La ville et ses décalques

Quand trois auteurs appartenant à trois générations différentes ancrent leurs livres dans une même ville, est-ce vraiment la même ville ? René Henoumont, Bernard Gheur et Jean Claude Bologne viennent tous trois de publier un roman qui a pour cadre Liège. Mais la géographie qu’ils dessinent semble relever davantage d’un tracé mental que d’une réalité physique. Petite balade dans l’espace-temps d’une cité revisitée par la mémoire.

Tout romancier  est né quelque part. Les lieux qu’un écrivain a traversés nourrissent son inspiration, même si l’imaginaire de chacun décalque différemment les éléments du réel, les asservit à son style, les transfigure par une écriture à chaque fois unique. Yourcenar, qui se voulait si peu belge, installe nombre de ses personnages majeurs dans des lieux visités dans sa jeunesse. Qu’il s’agisse de paysages identifiables, de l’esprit d’un lieu, d’allusions simples, de proximité avec des images créées par d’autres imaginaires proches comme ceux des peintres flamands, il y a un substrat « belge » vital qui alimente sa création.

yourcenar

Marguerite Yourcenar

On ne cherche pas nécessairement à visiter la maison de Zénon à Bruges pour comprendre L’œuvre au noir. Mais, même si la vraie force de Yourcenar, c’est sa citoyenneté universelle, l’écrivaine, en 1971, refit dans les rues de Bruges chacune des allées et venues de Zénon, comme pour vérifier la crédibilité de ses souvenirs. Michèle Goslar dénombre dans son ouvrage Marguerite Yourcenar, regards sur la Belgique, une présence massive de références à ce pays et à des lieux identifiables. Comme au cinéma, l’écrivain peut recréer une géographique nouvelle en associant des visions impossibles qui regroupent l’église d’une commune avec un monument étonnant d’un village situé à des centaines de kilomètres de là et un paysage tiré d’un tableau du 17e siècle. C’est là l’effet magique de la fiction : l’effet Koulechov au cinéma permet de raccorder des plans tournés en réalité dans plusieurs villes différentes et invente ainsi une nouvelle ville purement fictionnelle, l’écrivain, lui aussi, peut jouer avec les images de sa mythologie personnelle pour raconter les lieux à sa façon, les plier à sa fiction. Ce qui est plus troublant, parfois, c’est que des écrivains aient besoin d’ancrer leur récit dans un lieu identifiable alors que l’existence de ce lieu dans sa réalité ne sert absolument pas leur fiction. Pourquoi, sinon pour donner à leur récit le poids du vécu, user de noms connus, de lieux géographiques repérables, alors que le principe du roman permet tant de liberté avec le réel.

Le hasard de l’actualité éditoriale nous offre l’occasion de comparer trois visions d’une même région selon trois romanciers dont l’enfance fut liégeoise. Jean Claude Bologne décrypte son homme-fougère à l’occasion d’un voyage éclair dans sa ville natale ; Bernard Gheur installe le héros historien de Nous irons nous aimer dans les grands cinémas dans la même cité tandis que René Henoumont imagine Maitre Donat Lognoul dans la vallée de l’Ourthe, certes, mais il lui attribue un cabinet d’avocat à Liège, dans une maison de maitre du Quai des Ardennes. L’Ourthe est encore là, toute proche.

Les lecteurs assidus comprendront tr !s vite que les images de Liège et de sa région sont dans chacun de ces romans, emblématiques du style de l’écrivain et révèlent plus de la mythologie personnelle de leur créateur que de la réalité effective.

Liège du passé

henoumont l'enclume aux grivesOn connait la plume de René Henoumont : une écriture qui puise ses forces dans le terroir, dans les paysages d’Ardennes. L’enclume aux grives poursuit L’histoire des épines noires, publié lui aussi aux éditions du Rocher, et que le Magazine littéraire comparait à un Jacquou le croquant d’aujourd’hui. Henoumont campe ses personnages dans les paysages de collines qui encerclent la vallée de l’Ourthe. Au printemps 1948, c’est la guerre froide qui effraie les habitants informés par la radio des difficultés à Berlin. L’incertitude touche aussi bien les habitants de la ferme des Épines noires que ceux du château de Lassu. Les paysages collent à la peau des personnages. Ici, on chasse le colvert, le sanglier, on pêche la truite, l’ombre ou le brochet, les lapins meurent en série de myxomatose, les abeilles bourdonnent dans les tilleuls non loin de la chapelle consacrée à Saint-Donat, les foins coupés embaument, on maraude les pommes, les tartines ont le gout du beurre salé et du sirop, le café et le péket réchauffent les cœurs. Le moindre fossé, le bois le plus exigu ont un nom. On est né quelque part. Pour peu qu’on connaisse un peu la région, ces noms sont bien ceux d’ici : le château de Lassu, Fillot, Andoumont, le Pierreux-bois, le gouffre de la Roche noire, le Rocher de la Vierge, Godinri… Seul étonnement, Momal-sur-Ourthe qui se joue du Bomal bien connu. Et les images de Liège aussi se succèdent au fil des évocations. Lorsque Désiré raconte son évasion pendant son transfert à Liège lors de la guerre 14-18, ce sont les grands boulevards couverts de soldats allemands endormis, la fontaine de Vinâve d’Ile qui étanche sa soif, la place Cathédrale désertée qu’il décrit. Pour Donat, Liège commence par l’Ourthe du quai des Ardennes, se poursuit par le palais des princes-évêques transformé en palais de justice, puis prend corps la bijouterie Place Vendôme, juste à côté du cinéma Marivaux, non loin de la cathédrale, chez Judith, rescapée d’Auschwitz et qu’il connut enfant. C’est le Liège des souvenirs, Liège des parents ou des grands-parents. Liège marqué par les deux guerres mondiales. On a l’impression de plonger dans le passé, un passé réaliste, les images sont sépia, mais elles ont le poids de ce qui a vraiment existé.

Liège, presque transparente

bologne l'homme fougere« On entre en douleur comme on vient au monde. Aborder un rivage inconnu, d’improbables Amériques – îlot ? continent ? -, quelle sera la traversée ? Passé la surprise, la curiosité, presque, de l’explorateur, une réalité brutale reprend ses droits comme un reflux glacé : la terreur atavique de l’abysse, tout au bout des espaces vierges dont, peut-être, on ne reviendra pas. Non, la terre n’est pas ronde : le fleuve jamais ne revient à sa source ». Voici les premiers mots de Louis Lefebvre. Nous sommes dans un autre monde, celui de l’homme-fougère inventé par Jean Claude Bologne. Ici, Liège est à peine plus qu’un nom. L’enfance de Bologne s’est passée ici, mais elle aurait pu se passer dans n’importe quelle ville de province française desservie par le TGV. Bien sûr, Louis Lefebvre, comme Bologne, est né à Liège et il y emprunte l’itinéraire du souvenir qui traverse tous les escaliers de la ville, rue des Remparts, degrés Saint-Martin, Thier-sur-la-Fontaine pour rejoindre la maison de ses parents. « C’est là que j’ai appris à façonner des histoires comme on égrène un chapelet (…). C’est là, aussi, que j’ai appris à régler la phrase sur le souffle, plus ample dans l’endurance, resserrée dans l’effort, nerveuse, crispée dans le dernier cent mètre avant l’horizon. C’est là que j’ai appris à superposer mon paysage intérieur au morne défilé des façades. Appris à être myope, anticipant peut-être une vieillesse aveugle ». Voilà le secret : Liège se reflète dans un miroir intérieur tronqué, dans un jeu mystérieux de lumières qui se réfractent ; les rues de Liège n’existent que par ce que leur matérialité a amené dans le rythme de l’écriture, le héros les voit à peine, même s’il note un changement, en vingt ans. « Le monde moderne y a fait irruption à coup d’immeubles las, de sirènes hurlantes, de néons provocants comme un rouge à lèvres sur un visage déserté. Entre ces saignées agressives, les vieilles rues et les escaliers n’ont pas changé. (…) Mon pied retrouve le même pavé, mes narines les mêmes fumets, mes oreilles le même silence. Seuls mes yeux ne retrouvent rien, sinon l’apaisement de ne voir qu’en moi-même ». Louis Lefebvre se raconte, lui, son enfance liégeoise fantasmée, les silences opaques de sa mère, les détours amoureux avec Myriam et Katy, les actes héroïques d’un scénariste trop honnête. Il faut bien qu’il la raconte sa vie, puisqu’il a vendu sa mémoire comme d’autres vendent de vieux livres ou des bibelots passés de mode. Mais c’est une mémoire de sensations, d’impressions, de sentiments, pas une mémoire d’images, ouverte sur le monde ou sur les autres. Quelques noms de rue font illusion. Mais lorsque Louis Lefebvre se réjouit d’avoir rendez-vous dans un palace mythique, encore fréquenté par les personnages connus, il fantasme complètement et ne convainc pas les Liégeois : l’Hôtel de la Couronne en face des Guillemins, qui accueillit Aznavour ou Johnny est aujourd’hui fermé pour cause d’insalubrité. Liège, presque transparente, donne juste un peu de poids à un récit qui oscille entre le fantastique et la description d’une folie. Comme les citations de journaux en exergue des chapitre authentifient le temps de l’action, alors que les événements du monde ne touchent le héros que parce qu’ils pourraient bien interférer avec sa vie. « (…) Je m’intéresse trop peu à l’actualité – elle entre en moi, pond ses œufs, ressort – pour avoir une opinion précise en ce domaine ». Il n’y a de place ni pour les autres, ni pour l’histoire, dans l’univers décalé de Louis Lefebvre, rattrapé par des hommes qui, étrangement, lui envient son passé. Le présent est plus difficile puisqu’on le soupçonne de meurtre… Liège n’a donc pas plus d’épaisseur que les humains dans la tête du héros, des noms, quelques bribes d’images presque transparentes donnent tout simplement un ancrage réaliste à un récit fantastique. C’est avant tout l’étonnante géographie de son propre cerveau qui intéresse l’homme-fougère…

Liège au cœur

gheur nous irons nous aimer dans les grands cinemasTout autre est Liège dans le livre de Bernard Gheur, au début des années quatre-vingts. Benjamin Bernard vit l’instant magique de la naissance de son premier enfant. L’occasion de sourire à la vie, à la ville. Tout lui est bonheur, la belle-fleur de l’ancien charbonnage aperçue par la fenêtre de la maternité, le nom des églises, des quartiers de la ville, les enfants qui jouent à la balançoire dans le jardin d’à côté. Il n’a pas envie de dormir, alors il rouvre le coffre des souvenirs, de son adolescence, les lettres jaunies des parents, des amis, des petites amoureuses. Nous voici plongés dans le Liège de son enfance, la rue Trappé, le collège Saint-Servais, les escaliers du Thier-de-la-Fontaine, les cinémas. Le voici avec ses amis, Marcel Brouillard et Stany de Grimm qui revient de Léopoldville, après l’indépendance du Congo. Ils aiment les films de Hitchcock, d’Ingmar Bergman, d’Orson Welles, Renoir, Truffaut et les poèmes de Marcel Thiry « Toi qui pâlis au nom de Vancouver » ou « Nous irons nous aimer dans les grands cinémas ». Ils dévalent la rue de la Montagne ou le Mont-Saint-Martin, les côteaux de la citadelle ou la montagne de Bueren. Ils vont boire un verre au Jazz Inn et draguent les filles au Boulevard d’Avroy. Les années dorées, les années soixante. Une histoire de chair et de cœur, une histoire qui fait remonter le passé à fleur de mémoire et les images de la ville aussi. Ce sont les premières photos couleurs, gaies, tendres d’une ville jeune, bien vivante. Le petit garçon s’appellera François, comme Truffaut, il aurait pu se nommer Stany ou Ingmar, souvenirs d’enfance…

Sépias, diaphanes ou colorées, ces images d’une même réalité ne se ressemblent pas. Tiens, finalement, plus que les images de la ville, ce sont peut-être les allers-retours vers le passé, le jeu avec l’espace-temps qui créent une proximité entre ces trois romans.

Nicole Widart


Michèle GOSLAR, Marguerite Yourcenar, Regards sur la Belgique, Racine, 2003
Jean Claude BOLOGNE, L’homme fougère, Fayard, 2003
Bernard GHEUR, Nous irons nous aimer dans les grands cinémas, Labor, 2004
René HENOUMONT, L’enclume aux grives, Rocher, 2004


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°132 (2004)