
Les frères Piqueray
Jumeaux univitellins, Marcel et Gabriel Piqueray naquirent sous le signe du Poisson le 2 mars 1920, et c’est en frères siamois qu’ils ont publié, durant plus d’un demi-siècle, jusqu’au décès de Gabriel en août 1992. La collection Espace Nord (Labor) réédite Au-delà des gestes, un ensemble essentiel de leurs textes, tandis que les Cantiques polychromes de Marcel Piqueray, illustrés par Alechinsky, voient le jour au Daily-Bul.
Est-ce parce que leur grand-père paternel fut membre de « La Jeune Belgique », ami de Verhaeren, Maeterlinck et Van Lerberghe, que Marcel et Gabriel eurent très tôt des accointances avec l’écriture ? Toujours est-il que dès les années 1937-1938, leur signature commune figure dans une revue de soutien à la Ligue braille, et qu’ils remportèrent le premier prix d’un concours de poésie organisé à l’occasion de l’Exposition de l’Eau à Liège, en 1939. On s’amusait de peu, à l’époque. Est-ce parce que la sœur de leur mère chantait au Kursaal d’Ostende qu’ils ont une écriture musicale, swingante et syncopée, et que le jazz, donne le ton – et plusieurs titres – à de nombreux poèmes des Brothers ? On saura gré à la tante Mariette d’avoir formé leurs jeunes oreilles.
Mais Marcel et Gabriel eussent-ils été les frères Piqueray, piliers essentiels de la revue Phantomas, co-directeurs de la revue fondée en 1953 par Marcel Havrenne, Théodore Koenig et Joseph Noiret, et deux parmi les « Sept types en or », s’ils n’avaient rencontré, au cours de leurs études, les poètes et écrivains Marcel Lecomte et Paul Colinet ? Le premier, à l’initiative de l’activité surréaliste en Belgique avec Paul Nougé et Camille Goemans, était ce « spectateur effacé » des joutes littéraires auquel est dédié Au-delà des gestes. Le second, familier de Magritte et fonctionnaire ludique de l’humour vert, sera leur guide spirituel (dans les deux sens du mot) autant que littéraire, et préfacera la première édition – en 1941 – d’Au-delà des gestes. Lecomte, Colinet seront les premiers à introduire les deux jumeaux au sein de ce que l’on appelle, par commodité de la conversation, la « Belgique sauvage ».
Mots croisés
Rencontres et liens d’amitié ont jalonné l’existence de Marcel et Gabriel, qui dès 1944 donnaient une explication à leurs signatures indissociables : « un indicatif, comme dirait la radio, un indicatif général de l’état d’esprit piqueriste ». Cependant, s’il y a un état d’esprit commun aux Piqueray, un Piqueray n’est pas l’autre. La lecture des manuscrits des différents recueils publiés devrait donner aux amateurs de ce genre particulier de mots croisés quelques pistes quant à la responsabilité respective de chacun. Si l’on s’en tient à quelques éléments extérieurs, on peut dire que Marcel est une personnalité assez extravertie, apparaissant régulièrement en public pour des happenings littéraires où son humour pince-sans-rire et son accent bonhomme passent extraordinairement la rampe de l’oral. Gabriel était d’un tempérament plus secret, voire ombrageux, peu soucieux de s’expliquer ou de donner à voir autre chose que les poèmes ou proses poétiques communes. Alors que Marcel ne s’interdit pas d’évoquer Saint-Jean de la Croix lorsqu’il est question d’angoisse, Gabriel, pas moins réceptif sinon plus à ce sujet, s’affirmait davantage matérialiste. Il faudrait sans doute, derrière le dénominateur commun, approfondir la recherche, pour démêler dans les phases de l’astre Piqueray les tendances à l’éclipse comme les mises en pleine lumière. Alain Borer, vieux complice des Types en or, considère qu’Au-delà des gestes « est à la littérature belge ce que furent les Champs magnétiques de Breton et Soupault »[1].
Avec une composante supplémentaire qui lui fait créer ce mot-valise si juste : le collaboratoire, où deux laborateurs sont à l’oratoire, où la fraternité gémellaire comble les trous et évide les phrases. « Les frères Piqueray, écrit encore Borer, pratiquent l’alternance, mais chacun amazonize l’autre ». Tant et si bien qu’à l’indicatif général répondent des partitions identiques… écrites d’une main différente : principe d’une génétique littéraire peu commune.
Un vieux poêlon attaché au derrière
Fréquentant depuis toujours, pourrait-on dire, les estaminets de la « Belgique sauvage », Marcel et Gabriel Piqueray ont été, par la force des choses et du classement, rangés comme leurs camarades de Phantomas dans le tiroir du surréalisme, post, para, ou néo. Il faut bien avouer qu’effectivement ils croisèrent de très près Louis Scutenaire, ou René Magritte par exemple. Écrivant de concert avec Paul Colinet (La cantate, à trois voix, ou La maison de Vénose, Colinet et Marcel, ou encore Le marathon, Colinet et Gabriel), publiant comme Scutenaire dans la collection « L’âge d’or » d’Henri Parisot aux éditions de la revue Fontaine (Max-Pol Fouchet), collaborant à La carte d’après nature de Magritte, les Piqueray ont pu donner l’impression qu’ils firent partie du même équipage. Rien n’est plus faux, et Philippe Dewolf, dans son commentaire aussi informé que passionnant d’Au-delà des images fait justice de cette rumeur, entretenue également par certains écrits, « comme déconnectés du réel », des Piqueray. Eux-mêmes dissipèrent à chaque occasion qui leur fut donnée ce malentendu tenace. Marcel mit un jour, devant quelques auditeurs, les points sur les i. « Marcel et Gabriel en ont assez. Cela fait des années que nous trainons derrière nous ce vieux poêlon que l’on nous a attaché au derrière. Même si nous fréquentâmes des amis qui en furent, nous ne sommes pas surréalistes ». Et il ajouta : « Les surréalistes, on les remarque à leur côté iconoclaste. Mais Colinet ou les frères Piqueray ne sont pas iconoclastes… ».
Les Piqueray ont publié chez Phantomas, au Daily-Bûl (où Marcel, avec des images d’Alechinsky, entonne ce printemps des Cantiques polychromes datés 1953-1956) mais également dans Aménophis : là, semble-t-il, se trouve l’indication de leur famille d’accueil. Ils ont peut écrit, disent-ils. C’est en partie vrai, si l’on tient compte des tonnes de papier imprimé annuellement – et sans valeur pour autant. Car les Brothers ont inventé leur propre sonorité, coudant comme Dizzy sa trompette le langage poétique. La poésie des Piqueray s’empare des éléments les plus banals, les plus triviaux, de la vie quotidienne et les métamorphose en perles d’insolence et d’humour. Souvent brefs, mais sertis de non-sens, fourmillant de déconstructions phonétiques et d’expressions bruxelloises, de tournures dialectales ou d’une verve populaire qui s’assied sur les convenances, les textes ont une forte charge d’irrévérence. Les Piqueray osent les mots vulgaires, toujours prêts à « donner du pétard ». Mais c’est souvent pour mettre à l’avant)scène des moments cocasses, des situations ridicules de l’existence. Dotés d’une imagination sans bornes, ils ont l’art du croquis, du trait qui fait mouche. À défaut de personnages réels, ils créent des biographies fictives et donnent une existence poétiquement géniale à d’illustres inexistants. Du surréalisme, ils ont gardé l’hommage à la femme, magnifiée par un titre, une dédicace, une attitude, silhouette esquissée, « érotique-voilée » plutôt qu’ « exposante-fixe ». Car la langue des Piqueray, irrévérencieuse, n’est jamais franchement cruelle. Il y subsiste toujours un petit coin de tendresse pour les dames, et de fraternité pour les amis. « La femme s’épuise à plaire à l’homme alors qu’elle lui plait naturellement ».
Alain Delaunois
[1] Postface à Crognamire, de Paul Colinet et Marcel Piqueray, illustré par Robert Willems, La pierre d’alun, 1984.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°78 (1993)