Jean-Philippe Toussaint ne boude pas son plaisir, mais il ne perd pas pour autant son esprit critique. Et c’est sans sacrifier à la langue de bois qu’il répond aux questions du Carnet.
Après avoir fait partie, avec François Weyergans, Michel Houellebecq et Olivier Adam, de la dernière liste du Goncourt, Jean-Philippe Toussaint a reçu le 7 novembre dernier le prix Médicis pour son roman Fuir. Un seul tour de scrutin a suffi pour mettre d’accord les membres du jury de ce prix prestigieux, dont le palmarès comporte entre autres les noms de Claude Simon, Georges Perec, Elie Wiesel, Philippe Sollers, Jean Echenoz et de deux autres Belges, Pierre Mertens (pour Les éblouissements en 1987) et Jacqueline Harpman (pour Orlanda en 1996). J’ai eu l’occasion, dans le numéro précédent du Carnet, de dire tout le bien que je pensais de Fuir, roman dense et original qui a suscité les éloges de la plupart des critiques, notamment e Patrick Kéchichian dans Le monde, Jean-Pierre Amette dans Le point, Bernard Pivot dans Le journal du dimanche, Alain Delaunois dans Le soir et Guy Duplat dans La libre. Je ne vais donc pas y revenir. Aussi, pour marquer l’événement, Le Carnet vous propose-t-il plutôt un petit entretien. Contacté au téléphone, Jean-Philippe Toussaint, qui vit à Bruxelles, a en effet aimablement accepté de répondre à mes questions. L’écrivain ne boudait pas son plaisir et ne cachait pas son espoir de voir son lectorat s’élargir à l’occasion du Médicis, mais il n’en perdait pas pour autant son esprit critique quant au système des prix en général. S’il en profite cette année personnellement, il n’oublie pas que, pour l’ensemble du monde littéraire, la ronde des prix d’automne n’est pas la meilleure chose qui soit.
Le Carnet et les Instants : Jean-Philippe Toussaint, les prix littéraires vous font-ils… fuir ?
Jean-Philippe Toussaint : [Rires]. Ce serait peut-être leur faire trop d’honneur… Dès lors que les prix littéraires existent, il faut faire avec. Refuser un prix, cela me semble un peu absurde. Mais si les prix littéraires n’existaient pas, cela ne serait peut-être pas plus mal parce qu’ils mettent en avant quatre ou cinq livres au détriment de tous les autres. Disons que, en gros, durant les mois de septembre et d’octobre, tous les livres ont à peu près la même chance de toucher les lecteurs. À partir de novembre, cela se joue entre les quatre ou cinq romans qui ont reçu un prix littéraire important. Ce système n’est pas idéal.
Il me semble que le Médicis vous convient mieux que le Goncourt.
Je ne vais pas vous dire : « Ah oui, c’est le prix le plus littéraire, ils ont couronné le meilleur livre ! » Entrer dans des distinctions à propos des prix, c’est leur accorder trop d’importance…. Cela fait vingt ans que j’apparais régulièrement sur les listes de ces prix et, jusqu’à présent, je n’en avais jamais reçu. Je m’en accommodais en me disant que les livres qui obtiennent des prix sont ceux qui plaisent à la majorité d’un jury. Et mieux vaut une minorité passionnée qu’une majorité de consensus. Bien sûr, il y a des exceptions. Parfois de très bons livres sont primés… Mais je suis, dans le fond, assez critique et assez sévère au sujet du système des prix.
Lors d’une interview dans une librairie, une semaine avant l’annonce du Goncourt, vous avez évoqué le danger que pouvait représenter pour un écrivain le fait de recevoir un tel prix. Cela peut provoquer un déséquilibre, disiez-vous. Qu’en pensez-vous aujourd’hui ?
Le prix Goncourt peut représenter un danger, mais le Médicis est à ma portée, si je puis dire. J’ai les épaules assez solides pour recevoir un tel honneur. [Rires] Ce n’est pas déstabilisant. Et je suis content de l’avoir parce que cela m’évite de ne pas l’avoir eu. C’est aussi pour cela que je dis qu’il vaudrait peut-être mieux qu’il n’y ait pas de prix du tout. Tout allait bien pour moi jusqu’à présent, mais, si je n’avais reçu aucun prix, on aurait perçu cela comme un échec, alors que ce n’en est pas un. Il faut recevoir les prix comme des récompenses agréables, mais il ne faut pas prendre l’absence de prix pour un échec. Il y a beaucoup de bons livres qui n’obtiennent pas de prix.
Fuir représente un tournant dans votre œuvre. Peut-on dire que cette récompense vient à un bon moment ?
Oui, mais c’est toujours le bon moment. Si j’avais reçu un prix pour La salle de bain ou pour La télévision, cela aurait aussi été le bon moment… Bon, disons que c’est particulièrement le bon moment, si vous voulez. Ce qui me plait, c’est que cela arrive vingt ans après la parution de La salle de bain. De plus, Fuir et Faire l’amour forment en quelque sorte le début d’un cycle. Dans ce contexte, si le prix, au lieu de faire vendre seulement un livre avec une étiquette, faisait découvrir un auteur, ce serait une vraie réussite. Aussi plus qu’à celles de Fuir, je vais être attentif aux ventes de mes autres livres, en l’occurrence de Faire l’amour et de La salle de bain, qui sont des voies d’accès naturelles…
… d’autant que votre lectorat est assez stable, me semble-t-il…
Absolument, c’est un lectorat très fidèle. Et limité. À 20.000 personnes. Fuir risque de se vendre au-delà de ce chiffre. Mais si cela monte trop haut, ce n’est intéressant que du point de vue financier. Le plus important pour moi, c’est de constituer un public.
Venons-en à l’aspect plus anecdotique des choses, comment cela se passe-t-il concrètement ? Avez-vous été prévenu par la presse ?
Oui, j’ai une petite anecdote à ce sujet. J’étais au téléphone pour régler des histoires complexes de sécurité sociale. Cela durait assez longtemps et, à un certain moment, un fax a commencé à sortir lentement à côté de moi, comme le font les fax. Tout en continuant à régler ces histoires de sécurité sociale, j’ai jeté un coup d’œil à ce fax, sur lequel il était écrit : « Vous avez le Médicis, veuillez raccrocher et me rappeler ». Je me suis excusé auprès de mon interlocuteur et j’ai raccroché. L’espace d’un instant, j’ai été pris par une légère excitation. Je ne savais plus si je devais aller vers l’ordinateur, vers le téléphone, réserver un billet de train… Mais à peine avais-je raccroché que cela sonnait : c’était Irène Lindon, mon éditrice, qui m’a demandé : « Qu’est-ce que vous faites ? » Finalement, j’ai pris le train pour Paris. Comme l’a souligné l’article du Figaro, je suis arrivé comme les carabiniers : tout le monde était parti. Les membres du jury n’étaient plus là. Il restait quand même une trentaine de photographes et, pendant un quart d’heure, j’ai eu l’impression d’être dans un film de Fellini, les photographes m’appelant à gauche, à droite, « Monsieur Toussaint, Monsieur Toussaint »… C’était assez amusant et irréel et, en même temps, très délectable.
Ce prix va-t-il changer votre rapport aux médias français ? Allez-vous rester aussi discret ?
Bien sûr. Beaucoup de gens m’appellent et j’ai reçu de nombreux témoignages de sympathie. Mais j’ai déjà vécu des moments un peu comparables à la sortie de mes films ou de mes livres. Cela se tasse vite.
La presse belge a bien entendu souligné le fait qu’après le Goncourt de Weyergans, vous étiez le second écrivain belge, cette année, à recevoir un prix littéraire important. Cela vous inspire un commentaire particulier ?
Non, je n’ai pas de commentaire particulier à faire à ce sujet. C’est tant mieux pour la Belgique. Mais je pense que chaque histoire d’écrivain est unique. Nous ne formons pas une école belge.
Est-ce que vos enfants ont été fiers ?
… Oui, oui. Ils ont été fiers. [Rires étonnés]. Je ne sais pas. J’ai prévenu mon fils en lui téléphonant sur son portable. Il n’a pas décroché, puisqu’il était à l’école, mais cela a vibré, je crois. Et il a deviné de quoi il s’agissait.
Laurent Demoulin
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°140 (2005)