Marcel Lecomte, Poésies complètes

Marcel Lecomte ou la découverte du réel

Marcel LECOMTE, Poésies complètes, édition établie et présentée par Philippe Dewolf, postface de Colette Lambrichs, avec deux dessins de René Magritte, La Différence, coll. « Clepsydre », 2009

lecomte poesies completesCombien d’entre nous savent que la revue que vous avez entre les mains a reçu son titre du dernier livre de Marcel Lecomte ? En effet, Le Carnet et les instants, paraît en 1964, préfacé par Jean Paulhan, au Mercure de France…

À l’heure où l’on célèbre René Magritte en lui consacrant un musée, voici que paraissent – enfin ? – les Poésies complètes de son ami et complice qu’on a parfois pu considérer comme son alter ego poétique. Et l’on en  vient à espérer comme Pierre Maury, que ce livre redonnera à Marcel Lecomte sa « juste place dans le paysage littéraire des années vingt à quarante. »

Ce livre orné d’une jolie jaquette montrant le poète vu par Magritte, contient en tout neuf  recueils: Démonstrations (1922), Applications (1925), Le vertige du réel (1936), Le règne de la lenteur (1938), Lucide (1939), Le cœur et la main (1968), Connaissance des degrés (1986), La figure profonde, et Feuillets détachés. Lecomte, qui a aussi écrit sous le pseudonyme de Jean Tasman, est né à Bruxelles avec le siècle. Fils du peintre Émile Lecomte, il rencontre à 18 ans Clément Pansaers, qui l’initie au dadaïsme et à la philosophie du Tao. Après avoir participé à la création de la revue surréaliste Correspondance, il est congédié pour avoir « respiré autrement » que Goemans et Nougé, qu’il retrouvera quelques années plus tard dans la revue Distances. S’il est inséparable de l’histoire du surréalisme belge, Lecomte gardera toujours par rapport au mouvement une position marginale.

Après un premier recueil encore maladroit où l’on sent l’inspiration de Verhaeren, Lecomte trouve rapidement sa voix dans Applications pour lequel Magritte fera deux dessins (illustrations reproduites ici avec l’aimable autorisation de Charly Herscovici). Dès ce second recueil, Lecomte découvre l’alchimie du sens et de la musique des mots combinés, la simplicité et la précision de son poème en prose (ou vaut-il mieux écrire sa prose poétique?)

Spectateur effacé, le poète Lecomte est un capteur de l’extraordinaire dans le réel, il voit l’invisible derrière l’insignifiant et peut saisir les instants secrets. À côté de Max Jacob et de quelques autres, il fait partie des poètes qui ont donné ses lettres de noblesse au poème en prose. Pour le prouver, il n’y a qu’à lire ce court poème Été lucide qui ouvre ce second recueil : « La courtisane et le musicien descendent de la berline au cœur de la forêt profonde comme une exposition de couleurs. Regardez, le chemin se déplie devant nous. Nous n’avons qu’à le joindre là-bas sous le feuillage alourdi au soleil. / Le soir, la clairière en château de lumière est transparente architecture. L’herbe bleue, rose et jaune comme les robes de la Vierge ou du Christ. / À l’ombre que versent les arbres si vous dormiez maintenant légèrement couchée la forme de ce manteau serait un vrai paradis en pente douce. »

Dans son érudite préface, Philippe Dewolf  nous présente le cœur de la démarche poétique de Lecomte et insiste entre autres points sur son rapport au réel, sa représentation de la femme et sa quête spirituelle. Influencé par la peinture de Chirico qu’il a fait découvrir à son ami Magritte, Lecomte dispose un espace intérieur où il décrit un monde d’imbrications et d’embranchements à l’instar de ses phrases spiralées. Sa prose épouse une lenteur, confortable enveloppe, qui ouvre à son lecteur un domaine privilégié. On assiste au fil de l’œuvre à l’invention d’un univers personnel qui invite à une (re)découverte du réel. À propos de cette perception, Philippe Dewolf cite une lettre de Lecomte à Jean Pfeiffer : « Je parle de ce que je vois, j’enseigne à regarder les choses avec une certaine attention qui les rend vertigineuses. Et je ne crois pas que mes poèmes se défendent tellement contre le lecteur. » Il faut bien sûr souligner l’immense travail de Philippe Dewolf sur la bibliographie de Lecomte (sources, réceptions de l’œuvre et témoignages) qui devrait constituer un riche outil pour les chercheurs à venir. L’éditrice Colette Lambrichs, dans un texte très personnel, rappelle en postface son enfance traversée par la silhouette massive et la voix si basse de Marcel Lecomte, d’abord chez ses parents, mais aussi dans les cafés de Bruxelles.

Laissons le mot de la fin à son contemporain, le poète Paul Neuhuys, qui avait senti chez Lecomte « ce sens singulier qui permet de saisir des rapports lointains entre les êtres et les choses et qui est peut-être le premier signe d’une espèce d’homme supérieur ».  Voici comment il évoquait son ami dans un poème de l’Agenda d’Agenor, en 1984 : « Spécialiste ès sciences occultes / il habitait une cité imaginaire / place déserte / arcades calcinées / hautes portes transparentes / sur un horizon mouvant / […] Attentif à l’Apologie de la Paresse / promoteur de la Ralentie / sa seule hâte est d’assurer / le Règne de la Lenteur. »

Quentin Louis


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°158 (2009)