Les AML, on le sait, ont pour missions de collecter, conserver, décrire et valoriser les traces matérielles relatives à l’activité littéraire et théâtrale de la Belgique francophone, du 19e siècle à nos jours. En revanche, on sait peut-être moins que, parmi les champs d’activités couverts, se trouve également la mémoire de l’édition. Pour une institution patrimoniale et scientifique comme les AML, le souci porté aux archives éditoriales s’est imposé tout naturellement depuis plusieurs décennies, même si celles-ci représentent la portion la plus congrue des collections, quantitativement parlant. Parmi les fonds conservés, citons ceux des éditions Jacques Antoine/Les Éperonniers[1], André De Rache, Erel, Luce Wilquin, ainsi que la collection documentaire autour de Robert Denoël, rassemblée par Henri Thyssens. Outre ces ensembles, il convient encore de mentionner les archives liées à des initiatives éditoriales émanant de revues littéraires, dont on connaît le rôle dans le processus de légitimation de nombreux auteurs. Songeons par exemple au travail mené par Marcel Mariën au sein des revues Les Lèvres nues ou le Fait accompli, périodiques qui ont développé une activité éditoriale au sens plein du terme. Dans leur ensemble, ces documents constituent sans conteste un matériau de première main pour qui s’intéresse à la chaine du livre et à la vie littéraire en général.
Pour diverses raisons, la collection Espace Nord occupe une place à part dans le paysage éditorial belge francophone. Les contributions rassemblées dans ce numéro spécial montrent bien la complexité tout autant que la richesse d’une entreprise aux destinées de laquelle différents acteurs ont présidé au fil du temps. Si cette construction labyrinthique a de quoi dérouter le plus aguerri d’entre les lecteurs du Carnet et les Instants, que dire des archives de la collection ? En l’absence d’une direction unique ou d’une transmission harmonieuse lors des passages de relais – comme il arrive que cela se produise en cas de reprise d’une maison par une nouvelle équipe –, les traces matérielles des activités de la collection depuis 1983 se caractérisent par un extrême éparpillement.
Concrètement, les archives de la collection peuvent provenir de quatre types de sources différentes : 1° les éditeurs qui ont eu la charge de la collection, dans une logique de fonctionnement privé/public ; 2° les membres des différents comités de lecture qui se sont succédé ; 3° le ministère de la Communauté française, en tant que propriétaire de la collection depuis 2010-2011 ; 4° les auteurs dont les textes ont été édités par la collection. Concernant ce dernier point, les traces des relations avec la collection font partie intégrante du fonds d’archives de l’écrivain en question et ne servent donc que d’éclairage ou de complément ; en aucun cas, elles ne peuvent en être extraites pour rejoindre un ensemble rassemblé sous la bannière Archives Espace Nord. Autant le dire tout de suite : les archives que les AML sont parvenus à rassembler jusqu’à ce jour restent encore largement partielles. La tribune offerte par ce numéro spécial constitue, d’ailleurs, l’occasion de lancer un appel à toute personne qui posséderait des archives liées à Espace Nord. Sachez que celles-ci sont les bienvenues aux AML !
Trois lots d’archives retiendront ici mon attention : celui présent dans les propres archives des AML, en raison du lien entre Marc Quaghebeur, qui en fut le directeur jusqu’en 2019, et la collection Espace Nord, à la création de laquelle il contribua ; celles qui nous ont été confiées par Paul Aron, qui fut longtemps membre du comité de lecture ; celles enfin, les plus volumineuses, acquises récemment du ministère de la Communauté française.
Lorsqu’on appréhende ces documents dans une perspective diachronique, les premières archives intéressantes sont celles liées aux activités de l’asbl « Promotion des Lettres Belges de Langue Française », initiative créée en mai 1981 dans le sillage du succès remporté par Europalia 1980. À cette occasion – certaines lectrices et lecteurs s’en souviendront certainement –, une librairie éphémère avait été installée dans le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, qui présentait un large choix d’ouvrages littéraires. En raison de l’engouement qu’il suscita, cet espace de vente resta ouvert au-delà de la durée du festival, quoique son pouvoir d’attraction eût tendance à s’affaiblir progressivement. Il n’empêche que le discours tenu autour de ce lieu de promotion du livre belge francophone, tel qu’on peut le lire dans un prospectus datant vraisemblablement de 1982 ou du début de 1983, présente une certaine similitude avec le projet Espace Nord encore en germe. Il y est en effet question de proposer des « livres (même si leur diffusion est restreinte) », ainsi qu’une aide pour des « recherches d’ouvrages rares ou épuisés ».
Ces archives contiennent également ce qui est sans doute l’une des premières recension de la collection, parue dans le Carnet et les Instants, revue qui prenait alors la forme d’une simple feuille A4, imprimée recto verso et pliée en trois. Le texte de présentation de la nouvelle venue dans le paysage littéraire belge francophone est signé Jacques Carion, qui figurera ensuite au sein du comité. S’y dévoilent à la fois la lacune que prétend combler la collection (« […] un obstacle demeurait à l’accès du grand public et des jeunes lecteurs à nos productions littéraires : aucune collection au format de poche ne permettait jusqu’à présent de découvrir nos textes importants à un prix réellement démocratique ») et le programme, tant qualitatif que quantitatif : huit titres pour la première année, six ensuite, soit « des textes intégraux ou des fragments, accompagnés d’une préface et de commentaires. »
Un autre document d’archives issu du même lot inscrit clairement la collection Espace Nord dans une dimension pédagogique. Un dossier portant l’en-tête de la Promotion des Lettres, destiné à un usage interne ou à une diffusion limitée aux autorités compétentes, s’interroge en effet sur les motivations à l’origine de l’enseignement de la littérature belge, ainsi que sur les moyens disponibles pour accompagner cet enseignement. Parmi ceux-ci figure « la parution de petits classiques consacrés à nos auteurs chez Labor, collection Espace Nord », à côté d’autres leviers tels que l’asbl Promotion des Lettres et les AML. Enfin, au rang des « actions complémentaires dans l’enseignement », est mentionné l’« établissement de dossiers pédagogiques (en lien avec les titres parus dans la collection Espace Nord) ». Ce retour dans l’antichambre et les premiers pas de la toute jeune collection montrent bien à quel point celle-ci s’est articulée dès le départ autour de plusieurs fondamentaux qui restent de mise aujourd’hui, en dépit des vicissitudes subies au cours de quatre décennies.
Récemment, le ministère de la Communauté française a confié aux AML neuf caisses d’archives liées aux activités de la collection sous convention avec Labor. Elles sont datées d’entre 1987 et 2007, année de la liquidation de la structure éditoriale et de la reprise d’Espace Nord par les éditions Luc Pire. Ce lot ne contient malheureusement pas d’archives relatives aux cinq premières années d’activités de la collection. Parmi les documents présents, on trouve des dossiers « auteurs », qui ouvrent les portes de la petite cuisine de plusieurs projets éditoriaux – qu’ils aient ou non abouti. De la correspondance, des autorisations, des discussions sur les postfaces ou les illustrations de couverture, des échanges (nombreux !) liés aux contrats et au paiement des droits, de même que des notices biographiques souvent rédigées par les auteurs eux-mêmes forment un matériel utile pour qui veut décortiquer les mécanismes de production d’un volume de la collection, depuis sa genèse jusqu’à sa diffusion et promotion. Plus techniques, ces archives concernent également une série de documents comptables permettant de connaître les chiffres de ventes, les tirages initiaux et secondaires, les termes des contrats-programmes passés avec la Communauté française, ainsi que la nature de certains partenariats noués avec la presse belge (RTBF et La Libre Belgique notamment).
Au sein de cet ensemble, les dossiers relatifs à la collection jeunesse « Zone J » présentent un indéniable intérêt pour le chercheur. On y découvre notamment certains aspects du fonctionnement de la petite sœur d’Espace Nord, qui avait pris le parti non pas de proposer des rééditions mais plutôt d’adresser directement des commandes de textes à certains auteurs. Les dossiers relatifs à plusieurs de ces projets mettent au jour l’ensemble du processus, en ce compris les évaluations réalisées en interne des propositions reçues. En raison de leur nature réputée secrète, celles-ci laissent parfois transparaître des avis pour le moins divergents, voire franchement contradictoires… Toute cette littérature dite grise apporte un éclairage utile pour comprendre non seulement la logique à l’œuvre au sein de la collection mais également pour découvrir l’un ou l’autre cas plus problématique.
Un troisième lot rassemble des comptes rendus de réunions entre 1996 et 2006, ainsi que quelques notes personnelles prises lors de ces moments d’échange. Après les arcanes du volet éditorial, c’est cette fois le fonctionnement d’une dizaine d’années d’activités du comité de lecture qui se dévoile au chercheur. Discussions de fond sur les titres en prospection, composition du comité, fréquence et nature des réunions, calendrier de programmation, mais aussi opérations marketing développées pour encourager la visibilité et questionnement sur les aspects graphiques figurent parmi les différents points dont ce comité a la charge. Les procès-verbaux des réunions conservés permettent de dessiner, d’une part, les espaces de responsabilités dévolues aux différents acteurs en présence et, de l’autre, les décisions que ceux-ci actent et qui déterminent, en définitive, les lignes de force de la collection au tournant des 20e et 21e siècles.
Les archives d’Espace Nord conservées par les AML recèlent, on l’a vu, une part de l’histoire de la collection et contribuent à révéler la partie immergée de cet immense iceberg. Même si des morceaux de cette histoire n’ont pas (encore) été déposés, ces archives ont toutefois vocation à se présenter comme un lieu de la mémoire collective d’une aventure singulière, qu’il serait utile de pouvoir continuer à documenter et à raconter. Avis aux amateurs !
Laurence Boudart
[1] Dont une autre partie est conservée par le CELIC de l’Université de Liège.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°216 (2023, spécial Espace Nord) – série « Les Instantanés des AML »