Charles Bertin, écrivain solitaire et fraternel
Le monde de Charles Bertin, textes rassemblés par Laurence Pieropan,AML Éditions, coll. « Archives du futur », 2013
Par un ensemble d’études, d’analyses, mais aussi et surtout de témoignages, Le monde de Charles Bertin nous invite à la redécouverte d’un écrivain, à travers ses diverses facettes (le poète, le dramaturge, le romancier, le défenseur intraitable de la langue française) et dans sa cohérence profonde. À l’approche sensible d’une personnalité, toujours présente pour ceux qui l’ont connue.
Né à Mons en 1919, avocat avant d’embrasser une brillante carrière administrative, auteur reconnu, souvent récompensé, Charles Bertin est mort à Rhode-Saint-Genèse en 2002.
Si les textes réunis ici par Laurence Pieropan éclairent des œuvres aussi appréciées que les pièces Don Juan et Christophe Colomb, les romans Le bel âge, Les jardins du désert ou le récit La petite dame en son jardin de Bruges, qui enchanta la critique et un vaste public, ils mettent en lumière des ouvrages moins connus, tels la pièce Les prétendants ou la « romance » Le voyage d’hiver.
Neveu de Charles Plisnier, qui fut, disait-il volontiers, son maître et son ami, il ne subit pas pour autant son influence, contre laquelle l’auteur de Faux passeports l’avait finement mis en garde (« Méfie-toi surtout de moi ! »). De fait, s’ils se ressemblent, ce n’est point par leurs écrits mais par leur passion – et leurs combats – pour la langue et la littérature françaises.
Reste que Charles Bertin n’hésita jamais à saluer les « trois grandes chances littéraires » qui furent les siennes : avoir été guidé par Charles Plisnier sur le chemin de l’écriture ; encouragé par Paul Valéry ; par Marcel Thiry, à qui le lia une profonde amitié.
Grand lecteur depuis toujours (« je range parmi les plus hauts bonheurs de ma vie les veilles clandestines de l’enfance, le Jules Verne parcouru aux heures interdites, à la lueur d’une lampe de poche »), il voue une admiration éperdue à La Fontaine : « Mon dieu personnel a toujours été La Fontaine, […] le maître absolu du style », confie-t-il à Catherine Gravet. Parmi les nombreux écrivains dont il s’est nourri, il lui cite, pour le seul XXe siècle, côté roman : Giono, Julien Gracq, Dino Buzzati ; en poésie : Apollinaire, Blaise Cendrars, Paul Claudel.
Son culte de la langue française lui a inspiré maints textes enflammés. « Je proclame que ma patrie mentale, c’est ma langue et que ma langue est française. Que si je suis un citoyen belge, je suis un écrivain de Picardie, et que la Picardie, au même titre que le Périgord, la Touraine ou la Wallonie, […] est une province des Lettres françaises. » L’été 2002 encore, deux mois avant sa mort, récusant toute idée, toute possibilité d’une littérature belge, il affirme dans une lettre à Laurence Pieropan : « de toutes mes convictions, celle à laquelle je tiens le plus (j’y suis attaché par toutes les fibres de mon être !), c’est mon appartenance à la littérature française. »
Une langue qu’il travaillait, perfectionnait sans fin. Sa volonté farouche de la défendre l’a même poussé à s’engager à la fin des années 1960 dans la vie politique, à Rhode-Saint-Genèse où il s’était fixé en 1956.
Au fil des témoignages, on découvre un Charles Bertin amateur de jeux, au milieu d’enfants ravis par la verve et l’humour de cet adulte qui sait si bien se mêler à eux.
On mesure la part essentielle de l’amitié dans sa vie. Ainsi de celle, spontanément et si longtemps, étroitement nouée avec Claude Etienne, le fondateur-directeur du Rideau de Bruxelles. Martine Renders, collaboratrice au théâtre (qu’elle co-dirigera après la mort d’Etienne en 1992), garde un souvenir rayonnant du pique-nique rituel du mercredi dans le petit bureau du Palais des Beaux-Arts dévolu à l’administration du Rideau où Charles Bertin rejoignait l’ami Claude et où crépitaient leurs conversations, de la littérature à l’art roman, la bibliophilie…
Avec Georges Sion et Paul Willems, qui lui seraient également très chers, Charles Bertin deviendrait « un auteur Rideau ». Pierre Laroche, qui mit en scène entre 1963 et 1970 trois de ses pièces (L’oiseau vert, Le roi Bonheur et Je reviendrai à Badenburg) l’évoque en ces mots d’une rare franchise : « Ce fut un ami proche, fidèle et implacable, tant dans la relation professionnelle que dans la relation humaine. »
C’est aussi Martine Renders qui nous le montre, dans une leçon publique en 1970, devant les membres de l’Académie de langue et de littérature à laquelle il avait été élu deux ans plus tôt, prophète sarcastique de sombres lendemains, dans la ligne de 1984 de George Orwell traçant du monde à venir « un tableau effroyable et malheureusement plausible ». Ou encore brillant polémiste à la faveur du discours qu’il adresse en 1975 à Jean Louvet, lors de la remise du prix de la SACD qu’il présidait : « nous sommes aussi éloignés l’un de l’autre qu’il est possible à deux hommes de l’être. […] Vous croyez aux « collectifs », aux prises de conscience sociopolitiques, aux mises en scène dialectiques, à toute une mythologie rhétoricienne qui voudrait faire de la création le cheval de Troie d’une société détestée. Je crois à la merveilleuse, à l’intangible, à l’irremplaçable singularité de la personne humaine. […] Vous êtes pur ! Demeurez-le ! S’il vous reste
une vertu à conquérir, peut-être est-ce tout simplement ce que l’horrible bourgeois que je suis appelle dans son « langage de classe », la « tendresse » ? »
Je retiendrai avec une émotion particulière la véritable communion qui a uni pendant la guerre, autour de Roger Bodart, quatre jeunes gens fous de littérature : Charles Bertin, Jean Tordeur, Jean Mogin, Serge Young. Soirées hebdomadaires de lectures à haute voix, d’échanges intenses : premières heures vibrantes d’enthousiasme, d’affections qui se révèleront inébranlables.
Et, au cours d’un dialogue très dense entre Charles Bertin et Marc Quaghebeur, le moment prenant où, celui-ci suggérant que la littérature et l’écriture se trouvent, chez lui, « à la place de l’absence de Dieu », Charles Bertin acquiesce : « C’est certainement à la place de l’absence de Dieu parce que, comment dire, l’écriture pour moi, la poésie pour moi, correspond à cet au-delà que je n’ai pas pu rencontrer dans la religion. Un au-delà sur la terre. […] La poésie m’apporte cette espèce de révélation d’un monde derrière l’écorce des choses. Ce que j’appelle un au-delà miraculeux sur la terre ».
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°180 (2014)