Haut et droit comme un arbre, il en a la noblesse tranquille, le verdoiement, l’amicale présence. Poète, traducteur, essayiste, éditeur, professeur : Fernand Verhesen aura su, dans chacun de ces rôles, allier l’exigence et le rayonnement, l’indépendance et le sens du partage. Une rencontre vivifiante.
Poète rare, aux deux sens du terme, Fernand Verhesen publie des recueils à intervalles prolongés. Signe d’exigence. Volonté de mûrir, de condenser ce qui a été deviné, perçu, pour le restituer au plus juste. Car il faut à la fois le déclic et la patience ?
« Exactement. J’avais publié vers 1947-1950 quelques plaquettes. Puis plus rien, pour toutes sortes de raisons que je résume d’un mot : le langage était pour moi un obstacle. Il me posait des problèmes tels que je ne me sentais pas libre d’exprimer ce que la nécessité se faisait sentir en moi de dire. Petit à petit, j’ai appris à me servir du langage alors que j’y étais auparavant soumis. Secondairement, je n’avais pas l’impression d’avoir quelque chose à dire qui vînt du fond. D’où les traductions, exercices de langage, et de partage avec autrui extrêmement efficaces. »
Publier peu ne signifie pas forcément écrire peu. Dans le cas de Fernand Verhesen, si, et il s’en explique sans malice : « J’ai toujours écrit le moins possible. J’estime que l’inflation de recueils à laquelle nous assistons est un désastre pour l’écriture poétique, qu’elle dilue. La raréfaction va de pair avec la densité (espérée !) de la parole poétique, loin des leurres et faux-semblants que peut offrir le miroir du langage. Car, contrairement à ce que beaucoup croient, le poète doit lutter contre ce que Wittgenstein appelait l’ensorcellement de notre intelligence par le langage. La vérité est indispensable au poème ».
Paradoxalement, cette poésie elliptique, dense et incisive, donne le sentiment d’avoir été écrite immédiatement. Sans hésitations et sans repentirs. Dans la rigueur, elle garde la fraicheur de l’émotion, le tranchant de l’éclair.
« C’est vrai : je ne travaille pas mes poèmes. Ils sont portés pendant longtemps mais écrits rapidement. Le poème est une forme qui émerge de sa propre matière : le flux intérieur central, en connexion ponctuelle avec la nature. Connexion qui se manifeste dans l’instant même du poème. Il faut porter en soi le chaos pour être capable d’enfanter une étoile dansante, écrivait Nietzsche dans le prologue de Zarathoustra. De cette mouvance chaotique permanente, on peut, par plongées successives, saisir dans l’instant du poème les traces d’un cheminement, c’est-à-dire du mouvement profond ».
Dans le vif de / l’instant d’être
S’il a beaucoup pratiqué le dessin et la gravure, le langage fut d’emblée l’instrument de Fernand Verhesen. Instrument d’exploration, de déchiffrement – de soi et de l’autre. D’interrogation active de l’inconnu qui creuse, dont parlait admirablement René Char. Car il n’est pas un poète – ni un homme – de l’écart, du retranchement. Au contraire, c’est par la poésie qu’il s’inscrit au cœur de la vie et qu’il éprouve le plus intensément sa présence au monde. « Écrire un poème est une prise de conscience et une prise de risque ». Le poète apparait ici comme celui qui veille. Qui met au jour, dévoile, fait surgir l’invisible. Qui relie aussi. Mais que représente la prose ?
« À l’opposé de la discontinuité poétique, la prose assure une continuité harmonieuse, confortable et rassurante à l’égard du mouvement de la vie et de l’imagination. Elle pose des balises alors que la poésie ne fait qu’élire des signes. Elle est la terre ferme face à l’errance, l’incertitude du langage poétique, même si celui-ci cherche un lieu inlocalisable ».
Se méfiant de ses sortilèges, Fernand Verhesen dénude le mot pour en atteindre le noyau. Alors seulement, le mot aide à élucider le mystère de l’être. Il est dans l’ombre ce que veut la lumière. Il est dans la légitimité ce qu’exècre la loi. Il est ce qui abdique et triomphe (Franchir la nuit). Les mots pensent nos jours (Les clartés mitoyennes).
Et certains mots sont des intercesseurs privilégiés : lumière, instant, imminence, source, trace, signe, écho, saisir, (se) résoudre. J’en oublie ? « Non, me rassure-t-il avec un sourire. En tout cas, les principaux sont là. L’essentiel est qu’ils témoignent de cet instant d’être, qui est préalable à tous les mots et dont ils sont la trace ».
La poésie de Fernand Verhesen est à la fois dense, lyrique, ancrée dans le réel, et dépouillée, épurée, aspirant au détachement, à ce qu’il nomme La légèreté d’être. Est-ce pour cette raison que je me suis rappelé, en le lisant, les vers bouleversants de Supervielle : Il faut savoir être tout entier dans une feuille / Et la voir qui s’envole ? Pourtant, je ne suis pas sûre que Supervielle soit un de ses poètes compagnons, comme Reverdy ou René Char…
« Ces vers sont magnifiques. Mais Supervielle ne figure pas vraiment parmi mes poètes compagnons : Rimbaud, Reverdy, René Char, Jean Tortel, André du Bouchet, Jacques Dupin. Et, naturellement, les poètes latino-américains que j’ai traduits. Le Chilien Vicente Huidobro, qui me fascine depuis toujours, alors qu’il est aux antipodes de la poésie telle que je la pratique, le dérèglement lyrique du langage allant chez lui jusqu’à l’émiettement total. L’Argentin Robert Juarroz, qui est de ‘ma famille’ par l’exercice de la plongée verticale dans le mystère de l’être et du monde. Le Vénézuélien Alfredo Silva Estrada, un compagnon presque fraternel. Vous savez, la traduction révèle le traducteur à lui-même autant qu’il révèle à elle-même la parole de l’autre.
J’avais choisi la langue espagnole dès mes études universitaires pour l’emprise qu’elle a sur le mystère de la vie. Le premier auteur sur lequel j’ai travaillé fut Calderon. Puis Lope de Vega, que j’ai traduit avec Edmond Vandercammen ».
Poète de langue française, hispanisant fervent, Fernand Verhesen n’est pas de ceux qui brandissent leur langue comme un étendard et y enclosent leur patrie, leurs racines.
« Une patrie ? Oui, à condition qu’elle soit sans frontières. Même pour la langue, la notion d’enfermement m’est insupportable ».
Avec la passion / du partage
Traduire, c’est faire l’expérience d’une autre identité, décrypter un texte et le transposer avec « sensible et scrupuleuse vigilance », sans l’étouffer à force de fidélité. C’est offrir à entendre. Partager. Un mot clef de l’œuvre et de la personnalité de Fernand Verhesen, qu’il a conjugué sous de multiples formes : comme essayiste (citons un seul titre : Propositions, une somme remarquable d’études et d’analyses, l’autre versant d’une vie en poésie), auteur d’anthologies, professeur de littérature, et – surtout – comme éditeur et animateur de revues.
En 1949, il créait les éditions Le Cormier. Une grande aventure : un nom singulier, qu’il explique volontiers : « D’après la légende, les poètes de la Pléiade se réunissaient dans la cour du cabaret de la Pomme de pin auteur d’un cormier, c’est-à-dire un sorbier sauvage qui servait jadis à baliser les champs. Le bois de cet arbre est extrêmement dur et à peu près imputrescible – ce qui me plait beaucoup ! Le but était et reste de faire découvrir des textes peu connus. Les premiers volumes étaient signés Olivier de Magny et Maurice Blanchard et composés artisanalement ».
Dès 1955 enfin paraissait sous sa direction la très belle revue Le courrier du Centre international d’études poétiques, dans le sillage du Centre fondé quelques mois plus tôt, et accueilli depuis 1970 par la Bibliothèque royale dans la section Archives & Musée de la littérature. Avec sa prodigieuse bibliothèque et son Centre de documentation riche de multiples fonds d’archives : Pierre-Louis Flouquet, Edmond Vandercammen, Pierre della Faille, le Journal des poètes, les Biennales internationales de poésie…
Or, au début de l’année 2001, Fernand Verhesen a mis fin à l’existence du Centre international d’études poétiques. Et sabordé le Courrier, alors qu’il sait mieux que personne combien les revues littéraires sont un lieu unique de liberté, un terrain d’aventures et d’expérimentations, un vivier de voix nouvelles.
« J’avais le choix entre entériner une décision scandaleuse concernant Pierre-Yves Soucy, rédacteur en chef du Courrier, licencié pour des motifs totalement fallacieux par le Musée de la littérature, et saborder la revue. Le choix était fait d’office : c’était une question d’honnêteté. Mais tempérez vos regrets. Une revue va voir le jour, qui n’entend toutefois pas du tout se substituer au Courrier. Elle s’appellera L’étrangère, et c’est Pierre-Yves Soucy qui en sera le maitre d’œuvre ».
Un homme apaisé, réconcilié ?
« On est toujours en quête de soi-même. En rébellion contre tout ce qui pourrait faussement vous apaiser, vous satisfaire. Un sage ? J’ai peut-être un peu plus d’équilibre que certains… Mais je crois plus que jamais qu’il faut résister. Et, d’abord, résister à tout prix à la marchandisation qui nous ravage… »
Résister. Ne jamais céder. Comme le bois du cormier…
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°121 (2002)