Le Taillis Pré : histoire d’une longue exigence

Yves Namur

Yves Namur – © Y. Namur

Il y a vingt ans naissaient les éditions Le Taillis Pré. Coup d’œil sur une – déjà – longue exigence au service de la poésie de divers horizons.

« Le Taillis Pré, déclare Yves Namur, est né par le plus grand des hasards ». En 1984, Cécile et André Miguel ont montré à Yves Namur des épreuves de leur livre Dans l’autre scène, imprimées en offset. Le résultat était décevant. L’impression rendait très mal, en effet, l’originalité et les qualités esthétiques du manuscrit, composé de poèmes calligraphiés et de dessins, parfois au crayon bleu ou noir. En travaillant sur les contrastes à la photocopieuse, Yves Namur a obtenu de meilleurs résultats que ceux des épreuves d’édition. C’est ainsi, de manière complètement artisanale, que s’est composé le premier livre : le 24 septembre 1984 fut achevé d’imprimer Dans l’autre scène, quelque cent vingt pages à cent septante exemplaires. Et puisqu’il fallait un nom pour la maison d’édition, ce serait le Taillis Pré, quartier de Châtelineau où réside Yves Namur.

De Belgique et d’ailleurs

Dans les premiers temps, Le Taillis Pré s’est fait éditeur de plaquettes, publiant à trois cents exemplaires des ouvrages de vingt pages au format 11 x 18,5 cm, d’abord en typographie. Dans cette veine s’inscrivent des textes de poètes rares, comme Fernand Verhesen avec Secrète assonance et François Muir avec Ce qui fut le ciel, mais aussi des titres d’auteurs aux sensibilités très différentes comme Salah Stétié (Visage en trois), Jacques Izoard (Traquenards, corps perdus) ou Philippe Jones (La mort éclose). Par la suite, alors qu’il dirigeait également la collection de poésie des Éditions Talus d’approche, Yves Namur s’est trouvé confronté à trop de matières, à trop d’auteurs – valables – à publier, et ce d’autant plus que Le Talus d’approche ne souhaitait pas développer son secteur poésie. Ce fut l’occasion, pour Le Taillis Pré, de passer à l’édition de livres proprement dits et de créer plusieurs collections. Les lecteurs du Carnet et les Instants connaissent certainement la collection « Ha ! », collection patrimoniale qui est codirigée par Yves Namur, Gérald Purnelle et Karel Logist et qui se propose de rééditer des poètes belges méconnus, injustement oubliés, et dont les livres sont aujourd’hui introuvables. Le dernier volume paru, consacré aux vingt premières années d’activité poétique de Georges Linze, permet d’ores et déjà l’opportune réhabilitation d’un poète majeur, au-delà des clichés et des raccourcis faciles qu’il a pu susciter. Sont en préparation un volume des œuvres de Marcel La Haye et un ou plusieurs autres reprenant la plupart des titres de Jacques Izoard – sauf ceux édités chez Labor dans la collection « Espace Nord ». Certes, Jacques Izoard est loin d’être un inconnu, mais une part importante de son œuvre s’est publiée sous forme de plaquettes actuellement peu accessibles au public. Il sera dès lors pertinent – et réjouissant – d’en procurer une vision d’ensemble. La collection « 14 x 17 cm », quant à elle, propose des textes où la poésie s’offre un souffle plus ample, voire se fait plus narrative. On y trouve notamment le dernier livre de Charles Bertin, Ode à une façade en fleurs, ou des proses de Gaspard Hons (Un grand lieu vide sans vaisseaux).

Qu’on ne s’y trompe pas, cependant : s’il y a une marque de fabrique du Taillis Pré, elle réside moins dans l’édition d’auteurs de la Communauté française de Belgique que dans la publication de grands poètes étrangers, en traduction ou en édition bilingue. Sans établir de hiérarchie, notons que le catalogue recèle quand mêmes quelques fleurons, quelques ouvrages véritablement exceptionnels. Citons la Onzième poésie verticale de Roberto Juarroz, titre qui présente la particularité de désigner deux recueils différents en traduction française. En effet, Fernand Verhesen a choisi et traduit trente poèmes de l’auteur argentin, qui constituent l’édition du Taillis Pré, et vingt-cinq autres qui ont été publiés à Paris par les Éditions Lettres vives. Mentionnons aussi les 50 poèmes d’E.E. Cummings, dont c’est la première et seule traduction française. Généralement, les poètes étrangers bénéficient déjà d’une large reconnaissance dans leur littérature nationale et ont vu certains de leurs livres publiés par des éditeurs parisiens comme Corti, Gallimard, le Mercure de France ou Lettre vives.

judice la condescendance de l'être

Tout travail d’édition nait d’abord d’une rencontre, non seulement littéraire mais aussi personnelle, avec les écrivains – et le contact se prolonge souvent en amitié, et en fidélité pour le travail de l’éditeur. Ainsi fréquemment les auteurs reviennent, comme le Portugais Nuno Judice (La condescendance de l’être, Le mouvement du monde) qui publiera prochainement son troisième recueil au Taillis Pré, ou le poète hébreu Israël Eliraz dont Porte rouge suivi de Jérusalemville, également troisième recueil au Taillis Pré, vient de paraitre. Le lecteur qui aurait la curiosité de s’y plonger découvrirait un auteur à la fois savant et sensuel, dont la quête de sens s’exprime de manière concrète, charnelle : « Que veut l’amour ? le touche. / Tenir compte du quotidien, / être éveillé en pleine irréalité. // Lever les yeux et voir les chemins / blonds dans le champ // où la terre sent la poussière / si ce n’est un tourbillon d’abeilles // (une lueur au bout d’une poche)… ». Le domaine portugais est particulièrement représenté puisque, outre Nuno Judice, ont déjà été publiés Antonio Ramos Rosa, Antonio Osorio et Pedro Tamen, et que Fernando Carita le sera dans les mois à venir. Mais se comptent aussi un poète italien (Danta Maffia, L’éducation permanente), un Espagnol (Andrés Sanchez Robayna, Feu blanc), un Hongrois (Janos Lackfi, Signes de vie). Par contre, le Nord de l’Europe et les langues germaniques sont très peu présents. Aucun auteur allemand, autrichien ou suisse alémanique, aucun Néerlandophone, aucun Scandinave ne figure à ce jour dans le catalogue. Toutefois, des poètes irlandais  comme John Deane et Thomas Kinsella seront publiés en 2004. Enfin, signalons que parmi les auteurs francophones se comptent les Français de renom comme Jean-Claude renard (Fable suivi de Dits d’un livre des sorts), Michel Camus et Yves Broussard, et le Luxembourgeois Jean Portante, qui a reçu le dernier prix Mallarmé pour L’étrange langue.

Un saut qualitatif

linze poesies 1919-1940

Les Éditions Le Taillis Pré sont distribuées en Belgique par La Caravelle et, en France, par Casteilla et CED. Ces grands distributeurs ont des exigences en terme de délais qui peuvent sembler lourdes, voire démesurées pour la publication de poésies, mais qui sont aussi le gage d’une certaine professionnalisation de l’édition. Ce n’est probablement pas sans effet sur la forme même des livres publiés. C’est d’ailleurs ce qui frappe lorsqu’on feuillette quelques ouvrages récemment parus : par rapport à certains travaux d’édition plus ou moins amateurs – et singulièrement en Belgique – , on assiste ici à un réel saut qualitatif. Si l’on considère, dans la collection « Ha ! », les Poésies 1919-1940 de Georges Linze, on constate que le recueil comporte une « Préface » – un beau texte de Jacques Izoard – une « Note de l’éditeur » due à Gérald Purnelle et une bibliographie. Cela va de soi, dira-t-on – mais précisément pas si l’on se réfère à d’autres publications. La mise en page est non seulement soignée et élégante : elle est aussi respectueuse de l’auteur, jusque dans le détail du petit carré noir auquel Georges Linze recourait dans ses propres éditions, pour le placer en tête des poèmes dépourvus de titre. Sans viser à l’édition critique, des indications sont données concernant des variantes existantes. Mutatis mutandis, de mêmes constatations pourraient être faites pour les autres titres de la collection et pour la plupart des recueils dernièrement publiés. Gageons que c’est avec le même soin que sera préparé un ouvrage qui pourrait faire quelque bruit : en 2004, en effet, sortira une anthologie des poèmes de Roger Foulon, où Liliane Wouters, pour la première fois, effectue un tri dans une production immense mais confidentielle, dont les éclats ne sont pas absents mais sont apparus jusqu’ici perdus dans la masse des textes.

Laurent Robert


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°133 (2004)