La nouvelle réalité dépassera-t-elle la nouvelle fiction ? Ceux qui participeront, le 22 octobre au Cirque Divers (Liège) ou le 23 au Botanique (Bruxelles), aux rencontres littéraires organisées sur le thème de la « Nouvelle Fiction » auront peut-être une réponse à la question. En attendant, Jean Claude Bologne nous explique ce qui caractérise les auteurs que cette étiquette regroupe et pourquoi il se sent proche d’eux.
On définit souvent le roman par oppositions : roman d’évasion – roman miroir ; imagination – description ; spiritualisme – matérialisme ; psychologie – action… Et c’est pour tenter de surmonter ces oppositions que j’ai commencé à en écrire. Pour voir, dans La faute des femmes, comment l’imaginaire peut prendre la place du réel et le passé celle du présent ; pour montrer, dans Le troisième testament, comment la fiction pouvait constituer un moyen d’investigation dans une affaire policière…
Je ne pouvais donc rester insensible au travail des sept romanciers français qui se sont réunis sous l’étiquette Nouvelle Fiction. Frédérick Tristan, François Coupry, Georges-Olivier Châteaureynaud, Hubert Haddad, Marc Petit, Jean Lévi, Patrick Carré, n’entendent pas constituer une école ni faire de la théorie. Ils veulent simplement manifester leur communauté de vues sur la fiction et ses rapports avec la littérature.
Leur constatation : la méfiance de la littérature française, depuis le 19e siècle, à l’égard de la fiction, écartée au profit du réalisme, de la structure ou de l’écriture. Sans doute les romanciers « imaginent »-ils une histoire et, sous prétexte que les personnages et l’action sont fictifs, la prennent-ils pour une fiction. Mais l’invention, pour eux comme pour le lecteur, doit présenter tous les caractères de vraisemblance, donc répondre aux critères de la réalité et non de la fiction.
Le mythe, l’épopée, le conte, qui ont nourri jusqu’au 19e siècle la littérature française, sont méprisés ou relégués dans des genres jugés mineurs, science-fiction, littérature pour enfants… Est-ce à dire que la fiction qui s’avoue comme telle, des Gargantua aux Micromegas, est incompatible avec le roman tel que l’a défini le 19e siècle ? L’exemple des littératures anglo-saxonnes ou latino-américaines nous prouve assez l’inverse.
Les droits de la fiction
Dans un premier temps, donc il s’agit pour nos auteurs de réaffirmer les droits de la fiction, de l’imaginaire, du rêve, sans souci de les faires « coller » à la réalité ou à la psychologie. Le plaisir de raconter et de lire, que la France avait perdu à l’ère du Nouveau Roman, est à la base de leur démarche.
Mais si cette fiction se veut « nouvelle » – avec la distanciation ironique qui s’impose, à une époque où la nouveauté est devenue le seul label de qualité – c’est parce que l’ambition est plus grande. Inventer de belles histoires ne suffit pas – et sur ce point, la Nouvelle Fiction partage la méfiance du Nouveau Roman face à l’anecdotique. La Nouvelle Fiction, « c’est la fiction contre l’anecdote, ou l’anecdote incendiée par la fiction », résume Frédérick Tristan.
Rien n’est gratuit dans la fiction. Un Falstaff ou un Panurge ne sont pas seulement des créatures « impossibles, de purs personnages de fiction : ils disent aussi une vérité plus profonde, plus essentielle qu’un père Goriot ou une Gervaise. Ceux-ci ne témoignent que de leur expérience personnelle, ceux-là sont des types universels.
La fiction, derrière ses outrances et ses invraisemblances, est plus réaliste que le réalisme – comment cette vérité, éclatante en peinture depuis un siècle, a-t-elle été si peu exploitée en littérature ? Le voyage dans la lune ou au centre de la terre ne sont pas seulement des préfigurations d’une technologie future – ce qui serait tout au plus du réalisme prémonitoire – mais de fabuleux voyages intérieurs projetés sur des écrans à leur taille – la salle d’orgues du capitaine Nemo ou du Casanova de Fellini sont les formidables miroirs d’une mégalomanie qui échappe aux mots et aux images.
L’imagination au pouvoir n’est plus un slogan pour soixante-huitards attardés. Elle devient un paradoxal mode d’exploration du réel. D’un autre réel, dégagé de a contingence et de l’anecdotique, comme le masque, parce qu’il n’est pas crédible, dévoile à qui sait le lire la réalité intérieure. Ainsi sont levées les oppositions dans lesquelles on enfermait le roman. Le roman d’évasion devient roman miroir, puisque dans la réalité qu’il traverse, le personnage découvre une projection de son univers intérieur.
En parcourant un univers impossible, il découvre en lui une réalité mythique, archétypale. Parce qu’en laissant passer l’imaginaire, qui a ses lois et sa logique propres, il découvre une part de lui-même qu’on lui avait appris à occulter. L’identité entre l’intérieur et l’extérieur de la philosophie chinoise – mais aussi des premières gnoses chrétiennes et, somme toute, de tous les mysticismes – prend ici tout son sens. Wang Si Tchouo errant dans la forêt, comme Dante au début de La divine comédie, est en fait perdu en lui-même.
Le voyage initiatique, un des thèmes privilégiés de Frédérick Tristan, prend une autre dimension. Il ne s’agit plus de s’instruire en volant à la réalité ce que nous ne possédons pas encore, mais de créer en nous-mêmes, au contact du monde qui n’est jamais qu’une forme réalisée de nous, ce que nous possédons en germe. « Si tu rencontres ton père, découvre Wang Si Tchouo, tue-le ! Il n’est jamais ton père. Notre père est en nous-même. Nous devons devenir nous-même le père que nous sommes et que nous ignorons ».
Les lois de la fiction
Apprendre, c’est reconnaitre : interroger le monde, c’est obtenir la réponse qui est en nous. J’étais parti de ce postulat bien avant de connaitre la Nouvelle Fiction, dans La faute des femmes, dont l’héroïne, pour découvrir sa vérité profonde et surmonter une expérience douloureuse, parcourt l’histoire auprès de femmes célèbres. Véronique aurait pu se réincarner en Julia Daudet ou sainte Lutgarde : ç’aurait été de la science-fiction. Elle aurait pu délirer dans un asile ou rêver dans un train : c’eût été du réalisme psychologique. En refusant les facilités d’une explication – ou en donnant des pistes qui les permettent toutes – j’entendais rester dans la fiction pure, dans ce qui serait impossible en-dehors d’un roman. Parce qu’un roman est le lieu de tous les possibles, où le lecteur, comme l’auteur, doit trouver sa propre vérité.
Les rapports avec la fiction ne sont pas le seul aspect de la Nouvelle Fiction qui m’ait intéressé. Le statut et le traitement de l’érudition dans le roman me rapproche aussi de son travail. Jamais gratuite, comme dans le roman historique où elle sert de cadre pour générer un effet de réel, l’érudition doit être un moteur de l’action et porteuse de sens. Elle doit s’intégrer à la fiction – et la frontière entre documentation et imagination est souvent mince dans les livres de nos auteurs, ce qui ne peut aller sans un humour décapant…
Le déplacement spatial et temporel est fréquent, nécessaire pour certains. Mais l’Allemagne du 17e siècle, la Chine du 11e, la France pré-révolutionnaire ne sont qu’un habit d’un personnage éternel qui fait partie de nous, lecteur ou romancier. La collection d’ « autobiographies fictives » que Jean-Luc Moreau dirige aux éditions de l’Aube illustre cette ambiguïté de l’érudition historique : l’aventure est imaginée et se situe dans un autre temps, mais est « vraie » et, dans son essence, autobiographique. La fiction n’est pas plus l’imaginaire que le vraisemblable. C’est un univers à part, qui a sa cohérence et sa nécessité, et dont il serait temps de retrouver les lois.
Jean Claude Bologne
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°74 (1992)