Malgré l’intérêt du public pour les genres paralittéraires, malgré les études savantes qui leur sont consacrées depuis plusieurs décennies, ces genres conservent dans notre culture un statut à part : sinon inférieur, du moins dénivelé par rapport aux œuvres réputées « nobles » – celles qui nourrissent les programmes scolaires. Roman policier, science-fiction, chanson, bande dessinée, roman-photo sont des formes « à faible légitimité », disent les sociologues : destinées à un public large, d’une durée de vie éphémère, souvent assimilées à de simples produits de consommation, elles ne bénéficient que rarement de reconnaissances prestigieuses. Maintes fois dénoncée, une telle discrimination est contradictoire avec le concept même de « culture », ce pour quoi elle doit être résolument contrecarrée.
Être-de-langage, le sujet humain n’a d’autre voie que faire signifier en permanence ce qu’il vit : expériences passées et présentes, émotions ressenties, évènements extérieurs, projets personnels, etc. Il le fait certes quotidiennement dans son for intérieur ou dans sa parole, mais cela ne suffit pas : il lui faut s’aider de certains artefacts, ceux-là qui relèvent de l’art et de la fiction, et dont la nature profonde est précisément d’émouvoir en produisant du sens. C’est d’ailleurs par cette fonction quasiment vitale que s’expliquent l’immense diversité et le renouvèlement constant des artefacts concernés, car le besoin de signification dans le monde humain est infini. Encore les livres, albums, œuvres musicales, sculptures, films devraient-ils être aisément disponibles pour tous, matériellement et psychologiquement. Or, ils ne le sont pas, pour différentes raisons dont l’une nous retiendra particulièrement : tous les groupes sociaux n’ont pas la même culture, en sorte que toutes les œuvres ne leur sont pas également accessibles.
C’est dire ceci – on nous pardonnera l’allure expéditive du raisonnement – : les productions para-artistiques ne sont pas moins indispensables que les œuvres plus prestigieuses. Entre ces deux pans de la création, si tant est qu’il soit avisé de les séparer, existe une complémentarité fondamentale. Quant à la question de la « valeur » ou de la « qualité », rock, cinéma ou bande dessinée ont leurs chefs-d’œuvre au même titre que musique symphonique, théâtre ou peinture. Ils ont aussi, l’atout n’est pas mince, une plus grande capacité communicative, touchant plus vite un public plus large. Enfin, ils constituent pour la langue un terrain privilégié d’expérimentation et de refaçonnage. Ainsi, le français qui s’expose dans la chanson belge actuelle – domaine auquel s’attachera le présent article – ne peut être réduit à une simple reformulation de contenus déjà connus : il traduit au contraire une volonté de réinventer l’idiome pour en tirer des effets inédits.
Il fallait, pour vérifier toutes ces hypothèses, disposer d’un corpus représentatif. Celui-ci nous est fourni « prêt-à-l’emploi » par Les Quartz de la Chanson, concours biennal organisé par la Cellule Culture-Enseignement du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles. À chaque édition sont sélectionnés cinq chanteurs : l’année 2009-2010 rassemblait Baloji, James Deano, Jeronimo, Saule et Zoé ; en 2011-2012, c’était le tour d’Akro, de BaliMurphy, de Daniel Hélin, de Mièle et de Monsieur Dupont ; enfin, Nina Miskina, Pitcho, Camping Sauvach, Antoine Hénaut et Mary M. ont été sélectionnés en vue du concours 2013-2014. À raison de trois textes par chanteur, cela forme une anthologie de quarante-cinq textes, soit un échantillonnage quantitativement modeste, mais significatif par rapport aux critères retenus : être belge, chanter en français, avoir publié un album dans l’année précédente, être accessible au public des 14-20 ans, donner des textes de qualité, former un éventail diversifié. Petite précision : cette sélection n’a nullement la prétention de constituer un palmarès, encore moins de disqualifier les auteurs qui n’ont pas été retenus.
Haine du Système
Au-delà des styles propres aux différents chanteurs, au-delà des thèmes qu’ils abordent, l’écoute révèle promptement une tonalité dominante : l’amertume. Si la jeunesse fut souvent considérée comme l’âge des grands projets et de l’enthousiasme, ce cliché est largement démenti dans les chansons qui nous occupent, lesquelles témoignent plutôt d’une anxiété généralisée devant l’existence. En soi, le constat n’est pas neuf ; on l’a notamment relié aux secousses économiques qui se sont succédé depuis les années 70, mais aussi à la crise du modèle familial traditionnel. Ce qui frappe, c’est que le pessimisme de nos auteurs n’est plus confiné à la sphère individuelle : il prend pour cible le fonctionnement de la société et jusqu’à l’avenir de la planète. « C’est grave, docteur ? J’ai mal à la terre » chante Zoé. Et Daniel Hélin (24) :
La terre tourne sans principes
Sans théorie du droit
Sans culotte et sans slip
Elle tourne de ci de là
Perçues comme des scandales, la misère et la faim dans le monde sont des thèmes récurrents, de même que leur petite sœur la dèche. Ainsi chez Jeronimo (8) ou chez Saule (10, 12). Plus vindicatif est le rappeur Baloji, qui se réfère à l’histoire récente de son pays d’origine : « le pillage de nos minéraux, de nos lingots / ça ne vous rendra pas le Congo ». Hélin lui fait écho dans la chanson déjà citée : « toutes les grosses fortunes / nous disent y a pas une tune », mais « y a assez de fric / pour faire bouffer l’Afrique » (24). L’insupportable, on le note, est moins dans la pauvreté elle-même que dans le dur contraste entre démunis et nantis – lequel peut prendre une tournure plus anecdotique : « bon o.k. je pars chercher du boulot, quarante-cinq refus plus tard abattu au bout du rouleau j’abandonne » chante un autre rappeur (4).
Le sentiment d’injustice vise aussi – surtout – la grande machine institutionnelle et administrative dans laquelle chacun est contraint de grandir et de vivre, réduit de ce fait à une condition aliénante. Mary M. (45) et Baloji évoquent la galère du sans-papier « encerclé par les circulaires et les formulaires », menacé d’expulsion (2). « Le système est malade » clame-t-il, pendant que Jeronimo vitupère journalistes et politiciens (7). De son côté, Akro innove en stigmatisant un bouc émissaire inattendu qui est aussi la métaphore de ce système kafkaïen (16) :
Où sont tous mes potes ? Dans ton ordinateur
Nos souvenirs de gosses ? Dans ton ordinateur
Mon sens des valeurs, dans mon ordinateur
Ma femme, mon beurre, dans mon ordinateur
Le même dénonce dans Bon Bob le conformisme auquel nous asservissent l’éducation et la tyrannie de la rentabilité, lui opposant un mode de vie plus bohème, plus fraternel. Antoine Hénaut lui donne un écho assourdi : « on fait sa vie comme on se tient à table […] on fait sa vie en bon expert comptable » (40). Mais le plus acerbe est décidément Hélin, qui se déchaine dans Almanach : « y a des moutons qui sont contents / que leur moëlle soit sucée ainsi », « on peut torcher les marées noires / un ramasse-mouettes par bénévole », « les avions tombent et laissent des traces / ça change rien on doit faire les courses »…
Éclaircies
Cette vision oppressante n’est pas toujours vouée au fatalisme pur. Le plus faible garde par exemple la ressource – certes dérisoire – de se réfugier dans un monde imaginaire (36, 43) ou dans la rêverie en espérant un « raz-de-marée » salvateur (7), celle d’espérer une vie meilleure dans l’au-delà (12), ou encore de « sauver les apparences » avec des vêtements de marque (3), attitudes d’évitement et de repli sur soi. Deano rejette plus clairement la désespérance : « ouvre les yeux frère, pense que sur terre y a tellement de choses à faire » (5). Il reprend la même exhortation, mais en l’amplifiant, dans Sans exception : « mon frère, tu veux kiffer ta vie, tu veux être fier / D’accord, mais tu sais qu’il faudra faire des efforts ». Cette posture moralisatrice, soulignons-le, est toutefois rare dans notre corpus, et contraste avec des options plus agressives : « foutons le feu aux ministères » (44).
L’amertume peut aussi donner lieu à des messages de type sapientiel, ceux qui énoncent une vérité ou une valeur générale : « la liberté tient dans ce que l’on détient » (3), « la vie d’un homme est de courte durée » (5), « le meilleur ennemi du désir c’est la vie / qui passe et détruit les châteaux de sable » (26). Hélin dénonce le caractère factice du festival rock et réclame une plus grande authenticité, tant des artistes que des spectateurs. Selon Akro, « plus les messages s’échangent moins on dialogue » (16), et « la société développe plus l’enveloppe que le courrier » (17). Il est vain de choyer son apparence physique, puisque tôt ou tard la mort nous attend, affirme BaliMurphy (19), tandis que Deano dénonce l’obsession de l’argent : « loin de la vérité spirituelle, l’homme perdu s’est écarté de l’essentiel » (4). Prendre conscience de la précarité, autrement dit, ne saurait justifier la dérive incontrôlée dans le matérialisme.
Les réactions non fatalistes nous l’indiquent, la malignité du monde extérieur n’est pas une réalité brute, incontournable : pour nos chanteurs, elle est plutôt un défi, que chacun relève à sa façon. Elle peut être dénoncée, exhibée dans sa vérité la plus crue, par un témoin particulièrement lucide ou blessé par la vie. Elle peut être tenue à l’écart, tant bien que mal, en un tropisme individualiste d’autoprotection. Elle peut aussi être combattue, ce qui implique une attitude tournée vers l’action collective. Dans tous les cas, on est loin d’une description neutre ou impassible. Mais, on va le voir, les choses sont plus compliquées quand la difficulté vient du monde intérieur…
Les démarches égotistes
Le pessimisme exprimé dans nombre de chansons trouve sa source dans l’échec ou le mal-être individuels. Ici, la cause n’est plus dans le Système social, mais bien dans l’incapacité du sujet à surmonter les épreuves personnelles qui s’imposent à lui. Ces épreuves peuvent être légères et sans conséquence grave, telles l’indécision existentielle de BaliMurphy et sa procrastination : « tout le monde avance dans son destin / J’hésite encore, je suis bloqué » (20). Elles peuvent résulter de l’égoïsme ou de l’aveuglement du héros. Pitcho dépeint l’existence comme une grisaille que n’égaie aucune couleur, aucune lumière (34), mais ne s’exonère pas de tout reproche : « je me sens comme une merde des fois » (35). M. Dupont : « tu ne manques pas d’amour / c’est juste que tu ne le vois pas » (29). De même, après la rupture, le héros de Plus belle sans moi bat vainement sa coulpe : « qu’avais-je dans les yeux / pour ne pas le voir déjà / elle était belle, nom de Dieu » (21). Situation analogue mais réaction différente chez Hénaut : « je sais bien que je finirai bien / par te reprendre le cœur » (41).
Les textes précités recèlent un thème insistant : la solitude – jamais librement choisie, soulignons-le. Quand elle s’installe durablement, souffrance et désarroi sont au rendez-vous. Ainsi, Zoé évoque avec beaucoup de sensibilité l’alcoolisme de son compagnon qu’elle se refuse à abandonner dans sa déchéance : « tu touches le fond de la bouteille […] et je me noie dans ton suicide » (15). Autre voix, plus désespérée : « je n’ai personne où aller / mes yeux se ferment pour me dire / qu’il serait temps d’en finir » chante Saule en duo avec Dominique A (11). Enfin, dans une situation différente mais tout aussi angoissante, M. Dupont n’hésite pas à pratiquer un humour grinçant qui suggère sans ambages l’angoisse sous-jacente :
Si j’suis séro, hohoho
Si j’suis séro,
Séro… Positif !
[…]
D’habitude
J’suis un mec positif
Mais là d’un coup je suis négatif
Par rapport à la thématique du mal-de-vivre, les chansons de Miskina sont parmi les plus sombres. Ainsi J’viens de loin, sorte de monologue dépressif où la rappeuse décrit sa vie comme une accumulation de ratages. « J’viens de loin, j’sais pas où je vais, il fait un temps de chien / J’n’excelle que dans l’excès donc j’accélère » avoue l’héroïne, qui entrevoit pour horizon « ce silence qu’on appelle la mort »…
Quelques textes, cependant, donnent un autre son de cloche. Zoé évoque le difficile mais crucial lien fille-mère, fait d’éloignement d’abord, de retrouvaille ensuite : « chacune de nous a pris sa route / moi l’enfance, toi ton métier » et, après bien des années, « je te sens au fond de mon corps / c’est moi qui te porte aujourd’hui » (13). Plus inhabituelle, la déclaration d’un petit-fils à sa grand-mère disparue : « mais si tu n’es pas là moi je ne vis pas / depuis que tu es partie je pleure toutes les nuits » (27). Quant aux chansons de Camping Sauvach, elles ont quelque chose de paisible qui fait figure d’exception dans notre corpus. Ce qu’on a l’air con exprime un sentiment franchement insolite, la gêne qu’on peut éprouver à être heureux (37). Dans Saint-Germain, le chanteur se contente de son sort même s’il n’est pas monté à Paris pour y réaliser ses ambitions initiales (38). « Et j’userai mes semelles jusqu’à la corde / partout où le vent m’emmène / pour peu que le vent m’emporte » (39), conclut-il.
Une vision manichéenne ?
Notre parcours thématique l’a montré incidemment : presque toutes les chansons qui composent notre champ d’investigation sont sous-tendues par une structure oppositionnelle assez simple – on pourrait dire binaire. Rarement explicite dans le texte, elle est reconnaissable sans peine par l’auditeur, même s’il peut dénommer de différentes manières les termes de l’opposition. Tentons donc l’exercice. L’on dressera sans mal – quoique en gommant quelques nuances au passage – la sélection suivante :
– démunis vs nantis (3, 8, 12, 24). Variantes : victimes vs exploiteurs (1), enfants misérables vs enfants choyés (10)
– matérialisme vs spiritualité (4), matérialisme vs humanisme (18)
– inactivité vs dynamisme (5). Variantes : laisser-aller vs volontarisme (6, 42), indécision vs engagement (20)
– vérité officielle vs désenchantement (7)
– solitude vs vie de couple (11, 41). Variantes : absence (de l’être aimé) vs présence (27), non-amour vs réciprocité amoureuse (29)
– santé vs maladie (14, 30). Variantes : vitalité vs alcoolisme (15), santé mentale vs dépression (31), volontarisme vs ignorance de la fin (39)
– tyrannie (du système) vs liberté (16). Variante : autorités administratives vs sans-papiers (2)
– conformisme vs anticonformisme (17, 40)
– narcissisme vs clairvoyance (19). Variantes : aveuglement amoureux vs lucidité (21, 28), l’illusoire vs la vraie vie (22), futilité vs gravité (23), ambitions de jeunesse vs réalisme de l’âge mûr (38)
– l’éphémère vs le durable (26)
Dans la plupart des cas, les termes de l’opposition sont affectés d’une valeur positive pour l’un, négative pour l’autre. Sont « positifs » la spiritualité, la fraternité, le dynamisme, la clairvoyance, le couple épanoui, le non-conformisme, la santé, la liberté, le fait d’être à l’abri du besoin ; « négatifs » le matérialisme, l’égoïsme, la vie végétative, l’aveuglement, la solitude, la norme sociale, les addictions, la sujétion, le fait d’être sans emploi. Des contempteurs de la chanson excipent quelquefois de ce dualisme pour la qualifier de simpliste, lui reprochant de charrier une vision du monde caricaturale. C’est qu’ils ne comprennent pas les lois du genre, particulièrement ses contraintes communicatives que nous évoquions en débutant. Le chanteur, qui s’adresse à un public large et souvent hétérogène, n’a que quelques minutes pour lui transmettre une émotion, une expérience ou une opinion personnelles : il est impératif, dans ces conditions, d’utiliser des formulations frappantes et condensées. Aussi pourrait-il difficilement, dans le contenu du texte, faire l’économie des contrastes forts et des antagonismes tranchés, qui donnent à ses propos leur indispensable relief.
L’élaboration sonore
La chanson n’est pas seulement un genre textuel : elle est aussi, dès l’origine de sa conception, une « mise en voix ». Les auteurs le savent, écriture et vocalisation ne sont pas deux étapes distinctes. Dès le premier mot, il leur faut envisager ce que la phrase « donnera » au moment de l’interprétation, la manière dont elle va sonner sur la scène ou dans le studio d’enregistrement. Ils prêtent donc une attention aiguisée à la phonétique et à la prosodie, que le texte soit destiné à être chanté ou à être dit comme dans le cas du rap. Certes, si le parolier et le compositeur sont deux personnes différentes, il arrive que le second travaille en toute autonomie. Mais ce n’est guère le cas dans le corpus qui nous occupe, et cela n’atténue d’ailleurs en rien la responsabilité du parolier dans l’élaboration sonore du texte : travail sur les sonorités, sur les jeux d’écho, sur l’accentuation syllabique, sur le rythme, etc.
Un mécanisme phonétique consubstantiel au texte de chanson – comme à la poésie – consiste dans la répétition rapprochée d’un même son ou d’une même suite de sons. C’est là une structure dominante du genre, génératrice de rythme, et qui se décline en de nombreuses variantes. Les plus simples d’entre elles, à savoir la rime (terminaison phonétiquement identique de deux ou de plusieurs vers) et l’assonance (terminaison semblable par les dernières voyelles accentuées), sont fréquentes chez nos auteurs sans être omniprésentes. Saule en est friand, qu’il s’agisse de rimes plates, alternées ou embrassées, de même que Zoé, Mièle ou Camping Sauvach. On observe également de nombreuses rimes intérieures : « mets de la vaseline extermine la bibine » (5), « j’m’en balance je n’ai plus confiance » (7), « c’est dans le manque de pèze que je pèse » (18).
Un peu plus rare, l’allitération consiste dans la répétition des consonnes initiales, mais aussi de consonnes intérieures, dans une suite de mots rapprochés : « pour sceller mon sort de ressortissant » (2), « la vie s’écroule et j’crève croule dans la boue », « écrit sous écrou » (4), « le grand crique nous croque » (43). M. Dupont aligne des vers qui débutent de façon similaire : positif, affectif, excessif, négatif, définitif, réceptif, récapitulatif (30). Autre procédé moins fréquent mais caractéristique, l’anagramme : « la raison du plus faible, du moins fiable » (3), ou encore Mélodies démolies, titre de l’album de Jeronimo.
Dans ce registre des répétitions phonétiques, pointons une figure privilégiée : la paronomase, soit l’association syntaxique de mots quasi-homonymes. Baloji en est un orfèvre : « la détermination est le facteur déterminant », « Congolais à part entière, tous apparentés » (1), « encerclé par les circulaires », « les officiels gardent ça officieux », « la terre promise ne tient pas ses promesses » (2), « je m’agrippe aux griffes » (3). Autres trouvailles chez Akro : « divertissement, asservissement » (16), « on joue à cache-cache avec ton cash », « c’est le hip-hop qui m’a donné des potes » (17), « tous coupables […], on est tous capables / de revenir en arrière », « dans nos centres on les concentre » (18). Et chez Pitcho : « on est sensible aux ultraviolets mais pas à l’ultraviolence », « arrogant, on défie les ouragans », « je sonde le ciel, songe au soleil » (34), « je me méfie de mes défis » (35), « en semant mensonge sur mensonge / on se ment à soi-même » (36).
L’anaphore consiste à répéter un mot en tête de vers successifs : « arrête de dormir […] / arrête de faire le môme […] / arrête de zoner […] » (5), « bien bien bien / bienvenue au monde » (10), « entre le Ying et le Shakra / entre les villes et la campagne / entre le string et la burka […] » (20), « elle est plus belle sans moi / elle respire à nouveau / elle s’amuse et ça lui va » (21). Autre figure proche, l’itération : « ils le savent, ils le savent » (2), « bienvenue au monde » repris treize fois dans la même chanson (10), « dans mon (ton) ordinateur », réponse invariable à huit questions successives (16). Des vers entiers peuvent être répétés, notamment dans le système du refrain, certains chanteurs allant jusqu’à introduire un refrain dans le refrain : « on est loin d’la vérité, loin d’la vérité spirituelle / très très loin d’la vérité, beaucoup trop loin d’la vérité » (4), « mais ce qu’on a l’air con […] / mais ce qu’on a l’air con » (37).
À côté des jeux phonétiques, il faut souligner la grande récurrence du style allocutif, celui qui consiste à s’adresser fictivement à quelqu’un, donnant ainsi au texte une allure plus vivante : « tout ceci ne vous rendra pas le Congo » (1), « moi j’te parle d’énergie universelle » (4), « ouvre les yeux », « arrête de fuir le monde » (5), « hey Bob, es-tu un bon Bob ? » (17), « t’as beau courir » (19), « je sais déjà ce que tu as » (26). Plusieurs de ces apostrophes sont adressées à un personnage qualifié de « frère », soit celui qui est considéré par l’auteur comme un semblable, victime des mêmes difficultés (5, 6).
Tout ce travail sur le « signifiant » de la langue est particulièrement intense chez les rappeurs (Baloji, Deano, Akro, Miskina, Pitcho), lesquels ont abandonné le chant au profit d’une élocution exclamative, jaculatoire. La musique d’ordinaire a pour fonction de charmer, de séduire : c’est précisément cet aspect jugé lénifiant qu’ils veulent éviter, décidés à exprimer vocalement la révolte et la véhémence dont leurs textes sont nourris. Aussi les morceaux de rap sont-ils soutenus par une suite d’impulsions fortes, d’ahans, de pulsations pourrait-on dire en faisant référence aux rythmes cardiaque et respiratoire, c’est-à-dire au corporel. Certes, la performance peut se doubler d’un accompagnement musical. Mais, dans celui-ci, c’est généralement la batterie ou les percussions qui dominent, venant renforcer l’accentuation saccadée de l’interprète et produisant une impression de secousse répétée. Que le rap soit principalement le fait d’artistes masculins n’est sans doute pas un hasard…
Réinventer la langue
La langue à l’œuvre dans les textes de notre corpus n’est pas le français académique. Elle veut au contraire en prendre le contrepied, mimer l’idiome de la rue et des adolescents, qui joue sur le vocabulaire et quelques formes syntaxiques brèves. Ainsi en va-t-il des nombreuses apocopes typiques du langage populaire : « Kin » pour Kinshasa (1), « accro aux accessoires » (3), « la bonne vibe » (6), « des voitures d’occase » (18), « pas d’argent, pas d’médocs » (10), « manger bio » (19). Une large place est également faite aux vocables argotiques : « morfler » (2), « sapeur standing » du verbe se saper (3), « la glande, la déprime » (4), « zoner », « fumer du teuteu » (5), « le bédo, la clope et la bibine », « tu veux kiffer ta vie », « j’suis pas ton mandaï » (6), « j’ai la gerbe » (16), « des coins crades », « ce trip en cargo », « le poto », « le shit » (17), la « punk attitude », « les tripes des ploucs », les « journaleux », (22), « chialer » (23), « j’capte plus le beau temps » (31), etc.
Nos textes sont également émaillés de vulgarismes, qui en accentuent la dégaine incivile tout en produisant des éclats de voix : « une bande de connards […] qui font que des conneries », « chacun pense à son cul, c’est tout », « profite merde » (4), « arrête de faire le con », « la guerre et la merde », « si tu bouffes que de la merde » (5), « un d’ces putains d’plannings », « cracher ses putains d’poumons », « plutôt crever » (6), « de sombres crétins crachent » (7), « tu chies du plastique, malaxes du mastic » (17), « quand t’auras la gueule en poussière » (19), « dans le camping ça nique pas mal » (22), « on jette du caca en plastique » (23), « la terre […] elle se fout que l’on crève » (24), « qu’est-ce que tu fous avec cette conne » (28), « mais ce qu’on a l’air con » répété dix fois (37).
Pas de langage branché sans anglicismes plus ou moins originaux. « Mon flow [est] dépareillé » (3), « l’homme triste bug », « la force est underground » (4), « quand tu seras dead » (5), « en restant clean », « le break et le rap comme cérémonial », « on est dans l’dark », « check la bonne graine » (6), « mon cash », « Facebook, Myspace, Msn, Skype / Twitter, Google, Clubs sur Hi 5 », « des I pod au digipass, trop de codes, plus de place » (16), « c’est la boom box qui m’a boosté non stop », « connais-tu ton score ? Es-tu toujours au top ? » (17), « tôt ou tard, anyway », « dans mes poches c’est le crash boursier » (18), « t’as beau te lifter », « avec ton coach », « ta mine en spray » (19), « dans les back stage », « chacun son look » (22), à quoi l’on pourrait ajouter des néologismes comme « même si tu as fengshuisé ta chambre » (19).
Un procédé langagier plus complexe : la parodie et le décalque d’expressions connues. « La raison du plus faible » (3) pastiche la conclusion de La Fontaine « la raison du plus fort est toujours la meilleure », tandis que « douze mois et quatre saisons en enfer » (34) fait allusion à Rimbaud. Mais les références littéraires ne sont pas majoritaires. « Repris de justesse » (2) contrefait l’expression judiciaire « repris de justice », « tout ceci ne vous rendra pas le Congo » (1) le titre d’une émission de la RTBF, « alors on pense… » (16) la célèbre chanson de Stromae, « allons enfants de l’après-guerre » (44) le début de la Marseillaise. D’autres formulations, enfin, pastichent plus simplement des expressions courantes : « ce couplet est coupé à peau et à sang » (2), « le fin du fin justifiait les moyens » (3), « j’ai mal à la terre » (14), « la mère à boire » (15), ou encore « désolé si je te fais du mal, mais c’est pour mon bien » (35)…
Autre procédé d’esprit voisin, le sarcasme. Jeronimo proclame « l’argent c’est bien » (8), Saule « bienvenue au monde » en s’adressant aux enfants des pays pauvres (10), Mary M. « vivre au soleil quelle pure merveille » (45). Mais c’est in extenso qu’il faudrait citer des chansons de D. Hélin comme Festival rock :
Festival rock tout l’monde s’amuse
Public pété et ventre à l’air
C’est le pognon qui est la muse
Des anarchistes des hautes sphères
Tous ces mots, toutes ces expressions fonctionnent comme autant de signaux de reconnaissance lancés par le chanteur à ce public dont il émane et auquel il s’adresse, un public aux caractères socioculturels bien déterminés. Il s’agit donc à la fois de susciter un effet de groupe, de complicité, et de tenir à l’écart ceux qu’on juge étrangers parce qu’ils sont d’une autre génération ou qu’ils font partie du Système. Ainsi s’explique le parti pris langagier d’anticonformisme, de contestation des modèles établis, de formulations hyperboliques, de provocation plus ou moins agressive. Il serait exagéré d’y voir une langue nouvelle, mais il est sûr que le français scolaire s’y trouve singulièrement malmené et transfiguré. Un tel comportement n’est pas gratuit. Le chanteur se trouve devant un obstacle que d’autres ont affronté avant lui : pour dire le plus personnel de notre vie affective, le plus intime de notre mal-être, nous ne disposons que des mots de tout le monde. Comment, dès lors, exprimer de façon originale notre vérité propre ? Un idiolecte pur verserait dans l’incommunicable. Aussi la langue de nos artistes doit-elle être entendue comme un compromis entre d’une part le refus de suivre telles quelles les voies tracées, et d’autre part le désir de se faire comprendre.
Refrain…
Si la jeune chanson belge conserve quelque parenté avec la poésie, c’est moins dans sa thématique ou son imaginaire que par l’élaboration intense du matériau sonore et par le travail sur la langue. Pour la plupart, les chanteurs d’aujourd’hui n’ont que faire du joli, de l’harmonieux ou du nostalgique. Ils ne veulent pas plaire à tous et à tout prix. Ce qui leur importe, c’est d’être percutants, de frapper l’imagination de l’auditeur, de le convaincre rapidement, de l’emporter comme dans une bourrasque. Le caractère manichéen de leur vision du monde n’est pas une philosophie, c’est une rhétorique, soit une manière de structurer la parole pour lui assurer une transmissibilité optimale. L’incessante réinvention langagière à laquelle ils se livrent ne relève pas de l’acrobatie gratuite, mais constitue au contraire une part intégrante du message qu’ils veulent délivrer : le refus d’accepter le monde et la vie tels qu’ils sont. Et que dire des voix, des mélodies, des rythmes et des autres constituants auditifs, difficiles à décrire en mots ? Comme d’autres genres paralittéraires, mais avec les moyens qui lui sont propres, la chanson nous touche parce qu’elle nous surprend, parce qu’elle nous subjugue, parce qu’elle réveille en nous des sensations et des pensées auparavant confuses, parce qu’elle les fait advenir au langage.
Daniel Laroche
- Baloji, Tout ceci ne vous rendra pas le Congo
- Baloji, Repris de justesse
- Baloji, La raison du plus faible
- J. Deano, Loin de la Vérité
- J. Deano, Arrête de fuir
- J. Deano, Sans exception
- Jeronimo, Le nord, le sud et le grand mur
- Jeronimo, L’argent c’est bien
- Jeronimo, Triangle équilatéral
- Saule, Personne
- Saule, Bienvenue
- Saule, Petite Misère
- Zoé, Mal à la terre
- Zoé, Je porte un toast
- Zoé, Maman
- Akro, Dans mon ordinateur
- Akro, Bon Bob
- Akro, Tous coupables
- BaliMurphy, Poussière
- Balimurphy, J’hésite
- BaliMurphy, Plus belle sans moi
- D. Hélin, Festival rock
- D. Hélin, Almanach
- D. Hélin, Ici et maintenant
- Mièle, Le jour et la nuit
- Mièle, Les châteaux de sable
- Mièle, Tu n’es pas là
- M. Dupont, Une petite chanson misogyne
- M. Dupont, Pauvre idiot
- M. Dupont, Positif
- N. Miskina, J’viens de loin
- N. Miskina, Espérance de vie
- N. Miskina, La rue m’assassine
- Pitcho, Après la pluie
- Pitcho, Comme une m…
- Pitcho, Redescends sur terre
- Camping Sauvach, Ce qu’on a l’air con
- Camping Sauvach, Saint-Germain
- Camping Sauvach, La route est longue
- A. Hénaut, Inévitable
- A. Hénaut, J’ai pas la trouille
- A. Hénaut, 36.000
- Mary M., Des gens qui s’aiment
- Mary M., Allons enfants de l’après-guerre
- Mary M., Vivre au soleil
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°175 (2013)