Les chemins de la création : Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint

Il n’y a pas de miracle. Ni de secret. Si Jean-Philippe Toussaint est devenu l’écrivain que l’on sait, dont chaque livre est un événement, c’est parce que, outre son talent, il a su s’organiser, se préparer à l’écriture comme un sportif à la compétition, et travailler, travailler, travailler…  Répondant à nos questions, il insiste sur les conditions matérielles sans lesquelles l’œuvre ne surgirait pas, ou surgirait autrement.

Le Carnet et les Instants : Peu d’écrivains parlent spontanément du lieu où ils travaillent. Ce n’est pas votre cas : vous avez une vraie réflexion sur la question.
Jean-Philippe Toussaint : Le bureau est pour moi un lieu très important. J’ai d’ailleurs publié en 2005 un livre qui s’appelle Mes bureaux. Il est paru sous le titre Luoghi dove scrivo et n’existe qu’en italien, un tirage de 1 000 exemplaires numérotés, chez Amos Edizioni. Il se trouve que depuis 1984, lorsque j’écrivais La salle de bain, j’ai fait régulièrement des dessins et des photos des bureaux où je travaillais. Pour la publication, j’ai rédigé des textes qui tous se rapportent à mes lieux d’écriture. Il est assez rare qu’un écrivain accorde autant d’importance au côté matériel de l’écriture. Je cite à ce sujet une phrase de Beckett que j’aime beaucoup : « Mais comment fais-je pour écrire, finalement, à ne considérer de cette amère folie que son aspect matériel ? » J’ai un intérêt pour tout ce qui est coulisse, making of, tout ce qui se trouve derrière, et qui me paraît participer pleinement à la création. À la fin de Mes bureaux, il y a une tentative d’inventaire de tous les lieux où j’ai écrit – plus d’une vingtaine au total, en incluant des lieux où je n’ai pas écrit des romans, mais des nouvelles et des textes divers. Cela va de l’Algérie pour La salle de bain à la Corse ou à Ostende, où presque tous les livres ont été écrits en totalité ou en partie, avec des parenthèses à Rome, à Berlin, au Japon, etc. Faire l’amour et La vérité sur Marie, je les ai écrits à Ostende en hiver et en Corse en été, et aussi un peu à Rome, à l’Academia Belgica ou à la Villa Médicis. En revanche, du moins pour la littérature, je n’écris presque jamais à Bruxelles, alors que c’est mon port d’attache depuis quinze ans. Il m’arrive d’y relire des manuscrits ou des épreuves, mais pas de travailler sur quelque chose de nouveau. J’ai écrit une fois alors que je me trouvais en résidence, mais il s’agissait de textes pour une revue, qui par la suite sont devenus des éléments d’Autoportrait (à l’étranger). C’est la seule exception. Pour le reste, tous les romans ont été écrits dans les quelques lieux que j’ai mentionnés.

Comment expliquez-vous ce décalage entre les lieux où vous écrivez et les lieux que vous décrivez ?
J’ai besoin, pour écrire, d’un recul, d’une distance. Pour recréer les lieux dont parlent mes romans, il faut qu’il y a ait un éloignement dans l’espace, mais aussi dans le temps, que les impressions aient infusé en moi. Si je devais, étant à Bruxelles, décrire les étangs en les regardant, je n’y arriverais pas, parce qu’il y aurait une sorte de paresse : puisque je les ai sous les yeux, je n’ai pas à les recréer. Alors que si je suis à Ostende, quand je regarde par la fenêtre, c’est évident que je ne vois pas le quartier de Shinjuku. Pour évoquer le quartier de Shinjuku, alors que c’est la mer du Nord que sous les yeux, je suis obligé de faire un effort de recréation.

De Tokyo à Ostende

À quelles conditions doit répondre le lieu où vous travaillez ?
Je ferai deux remarques. La première, c’est que j’aime bien le côté « bernard-l’ermite », cet animal qui s’installe dans quelque chose qui ne lui appartient pas. Les lieux où je travaille sont provisoires, ils ont une autre affectation en mon absence. Ainsi dans la maison d’Ostende : je loue un appartement pour quinze jours ou un mois, et dans l’intervalle il y a des gens qui viennent occuper les lieux. De même, la grande pièce où j’écris en Corse a un autre usage quand je n’y travaille pas. J’arrive, je prends possession des lieux, j’installe mon matériel. Quand je m’en vais, j’emporte tout, il ne reste aucune trace de mon passage. Deuxième remarque : les lieux où je travaille sont toujours proches de la mer. J’aime, quand j’écris, marcher le long de l’eau. Le seul lieu permanent est le bureau de Bruxelles, quand je n’y suis pas personne d’autre ne s’en sert – mais celui-là, je n’y écris pas.

Est-ce que cela a toujours été ainsi, ou est-ce une manière de fonctionner relativement récente ?
C’était déjà le cas à partir de La télévision, mais c’est surtout vrai pour les trois derniers romans, qui ont été écrits plus ou moins dans les mêmes conditions, avec les mêmes sessions d’écriture, suivies d’une période assez longue où je remanie le texte et où j’apporte des corrections, mais où plus rien de nouveau ne surgit, parce que l’essentiel du livre est en place.

Combien de temps vous prend en tout l’écriture d’un roman ?
Il faut compter deux ans au minimum. Dans le meilleur des cas, je travaille en janvier et février à Ostende, puis de mai à juillet en Corse, et le livre est complet. Cela m’est arrivé une seule fois. Mais pour les deux derniers livres, il y a eu une année entière de relecture. Il est vrai que, pendant cette période de relecture, certaines scènes ont été rajoutées qui n’avaient pas encore été écrites, d’autres en revanche ont été supprimées ou modifiées. Quand je parle de relecture, il ne s’agit pas d’un simple peaufinage, même si cela doit se faire aussi, mais d’un véritable travail en profondeur. À ces deux années d’écriture et de relecture, il faut ajouter en amont au moins six mois à un an de réflexion préparatoire, pour savoir à peu près où je vais. Donc, au total, ça fait plutôt trois ans. Comme ce sont des livres courts, cela signifie que la matière est énormément retravaillée. Je fais de nombreuses versions intermédiaires, dont j’ai d’ailleurs mis certaines en ligne (voir petit encadré). Il y a un tas de couches qui viennent se superposer : la première partie de La vérité sur Marie a été relue un grand nombre de fois.

Pendant les phases de travail intensif, écrivez-vous tous les jours ?
Tous les jours. Pour la La vérité sur Marie, j’ai écrit pendant trois mois, au bout desquels j’étais véritablement épuisé à cause de l’intensité de l’effort. Simenon disait qu’il perdait quatre ou cinq kilos par semaine. Alors, trois mois, on en ressort lessivé. Il y a un côté exponentiel : plus on va loin dans l’effort, plus on atteint de choses. Le troisième mois est riche des deux précédents, de l’austérité et de la rigueur avec lesquelles on a travaillé. Je n’arriverais pas au même résultat si les trois mois étaient découpés en six fois quinze jours par exemple.

Diriez-vous qu’à un certain point, il se produit une sorte de basculement, un moment où, à force de travail, les choses « s’écrivent » plus qu’on ne les écrit ?
Il y a sans doute de cela. Ce qui ne veut pas dire pour autant que j’écrive facilement ou que les idées viennent toutes seules. Mais il est vrai que c’est quelque chose que je recherche, qu’il y ait une sorte d’élan, de jaillissement. En même temps, c’est très concerté et prémédité, je sais exactement où je vais. J’essaie de préciser une scène en pensée, et puis au moment de l’écrire, il arrive que cela vienne en une seule fois. Par exemple, toute la fin de La vérité sur Marie, la scène de l’incendie à l’île d’Elbe, je l’ai écrite en seulement deux ou trois jours, mais qui suivaient plusieurs semaines de travail très intense. Et après je l’ai retravaillée à Rome, deux fois quinze jours consacrés exclusivement à ces pages. Proportionnellement, les fins sont toujours écrites plus vite que les débuts, parce qu’à la fin il y a un élan qui n’était pas là au début.

Lorsque vous êtes dans une phase « active », combien de pages écrivez-vous par jour ?
Tout dépend de ce qu’on entend par page. Le manuscrit de Fuir faisait moins de cinquante pages. Je travaille sur des pages très pleines, en Helvetica, avec un petit interligne, ça donne de gros blocs de texte, qui ont un côté peu valorisant. J’aime bien qu’il en soit ainsi, parce que si je suis satisfait malgré ces conditions ingrates, c’est que le texte est abouti. Et je sais que quand j’utiliserai une belle police, une mise en page plus soignée, il sera d’autant mieux mis en valeur. Compte tenu de ces précisions, je peux écrire environ deux pages par jour, qui une fois publiées en feront peut-être huit ou dix. Ainsi, le début de La vérité sur Marie va, dans le livre imprimé, de la page 11 à la page 26, ce qui fait 26 pages, alors que dans ma version, il en compte 7. Donc, une de mes pages correspond à trois ou quatre pages imprimées. 

Cheval volant

Que se passe-t-il exactement pendant la période de préparation d’un livre ? Prenez-vous par exemple des notes ?
Les notes, je les prends plutôt pendant les périodes d’écriture, ou lorsque je commence un roman, que je travaille sur le début de l’histoire, mais que je suis déjà en pensée sur la totalité du livre. Il y a un plan d’ensemble qui dessine les lignes du livre, et qui va éventuellement se modifier. Dans La vérité sur Marie, l’image initiale, celle qui m’est venue en tout premier, c’est celle du pur-sang qui vomit dans les soutes d’un Boeing 747. Je savais en commençant que cette scène prendrait place dans le livre, j’ignorais encore la manière d’en arriver là. L’image n’a pas découlé de ce qui précédait, c’est plutôt elle qui a entraîné d’autres choses, par exemple il fallait que le personnage soit éleveur de chevaux de course. Puis en me documentant, je m’aperçois que les chevaux ne vomissent pas. Ça commence plutôt mal. Au bout d’un mois ou deux, je me dis d’accord, un cheval ne vomit pas, mais dans le livre rien ne m’empêche le faire vomir. D’une certaine façon, c’est même encore plus fort. Pour la scène de la course, j’ai longtemps hésité entre Tokyo et Hong-Kong. J’ai choisi Tokyo parce que ça me permettait de faire le lien avec Faire l’amour, où apparaissent les personnages du narrateur et de Marie. Ça m’a permis de les faire se rencontrer par hasard sur le champ de courses, alors que si la scène s’était située à Hong-Kong, sa présence aurait été invraisemblable, ou j’aurais dû ajouter un tas de détours compliqués pour en arriver là.

Donc, ce qui est premier, ce sont des images ou des scènes, plutôt qu’un plan d’ensemble ?
Au début, je me laisse guider par des images poétiques. Ainsi, j’ai d’emblée vu le parti qu’on pouvait tirer des chevaux, avec leur côté intemporel, immémorial, et du contraste qu’ils formaient avec le Boeing 747, concentré de technologie moderne. Ce sont des détails si l’on veut, mais qui ont une grande puissance évocatrice. Je me retrouve avec des éléments disparates, images, sensations, etc., qu’ensuite j’essaie de relier entre eux. Et une fois que j’ai résolu le problème, cela me semble extrêmement ingénieux de l’avoir résolu de cette manière. Bien sûr, personne ne le voit, le livre doit apparaître comme quelque chose d’évident, et non comme quelque chose de construit. Mais cette évidence-là, l’écrivain lui doit la construire.

Y a-t-il pour chaque livre une image source, originelle, d’où découlera tout le reste ? On pense par exemple dans Faire l’amour à la façon d’acide chlorhydrique.
Tout à fait. Dans Faire l’amour, j’avais deux éléments dès le départ : le titre et le flacon. Dans Fuir, c’était l’image de la fuite à trois sur la moto, dont la source est une photo que j’avais faite en Chine. Je savais qu’ils seraient à trois sur la moto et que le troisième serait le narrateur, mais je ne savais pas comment il arriverait là. C’est comme pour le cheval : j’ai l’image des personnages à moto, et ensuite je dois faire en sorte que le texte aille vers cette image. Les raisons et les circonstances de la fuite, par exemple l’histoire avec la drogue, sont venues seulement après.

Écrivez-vous dans l’ordre de la narration, ou abordez-vous le texte par le milieu, voire la fin ?
J’écris dans l’ordre, mais il m’arrive de sauter des passages que je connais, et que je n’ai pas le temps d’écrire dans l’état du texte où je suis. Ainsi, dans La vérité sur Marie, j’avais écrit la deuxième partie, toute l’histoire avec le cheval, et il me restait encore un mois en Corse. J’avais en tête le passage sur l’hippodrome, mais j’avais envie d’écrire le passage sur l’île d’Elbe. Donc, je me suis dit, le passage sur l’hippodrome, je me le réserve pour après. Et je l’ai effectivement écrit à Ostende, quelques mois plus tard. De la même manière, dans Fuir, j’ai travaillé sur la fin du livre en laissant de côté toute l’errance dans Portoferraio, que je croyais être celle du narrateur, et qui finalement est devenue celle de Marie cherchant le narrateur. Dans La vérité sur Marie, j’avais à peu près le plan du livre, par contre ce qui m’a vraiment échappé, c’est que le cheval allait quitter son box et se mettre à galoper dans l’aéroport. Donc, même avec un plan, je reste ouvert à ce qui peut survenir, car ce genre d’imprévus peuvent apporter beaucoup au livre.

De fait, même si la scène du cheval dans l’avion est impressionnante, celle qui marque peut-être davantage encore l’esprit, c’est la fuite du cheval et sa course folle dans l’aéroport, qui ont quelque chose de magique.
Oui, et pourtant, cette séquence n’était pas prévue initialement. Je me suis même demandé si, dans la ligne rythmique du livre, je n’étais pas monté trop haut, si ça n’allait pas produire un déséquilibre. D’un autre côté, je n’allais pas supprimer la scène seulement pour des questions de rythme ou d’équilibre. Elle est venue ainsi, je devais l’accepter.

On trouve sur votre site un document très intéressant, l’échange de correspondance que vous avez eu avec un pilote d’Air France. Quelle est pour vous l’importance du travail de documentation ?
Je me suis particulièrement documenté pour La vérité sur Marie. La correspondance avec le pilote ne restitue pas la discussion proprement dite. Nous avons parlé pendant une heure et demie et il m’a appris beaucoup de choses. En fait, quand je l’ai rencontré, j’avais déjà écrit la scène. Les éléments nouveaux qui sont apparus au cours de la discussion m’ont amené à la réécrire complètement. Par exemple, je n’imaginais pas que dans un avion cargo, il n’y avait pas du tout de sièges. J’avais plutôt imaginé un cargo comme un avion de ligne avec un étage supplémentaire pour les marchandises. Toute la description de l’architecture intérieure des soutes est très réaliste, les tapis roulants pour faire avancer la stalle, le fait que l’entrée a lieu par l’arrière et non par l’avant, et ainsi de suite. À un moment de la conversation, le pilote m’a dit que le seul cas où les cargonautes ne sont pas assis, c’est lorsqu’ils accompagnent des animaux. Alors je lui ai raconté l’histoire du cheval, dont je ne lui avais pas parlé jusque-là. Il se trouve qu’il avait déjà voyagé sur des Boeing 747 et avait transporté des chevaux de course : le hasard faisait bien les choses. Concernant le cheval lui-même, j’ai acheté un livre très intéressant et très complet, destiné aux vétérinaires qui s’occupent de chevaux, où l’on trouve tout ce qui concerne les soins. Quand j’écrivais Fuir, je me suis servi de guides de voyage sur la Chine. Pour Faire l’amour, j’avais un plan de Tokyo, un livre sur l’architecture de Tokyo, etc.

Justement, dans Fuir, il y a des descriptions très précises de lieux. Comment avez-vous procédé ? Avez-vous fait un repérage sur place ou les avez-vous recréés par l’imagination ?
Pour la fuite en moto dans Pékin, il y a beaucoup de choses qui viennent de mon imagination ou de mes souvenirs, mais qui en réalité se situent à Canton. Par exemple, telle bretelle d’autoroute de Canton est raccordée directement avec telle avenue de Pékin. La rue avec les lanternes rouges où l’on mange des écrevisses, je l’ai vraiment vue à Pékin. Avec la documentation, j’ai pu préciser davantage la description. Ce qui me plaît, c’est de pouvoir mélanger les sources, de combiner des lieux de Canton et des lieux de Pékin, des éléments imaginaires et des événements réels, mais en m’appuyant toujours sur des données objectives. Un jour, j’ai reçu via mon éditeur allemand une lettre d’une Allemande spécialiste de l’île d’Elbe, où elle disait des choses assez curieuses, par exemple qu’il n’y a pas de rue Citti à Portoferraio. En admettant qu’il n’y ait pas de rue Citti à Portoferraio, c’était quand même assez bien vu, assez plausible, et puis c’est tout de même le droit de la fiction d’inventer des noms de rue. Le plus drôle de l’histoire est qu’il y a effectivement une rue Citti à Portoferraio.

Grappa, lunettes et taxiways

Un trait frappant, dans l’écriture de vos livres, c’est qu’on y trouve de nombreuses répétitions de termes, ou encore des propositions relatives en cascade. C’est-à-dire, dans un cas comme dans l’autre, des choses que l’on conseille à un écrivain débutant d’éviter. Par exemple, dans La vérité sur Marie, il y a un passage où vous citez dix fois le mot « grappa » en une page, dont sept fois dans le syntagme « la bouteille de grappa ». Dans un autre passage, on trouve quatre fois le mot « lunettes » en quelques lignes : « Il sortit un étui à lunettes de la poche de sa veste et mit ses lunettes avec soin dans le box, c’était la première fois que Marie lui voyait porter des lunettes (sans doute, par coquetterie, avait-il évité jusque-là de mettre ses lunettes en sa présence) », etc. La plupart auraient sans doute remplacé certaines occurrences du mot par un pronom. Pourquoi choisissez-vous de ne pas le faire ?
Pour la bouteille de grappa, il y a une sorte d’emballement où la répétition devient un effet, où elle accentue la présence de l’objet et lui donne un côté lancinant. L’un des maîtres de ces répétitions à effet, c’est Thomas Bernhard, qui s’empare de certains mots pour les répéter de façon hallucinatoire, obsessionnelle. Par exemple il parle, je crois que c’est dans Maîtres anciens, d’un « fauteuil à oreilles », expression qu’il reprend inlassablement. Répéter les mots « bouteille de grappa » est une manière de focaliser l’attention sur l’objet. La bouteille intervient dans la mesure où le narrateur va pouvoir connaître à travers elle le goût des baisers de Marie et de son amant. Elle a donc une fonction essentielle dans l’histoire, et la répétition est là pour mettre en relief son importance symbolique. Je préfère employer quatre fois le mot « lunettes » plutôt que d’employer des synonymes. Je ne vais pas mettre « besicles » ou « verres » juste pour éviter une répétition. La langue anglaise par exemple admet très bien les répétitions, c’est propre à la langue française de les trouver gênantes. Pascal disait, je le cite de mémoire, qu’il vaut mieux répéter le même mot, plutôt que d’en employer un autre et d’introduire ainsi une imprécision. J’ajoute que les répétitions à effet concernent des noms communs ou des noms propres, jamais je ne ferais cela avec des adjectifs ou des adverbes. Il serait très mal venu que l’on trouve trois fois le mot « euphorique » dans la même page.

Peut-être parce que le nom renvoie à la chose même, qu’il insiste sur son essence, son « être-là », alors que l’adjectif ne concerne qu’un aspect particulier ?
Oui, et d’autant plus que le mot est simple, banal. Il serait plus gênant de répéter un mot rare ou compliqué, cela donnerait paradoxalement une impression de pauvreté.

Pour en revenir aux lunettes, vous pourriez remplacer ce mot par un pronom, or vous ne le faites pas. Pourquoi ? Que perdriez-vous en le faisant ?
Si j’écris : « il les mit avec soin dans le box », je ne vois pas la chose, je n’ai pas d’image. Dans « il mit ses lunettes », j’ai une image, c’est la toute la différence.

Qui parle ? Qui lit ?

Une autre particularité de vos romans est qu’ils sont tous à la première personne, à l’exception de Monsieur et, partiellement, de La vérité sur Marie, où par moments on quitte le point de vue du narrateur pour adopter celui d’un autre personnage. Est-ce un choix délibéré ou n’envisagez-vous pas d’écrire autrement ?
C’est quelque chose qui me vient naturellement. J’ai toujours écrit ainsi de manière instinctive, sans que j’aie besoin d’y réfléchir. Sauf pour le dernier livre, où je me suis vraiment posé la question de l’écrire à la troisième personne, de faire intervenir Marie comme personnage en l’absence du narrateur. Et là j’ai eu de vraies interrogations théoriques, et des doutes. Quand on écrit à la première personne, on peut situer ce qu’on voit, ce qu’on entend, etc., par rapport à une perception. Quand on écrit à la troisième, c’est plus compliqué : c’est toujours, Marie voit ceci, Marie pense cela…

Qu’est-ce qui vous pose problème dans l’usage de la troisième personne ?
C’est le fait même d’écrire ainsi qui me pose problème. La façon dont j’ai  tourné la difficulté, c’est que j’écris à la troisième personne, mais de telle façon que, même absent, le « je » est toujours présent. La troisième personne de Marie est hantée par la première personne du narrateur, puisque c’est lui qui l’imagine faisant telle ou telle chose. Je me vois mal écrivant tout un livre à la troisième personne. Monsieur est à la troisième personne, mais d’une certaine façon c’est une « fausse » troisième personne. D’ailleurs, j’ai d’abord écrit de longs passages en « je », et puis je les ai transformés en passages en « il ».

Comment voyez-vous l’évolution de votre écriture ?
Il y a une tendance évidente à l’allongement des phrases. C’est quelque chose qui est plus difficile à faire d’un point de vue technique. C’est lié à une sorte d’emballement, d’accélération, et la phrase suit le mouvement. D’où la présence plus grande de relatives ou de participes présents, qui ont un côté lancinant, qui durcissent la narration. On est très loin des phrases courtes de La salle de bain. Quant à savoir comment mon écriture peut évoluer dans le futur, je n’ai pas de réponse. La réponse sera dans le prochain livre…

Y a-t-il des écrivains qui vous ont influencé plus que d’autres ?
Pour les trois derniers romans, un livre qui m’a vraiment marqué, c’est Le quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell, que j’ai lu il y a une dizaine d’années. Je pense que je n’aurais pas écrit de la même façon si je ne l’avais pas lu. Vers la même époque, il y a certainement eu une influence de Faulkner. Je pourrais également citer Nabokov, Beckett, Kafka, Musil, Bernhard, mais ce sont des auteurs que je connais de longue date, et dont l’influence a eu largement le temps d’être digérée.

Au premier abord, on ne voit pas bien le rapport entre ce que vous écrivez et par exemple les livres de Nabokov.
De Nabokov, j’ai lu Roi, dame, valet en écrivant La salle de bain. Dans la troisième partie du roman, l’épisode avec le médecin, etc., on pourrait retrouver une influence. C’est vrai aussi dans L’appareil photo, pour tout le passage où le narrateur apprend à conduire. Il y a aussi des aspects plus formels, comme par exemple l’utilisation comique de la parenthèse. Même si après c’est devenu une marque de fabrique personnelle.

Et dans la production actuelle, quels sont les auteurs qui vous intéressent particulièrement ?
Il y en a deux dont je lis tout, ce sont Échenoz et Javier Marías. Ce sont deux auteurs proches de moi, par les thèmes et par l’écriture. Mais finalement, il n’y en a pas tellement d’autres.

Donnez-vous vos manuscrits à lire avant la publication ?
Pour les trois derniers romans, personne n’en avait lu une ligne avant la version finale. Ensuite je les ai donnés à lire à ma femme et à Irène Lindon. Par le passé, je n’avais jamais fait lire le manuscrit à mon éditrice. Pour La télévision, ma femme en avait lu des versions intermédiaires. Mais j’ai trouvé que c’était trop compliqué pour elle et pour moi, parce que j’étais trop en demande, parce qu’il y avait trop de choses minuscules qui entraient en jeu. Maintenant, je ne donne plus rien avant que ce soit fini, et je n’en parle même pas autour de moi. Quand je travaille sur un texte depuis trois ans, je suis assez sûr de mon fait. Bien sûr, mon éditrice joue son rôle, elle fait certaines remarques sur des points d’orthographe, de grammaire, etc. Elle a son regard sur le livre et nous pouvons avoir des conversations à ce sujet, mais il ne s’agit pas d’une collaboration à proprement parler. C’était déjà ainsi du temps de Jérôme Lindon. Lorsqu’il était le grand éditeur que l’on connaît et que moi j’étais un jeune écrivain présentant son premier manuscrit, je lui avais envoyé une lettre demandant un tas de conseils, et il m’avait répondu c’est vous l’écrivain, ce n’est pas moi. Normalement, un éditeur n’est pas quelqu’un qui fait retravailler le livre ou qui collabore à l’écriture du livre. Il peut émettre des avis qui ont leur importance, mais un manuscrit, ce n’est pas une copie qu’on remet à un prof.

Où, quand, comment ?

 Dedans ou dehors ?
Je n’écris jamais en extérieur. J’ai besoin que ce soit un lieu clos, avec une porte qui ferme. Un lieu désert, sans bruit, sans présence. Le silence est pour moi une condition sine qua non. Je ne pourrais pas travailler avec de la musique. Je suis incapable d’écrire dans un café, dans un train ou dans un avion. Et même dans une maison, je suis d’une sensibilité extrême aux travaux, par exemple quand on refait la rue ou qu’on coupe un arbre. Ces perturbations prennent une importance démesurée, parce que je suis très concentré dans mon travail. En 2007, je travaillais en Corse, il y avait des voisins, ils étaient là en vacances, et donc forcément ils faisaient du bruit. J’étais obligé de ruser, de me lever à cinq heures du matin, ce qui me permettait en gros d’être tranquille jusqu’à neuf heures.

Le matin ou le soir ?
Toujours le matin, le plus tôt possible. J’écris dans des périodes limitées qui vont de deux semaines à trois mois maximum, entre lesquelles prennent place de longues plages sans travail. Pendant les périodes d’écriture, je suis très organisé, je me couche tôt, je ne sors pas, je ne bois pas d’alcool. Il en va de même lorsque je fais des films : s’il y a un tournage le jour suivant, je ne vais pas manger avec l’équipe le soir. D’une certaine façon, cela ressemble un peu à la préparation d’un sportif. La veille est une préparation au lendemain. J’ai besoin de savoir par exemple le type de livres que je vais lire. Si je me lève à sept heures, je travaille en général jusqu’à onze heures, onze heures et demie, et puis l’après-midi je fais autre chose. Mais lorsque je suis au cœur du livre, en immersion dans l’écriture, cela peut aller presque jusqu’à vingt-quatre heures. Je travaille, je m’arrête, je mange, je fais la sieste, je retravaille… C’est ainsi que cela s’est passé pour La vérité sur Marie : comme je ne pouvais pas m’endormir avant minuit à cause du bruit, et que par ailleurs je me levais très tôt, je dormais fort peu. Plus le livre avance, plus j’ai tendance à ne faire que ça. Comme je ne vois personne et que je n’ai pas le téléphone, je suis dans le livre presque vingt-quatre sur vingt-quatre. Il est nécessaire et positif pour le livre que j’y investisse toute mon énergie.

À la main ou à l’ordinateur ?
Je n’ai jamais écrit à la main. J’ai commencé à la machine à écrire, jusqu’à La réticence. À partir de La télévision, j’ai travaillé à l’ordinateur, d’abord un fixe, puis, pour La vérité sur Marie, un Mac portable. Maintenant, il n’y a plus d’alternative, la question ne se pose même pas, je ne vais pas me remettre à écrire à la machine. Je procède toujours de la même manière : j’écris, j’imprime et je relis sur papier. Les corrections se font à la main. J’essaie autant que possible de corriger sans regarder l’ordinateur, et donc de refaire mes phrases à la main, plutôt que de me remettre tout de suite devant l’écran pour retravailler le texte. Je réfléchis mieux devant une feuille de papier, avec un stylo en main. J’ai tendance à imprimer moins qu’avant, mais je continue quand même à le faire. La perception que l’on a d’un texte est moins plaisante sur le papier que sur l’ordinateur, et donc plus proche de la vérité. Il y a quelque de trop flatteur dans la lecture écran, surtout si on apporte du soin à la mise en page. Avec le papier, on a une nouvelle distance, un recul critique par rapport à ce qu’on a écrit.

Daniel Arnaut


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°161 (2010)