L.B. : Je prends mes distances avec ce que j’ignore. J’ai fait les sciences politiques et sociales ; je ne suis ni ingénieur ni physicien. Je ne fais nulle part appel à Saint Freud, mais je suis attentif aux mécaniques humaines de soumission au groupe, plus dangereuses pour nous que n’importe quel robot, que n’importe quelle centrale atomique. Il est vrai que j’ai foi en l’homme (embrassant la femme, d’ailleurs !) et plus encore en l’homme-individu. Je ne suis pas anti-progressiste et je ne vois d’idéologie particulière que dans les doctrines qui refusent le développement des sciences…

Danny Hesse


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°87 (1995)