Le pèlerinage Verhaeren

Emile Verhaeren par Théo Van Rysselberghe

Emile Verhaeren par Théo Van Rysselberghe

Pour François-Xavier Lavenne et pour Rik Hemmerijckx

À notre époque, le mot « culte » a pris une valeur d’adjectif pour désigner toutes sortes de personnalités ou d’œuvres qui déchaînent les passions des amateurs. D’un rituel strictement codifié selon les dogmes et canons d’une religion, le culte est devenu laïque, puis une simple qualité désignant les œuvres et les personnalités autour desquelles se rassemble une communauté : un film culte, un écrivain culte, etc. Ce déplacement sémantique n’est pas seulement emblématique de notre époque, il s’avère aussi symptomatique de l’Histoire de l’Occident depuis près de trois siècles, une Histoire qui voit de nombreux repères traditionnels s’effondrer pour laisser la place à de nouveaux, qui empruntent cependant les structures anciennes, des modes de fonctionnement déplacés mais toujours efficaces, permettant à l’homme de se construire, d’y forger les signes de son identité (individuelle ou collective), de fonder ou d’intégrer une communauté d’élection, de se reconnaître.

L’on ne s’étonne plus du nombre de visiteurs que draine, chaque année, le manoir de Graceland à Memphis, dans le Tennessee, qui fut la résidence d’Elvis Presley et lui sert, depuis une quarantaine d’années, de mausolée et de musée. Tout ce qui / que touche une célébrité jouit d’un processus de sacralisation. Le terme de pèlerinage est d’ailleurs utilisé pour désigner la pratique qui consiste à se rendre sur la tombe du King : chaque année, à la date de son décès, le 16 août, ce sont plusieurs milliers de personnes qui se rendent pieusement à Memphis.

C’est à partir du 18e siècle que l’on commence à voir émerger des pratiques de pèlerinage laïques et celles-ci, très vite, se portent sur des personnalités issues du monde des Lettres. Michel Foucault, dans le texte « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), posait des questions qui s’avèrent toujours pertinentes aujourd’hui.

Comment l’auteur s’est individualisé dans une culture comme la nôtre, quel statut on lui a donné, à partir de quel moment, par exemple, on s’est mis à faire des recherches d’authenticité et d’attribution, dans quel système de valorisation l’auteur a été pris, à quel moment on a commencé à raconter la vie non plus des héros mais des auteurs, comme s’est instaurée cette catégorie fondamentale de la critique « L’homme-et-l’œuvre », tout cela mériterait à coup sûr d’être analysé.[1]

La sacralisation de la littérature et la médiatisation croissante de la personne de l’écrivain ont créé et enraciné des pratiques révérencielles qui affectent non seulement l’ensemble du secteur culturel (conservation d’objets, maisons-musées, reconstitutions, etc.) mais aussi le secteur touristique. Dans les villes chargées d’histoire, on ne dénombre plus les plaques commémoratives qui invitent à une forme de pèlerinage laïque. Lamartine, déjà, justifiait pour une part son goût des voyages par l’argument qu’il énonce dans son Voyage en Orient de 1835 :

Le pays qu’un grand homme a habité et préféré pendant son passage sur la terre m’a toujours paru la plus sûre et la plus parlante relique de lui-même, une sorte de manifestation matérielle de son génie, une révélation muette d’une partie de son âme, un commentaire vivant et sensible de sa vie, de ses actions et de ses pensées.[2]

D’une génération à l’autre, les épisodes de l’Histoire littéraire se transmettent comme on se transmet les meilleurs romans. Et le public amateur de littérature se réjouit de marcher dans les pas de l’écrivain admiré. Le lieu d’origine de l’écrivain et en particulier sa maison natale, si elle est conservée à l’identique (« musée au plus près du fantasme »[3]), sont susceptibles de créer un effet d’intimité, favorisé par la présence d’objets sacralisés, dont le dévoilement produit un choc ontologique ou fait naître un sentiment d’appartenance dans le chef du visiteur. Effectuer un pèlerinage littéraire revient à intégrer une communauté d’élection virtuelle constituée par tous ceux qui partagent, au fil du temps, une telle expérience et se relient, ultimement, à la personne de l’auteur lui-même.

Il y a quelques mois, les AML ont acquis une lettre du journaliste français Gabriel Reuillard (1885-1973) à son ami Georges Lecomte (1867-1958)[4]. Si le nom de Reuillard est totalement oublié aujourd’hui, sans doute parce que sa carrière d’écrivain n’a pas été franchement couronnée de succès, celui de Lecomte demeure moins pour ses textes que pour les prestigieuses fonctions qu’il a occupées au sein du milieu littéraire parisien, endossant à quatre reprises, entre 1908 et 1926, la fonction de président de la Société des gens de lettres, et élu ensuite à l’ Académie française, dont il devient le secrétaire perpétuel en 1946, à l’âge de 78 ans.

En 1936, Reuillard effectue un voyage en Belgique avec son épouse et sa fille, et envoie à son aîné plusieurs cartes postales, ainsi qu’une longue lettre datée du 14 août 1936, le lendemain d’une visite au bord de l’Escaut :

Notre journée d’hier a été consacrée tout entière au pèlerinage Verhaeren promis. Partis à 7h30 du matin nous sommes rentrés à 10 heures du soir, après avoir vu Bruges, qui est sur la route, et Anvers & Gand, Saint-Amand, le pays de Verhaeren, se trouvant entre ces deux villes.

Dans cette lettre, les familiers de Saint-Amand reconnaissent un paysage qui n’a que peu changé, somme toute, depuis un siècle, n’était le musée jouxtant la maison natale, intégralement consacré à l’auteur des Flambeaux noirs :

Saint-Amand […] est une petite cité mi-usinière, mi-paysanne comme il y en a des centaines dans le Nord de la France et en Belgique. Une rue principale, où se trouve la maison natale, & qui porte d’ailleurs maintenant le nom du poète. Presque devant la maison, une autre petite rue perpendiculaire qui mène à l’église. On contourne cette petite église villageoise, simple & banale, & tout de suite, derrière, on débouche sur l’Escaut. […] Rien n’attire [ni] ne retient que le souvenir du poète dans cette petite commune banale, dans ce coin de campagne farouche, presque sauvage. C’est loin. C’est assez difficile d’accès. Il faut venir exprès. Il faut vraiment vouloir y aller. Eh bien, pendant les quelques instants que nous y sommes restés, d’autres touristes, d’autres curieux, d’autres pèlerins peut-être nous y ont rejoints. Poésie pas morte ! …

La notion même de patrimoine repose sur l’intégration d’une communauté d’initiés, une communauté qui partage une certaine vision de l’Histoire, certaines valeurs, un imaginaire spécifique – tout cela en évolution constante, en constante réinvention. C’est pour toutes ces raisons que nous nous entêtons, en dépit de la gratuité apparente de ces actions, à courir voir des lieux célèbres qui nous parlent de ce que l’on pressent sans l’intellectualiser, de cette appartenance implicite à une communauté de partage, à l’instar de ce que suggère Reuillard.

L’écrivain qui a reçu des marques de reconnaissance institutionnelles et patrimoniales suscite la découverte par le profane et la redécouverte par les initiés. Ainsi dans sa lettre Reuillard évoque-t-il le fait qu’il n’y ait rien à voir à Saint-Amand, pourtant traversée par quelques touristes qui, profanes, deviendront peut-être, du fait de leur curiosité, de véritables pèlerins. La vitalité de la poésie semble en jeu à travers ce pèlerinage. Se perpétue ainsi un véritable culte autour duquel se rassemble une communauté de lecteurs qui se renouvelle d’elle-même, par la magie de la transmission (privée ou publique – comme le permet le parcours scolaire et l’étude de la littérature). « Si l’on rencontre du sacré partout où s’est formé une communauté durable, c’est en vertu d’actes humains de sacralisation », écrit Régis Debray. En ce sens, « le sacral n’est pas l’émanation d’un être, mais le produit d’un faire »[5].

La figure d’Émile Verhaeren se prête particulièrement bien à soulever l’engouement au point de générer un véritable pèlerinage autour de sa personne. Poète résolument engagé, européaniste convaincu, connu dans l’ensemble du monde occidental de son vivant, jouant de sa figure médiatique, le poète belge a tout d’abord chanté son propre pays (sa Flandre) comme un espace aux dimensions mythiques qui incarnait à la fois le mystère et l’industrieuse activité propre à la fin du 19e siècle. Ce pays, c’est aussi celui dont il assurera la défense acharnée au début de la Grande Guerre, à travers des tournées de sensibilisation au sort du royaume envahi par l’Allemagne, au cours desquelles il perdra tragiquement la vie en novembre 1916. Verhaeren ne représente pas seulement l’un des plus grands écrivains du tournant des 19e et 20e siècles, il incarne une puissance inspirée, capable d’influencer le monde et de le changer, aussi bien sacré que sacrifié à une cause qui le dépassait.

Les autorités françaises ont d’ailleurs proposé alors de l’inhumer dans l’Hexagone ; le Panthéon est même évoqué, ce qui n’a jusqu’alors jamais été le cas pour une personnalité née à l’étranger. Quelques jours plus tard, pour le symbole, la dépouille de Verhaeren est enterrée au cimetière d’Adinkerke, dans ce maigre territoire belge qui résiste à l’ennemi ; quelques grandes figures ont fait le déplacement, comme André Gide, et ce malgré la proximité des combats qui rythment la cérémonie. Un an et demi plus tard, la tombe est déplacée au cimetière de Wulveringem (près de Furnes), en attendant de pouvoir être rapatriée sur les terres natales du poète, à Saint-Amand, là où l’Escaut offre une courbe impressionnante. Lors de l’inauguration du tombeau, qui ne comporte aucun signe renvoyant à une quelconque religion, sont présentes de très nombreuses personnalités, à commencer par le roi Albert Ier et son épouse, la reine Élisabeth.

Le Tombeau du poète, d’une simplicité imposante, est au bord de l’Escaut, à la pointe du village qui entre le plus loin dans le fleuve. Deux blocs de pierre en forme de cercueil, dans une avancée de béton à laquelle on accède par un escalier d’une dizaine de marches. Derrière, une rampe. Derrière cette rampe, un banc de pierre en demi-cercle vers lequel pendent les frondaisons des arbres, fond[u] au décor.  Cette simple inscription et [quelques] vers. […] Grandeur dans la simplicité digne du poète des Villes tentaculaires et des Campagnes hallucinées.

La lettre de Reuillard est accompagnée (et précédée) de plusieurs cartes postales représentant les lieux sacrés que Lecomte n’a pu visiter que par procuration, grâce à son correspondant. Ces vues, parce qu’elles sont photographiées, présentent une authenticité intrinsèque qui s’accorde à l’authenticité rustique du village flamand autant qu’à l’authenticité du grand homme qui savait aussi bien produire des vers et des discours sublimes que s’asseoir en toute simplicité à la terrasse d’un café, faire d’un homme non lettré son ami ou se contenter d’une petite maison sans grande envergure. Le déplacement dans les lieux du poète fournit au lecteur pèlerin une plongée au cœur de la vérité d’un homme autant que de la vérité d’une œuvre. Cette plongée ne peut avoir lieu qu’à condition que les divers registres d’authenticité puissent se conjoindre harmonieusement, renforçant la cohésion entre la vie et l’œuvre de Verhaeren.

Là, nous avons prononcé le nom de votre chère femme, puis le vôtre, puis celui de Gervaise Reuillard [sa fille]. Gervaise, que nous n’avons pu emmener faute de place dans la voiture, m’avait demandé au départ : « Dis mon nom aussi : j’aime beaucoup Verhaeren. C’est un grand poète. »

Cette façon de concevoir le pèlerinage est tout à fait symptomatique, dans la mesure où l’on prononce, devant le tombeau du grand homme dont on loue à la fois la grandeur et la simplicité, les noms de quelques proches. Le tombeau devient un ex-voto auquel l’on peut confier ceux pour lesquels l’on espère une protection ou une bénédiction. Les mots du poète deviennent prière ou parole d’évangile, jetant un pont entre les vivants et le mort, par l’intermédiaire du mausolée dont la forme s’inscrit harmonieusement dans l’univers imaginaire de l’auteur.

Le lieu littéraire, en tant que lieu de pèlerinage, perpétue une mémoire tout en la rendant pleinement intelligible dans le présent, par un double mouvement qui veille à la fois à recréer la présence de l’écrivain dans le présent : pour que les lecteurs pèlerins se rendent nombreux dans un endroit, il faut que le lieu de mémoire paraisse le plus vivant possible, cernant au plus près la personne humaine derrière le génie, traquant les fulgurances de l’inspiration sous la banalité d’un quotidien.

Christophe Meurée


[1] Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Dits et écrits, t. 1 : 1954-1975, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 820.
[2] Alphonse de LAMARTINE, Voyage en Orient, cité par André MABILLE de PONCHEVILLE, Promenades avec Verhaeren, Mercure de France, 1930, p. 7.
[3] François-Xavier LAVENNE, « Maisons d’écrivain, où en est la Belgique ? », dans Le Carnet et les Instants, n°203, juillet-septembre 2019, p. 6.
[4] La lettre dont les citations suivantes sont extraites est conservée sous la cote ML 14711/4.
[5] Régis DEBRAY, Le moment fraternité, Gallimard, coll. « Folio essais », 2009, p. 31.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°217 (2023)