Il eut du charme comme personne. Tous les charmes, car il alliait ceux de l’intelligence, l’indépendance d’esprit, l’élégance, la fraicheur d’âme, la prodigalité, la légèreté, la fantaisie, l’impertinence. Militaire par haute tradition familiale et par passion, ami des rois, grand seigneur fastueux, éternel amoureux, Charles-Joseph de Ligne fut aussi un authentique écrivain, consacré aujourd’hui par les premiers volumes d’une édition scientifique de son œuvre, chez Honoré Champion. Germaine de Staël, qui fut son premier éditeur, avait perçu admirablement le secret – et les limites – de son lumineux talent : « Il donne de la vie à tout, parce qu’il ne met de l’art à rien ».
Né à Bruxelles le 23 mai 1735, privé tout petit de mère, celui que Goethe désignerait comme « l’homme le plus gai de son temps », et qui reconnaissait volontiers avoir l’esprit assez couleur de rose, passa au château de Beloeil la plus grise des enfances. Entre un père sévère et despotique et une cascade de précepteurs rivalisant d’incompétence, du moins jusqu’au dernier, un ancien jésuite intelligent et cultivé qui lui ouvre, à quatorze ans, le monde de la littérature et de la pensée, d’Homère et Cicéron à La Fontaine et Voltaire, et auquel il rendra un bel hommage lapidaire : M. de la Porte m’apprenait tout et ne m’enseignait rien. Encore adolescent, Charles-Joseph compose un Discours sur la profession des armes et rêve d’exploits exaltants sur les champs de bataille. Mais, après des débuts prometteurs pendant la Guerre de Sept ans, il aura peu d’occasions de montrer sa bravoure et son gout du panache et n’obtiendra jamais, au long d’une carrière sans grand éclat, tardivement couronnée par le titre de feld-maréchal, les commandements ardemment espérés.
Au vrai, n’était-il pas plus doué pour les subtilités de la diplomatie, les raffinements de la vie mondaine, le scintillement des fêtes… et le plaisir magique d’écrire ?
Marié à vingt ans, sur décision paternelle, à Françoise-Marie-Xavière, princesse de Liechtenstein, qui en a presque quinze, il aura avec elle sept enfants qu’il chérira, entre tous son fils ainé Charles, dont la mort au combat, en 1792, le frappera du seul malheur de sa vie. Tout ce que j’ai le plus aimé, les deux-tiers de moi-même, le plus parfait des êtres me fut enlevé.
Époux distrait et inconstant, il courra les enchantements de l’amour, tout en précisant dans ses mémoires qu’il n’a jamais été libertin, mais curieux d’aventures. Aucune cruauté, aucun cynisme de séducteur à la Valmont chez cet amant prompt à s’enflammer, mais qui éprouvera, lui qui affirmait : En amour, il n’y a que les commencements qui soient charmants, un attachement durable pour Angélique d’Hannetaire, qu’il installe au château de Baudour, voisin de Beloeil, et qui restera celle qui m’a aimé à fond.
Car ce volage sait, à sa manière, être fidèle. À ses tendresses. À ses amis. À sa terre, qu’il a célébrée dans un très beau livre, Coup d’œil sur Beloeil et sur une grande partie des jardins de l’Europe. À ses souverains, auxquels il témoigne une loyauté sans failles, à une époque où changer de camp était pratique courante…
Charles-Joseph de Ligne a mené à bride abattue, en semant joyeusement son esprit sa fantaisie et son or, une existence cosmopolite, et l’on s’essouffle à suivre sa trace. J’ai six ou sept patries, Empire, Flandre, France, Espagne, Autriche, Pologne, Russie et presque Hongrie (…) J’aime mon état d’étranger partout. Français en Autriche, Autrichien en France, l’un et l’autre en Russie. C’est le moyen de réussir partout, professait malicieusement ce voyageur impénitent. Et Dieu sait qu’il a sillonné les routes d’Europe ! J’ai fait plus de quarante fois le chemin de Vienne à Paris et de Paris à Bruxelles ou de l’armée à Vienne, récapitulait-il au penchant de l’âge. Deux cents fois sûrement de Bruxelles à Paris, deux fois la Russie, deux fois la Pologne, une fois la Moldavie, la Crimée, la Provence. Deux cents fois peut-être de mes commandements pendant la paix aux Pays-Bas à mes campagnes. Je parie que j’ai dépensé en voiture trois ou quatre ans de ma vie et plus de 150 000 florins de poste seule.
Apprécié aussi bien par Charles de Lorraine, François Ier, Marie-Thérèse, Joseph II, Louis XVI et Marie-Antoinette, toujours et partout aimant et aimé, il appréhende mal le bouleversement qui s’annonce. En 1794, ruiné, ses biens mis sous séquestre, il est contraint à l’exil. À Vienne où il s’accommode sans amertume d’un train modeste, entre les siens, et se consacre à son œuvre littéraire avec un sérieux scrupuleux qu’il a jalousement caché derrière l’image trompeuse d’un dilettante désinvolte et frondeur. Le Congrès de 1814 lui offre l’occasion de briller une ultime fois, à la veille de ses 80 ans, toujours vif, élégant, charmeur, avant d’être emporté par une brusque fièvre ; et lui réserve des funérailles grandioses…
La liberté d’esprit et de ton
Si accaparé qu’il fût par la guerre, les voyages, les Cours et les salons, et, lorsqu’il y revenait, par les fêtes féeriques et les merveilleux jardins dont il parait son cher Beloeil, le prince de Ligne a traversé la vie plume à la main. Les trente-quatre petites volumes des Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires, publiés de 1795 à 1811 par les frères Walther, à Dresde, juxtaposent traités militaires, épigrammes, madrigaux, contes, romans, lettres (celles à la marquise de Coigny sont un pur chef-d’œuvre), théâtre (il en raffolait mais n’y excella guère), réflexions et maximes qu’il réunit sous un titre qui lui va si bien : Mes écarts ou ma tête en liberté, et qui feront l’objet d’éditions séparées.
D’abord boudés, ces Mélanges ne connaissent un véritable rayonnement que sous la forme de choix. Honneur à Germaine de Staël qui, la première, se lance dans l’aventure, avec une sûreté de jugement rare : son anthologie, publiée en 1809, Lettres et pensées du prince de Ligne, est un modèle du genre. On y découvre, dégagé du fatras qui risquait de l’étouffer, un grand écrivain, qui incarne avec une fraicheur unique l’esprit – et le style – du 18e siècle, même s’il se méfie des philosophes et si, saluant le génie de Voltaire et de Rousseau, il n’a garde d’embrasser leurs idées (le récit de ses conversations avec chacun d’eux est un régal).
Épistolier, chroniqueur, portraitiste, moraliste, il nous surprend, nous captive, nous touche par son naturel incomparable, sa liberté de ton, sa spontanéité, sa sincérité, son esprit délié, mobile, curieux de tout, pétillant, incisif, jamais méchant. Par la maitrise, la clarté et la grâce d’une langue qu’il manie en virtuose, avec un art du trait, un sens du raccourci, une allégresse dans l’économie qui font notre bonheur. Moins frivole qu’il n’y parait, exempt de préjugés et d’hypocrisie, jamais dupe, fût-ce de lui-même, il nous donne, comme en se jouant, une magistrale leçon de lucidité. Et la sagesse un peu courte de cet épicurien au scepticisme souriant révèle parfois des accents plus graves et profonds.
Je ne conçois pas qu’un homme de mérite soit en place : aussi il y en a très peu. La Cour vous a oublié : chantez. Une jolie femme vous a quitté pour un de vos amis : chantez, demain vous aurez la sienne ; et il sera bien plus à plaindre que vous, parce qu’il ne sait peut-être pas qu’il faut chanter.
L’enthousiasme est le plus beau des défauts. Il vaut mieux avoir tort ainsi qu’avoir raison autrement.
La femme la plus sage a son vainqueur : si elle l’est encore, c’est qu’elle ne l’a pas rencontré.
C’est cette moitié de soi-même qu’on cherche toujours qui fait faire tant d’extravagances.
La jalousie dure plus longtemps que l’amour. On est déjà bien détaché l’un de l’autre, on est déjà attaché ailleurs, on s’imagine avoir des droits. C’est que l’amour-propre est le dernier qui s’en va.
Que chacun examine ce qu’il a souhaité toute sa vie. S’il est heureux, c’est parce que ses vœux n’ont point été exaucés.
La fierté de l’insouciance
Au soir de sa vie, Charles-Joseph de Ligne se fait mémorialiste avec Fragments de l’histoire de ma vie, qu’il place d’emblée parmi ses écrits posthumes. On s’en doute : la chronologie est le moindre de ses soucis ! Ce qu’il nous propose, c’est une mosaïque de souvenirs, jaillis au gré d’une inspiration vagabonde qui virent quelquefois à la confession, ou s’égarent dans d’irrésistibles digressions.
Ces quarante-sept cahiers, qui se piquent avant tout de nous amuser, dessinent d’une plume enlevée une époque, l’Ancien Régime ; un monde où il fut simultanément acteur et observateur, et qui disparait (J’ai vu les dernières magnificences de l’Europe). Plus que la nostalgie, il en éprouve le vivant regret, mais, avec une singulière perspicacité, il constate ironiquement : Le peuple a appris qu’il avait plus de bras qu’il ne croyait et on ne lui a pas prouvé qu’on avait plus de tête que lui.
Surtout, ils dressent l’inoubliable autoportrait d’un personnage qui devient presque un ami, sais dans ses paradoxes et ses contradictions.
Hanté par la grandeur, fou d’héroïsme, poursuivant la gloire avant de s’apercevoir qu’on en a si peu, et pour si peu de temps, et pour si peu de monde, que c’est presque une chimère.
Fier, mais d’une fierté sans raideur, qui a partie liée avec l’insouciance dont il a su faire un art de vivre. Je l’ai naturellement cette insouciance qui me rend supérieur aux événements. (…) J’aurais été au désespoir de faire comme tous ces messieurs qui, sans avoir rien perdu, demandent des dédommagements. La Cour d’elle-même aurait pu me donner une terre en Hongrie. Mais il m’eût été impossible de la demander. Et il y a du plaisir à se passer des grâces, faveurs et richesses.
Léger, espiègle, dégagé, se moquant des bêtises, étourderies, folies d’une vie qu’il a dansée (Personne ne réfléchit plus que moi après ce qui arrive et moins auparavant), mais défendant des idées extrêmement modernes et audacieuses, sur le mariage notamment, l’éducation et le destin des femmes.
Le prince de Ligne frôlait la soixantaine (pensionné ? Allons donc ! C’est passionné que je suis. On s’est trompé sur le mot) lorsqu’il se lia avec Casanova, de dix ans son ainé, rencontré chez le comte de Waldstein, son neveu. Prélude à une amitié et une complicité intenses, qui illuminent les Lettres à Casanova et imprègnent ce portrait du célèbre Vénitien, dans lequel l’un et l’autre pourraient se reconnaitre : Il n’y a que ses comédies qui ne soient pas comiques ; il n’y a que ses ouvrages philosophiques où il n’y ait point de philosophie : tous les autres en sont remplis ; il y a toujours du trait, du neuf, du piquant et du profond (…). Il aime, il convoite tout, et, après avoir eu de tout, il sait se passer de tout.
Francine Ghysen
- Prince de LIGNE, Fragments de l’histoire de ma vie, t. I, édition Jeroom Vercruysse, Honoré Champion, coll. « L’âge des Lumières », 2000
- Prince de LIGNE, Œuvres romanesques, t. I, édition Roland Mortier et Manuel Couvreur, Honoré Champion, coll. « L’âge des Lumières », 2000
- Prince de LIGNE, Pensées et fragments, Arléa, 2000
- Prince de LIGNE, Fragments sur Casanova, Allai, 1998
- Lettres et pensées du prince de Ligne, d’après l’édition de Mme de Staël, présentées et annotées par Raymond Trousson, Tallandier, coll. « In-Texte », 1989
- Prince de LIGNE, Mes écarts, choix de Roland Mortier, Labor, coll. « Espace Nord », 1990
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°118 (2001)