
Jean-Pierre Verheggen
On l’attendait au tournant, celui-là. Qu’il nous fasse visiter sa grande fabrique de jeux de mots. Où trouve-t-il la matière première ? Comment l’usine-t-il ? Par quelle association d’idées ? Quelle géographie mentale le fait sauter de l’avenue Milo à l’artère Rimbaud ? Et, du jeu de mots à la poésie, quel pas faut-il franchir ?
« Quand James Dean, Campbell soupe » (Jean-Pierre Verheggen)
Une villa adossée à une colline, dans un creux de verdure. Malgré la proximité de l’autoroute Bruxelles-Namur et de Walibi, il y règne un calme parfait. L’intérieur est à l’avenant : de grandes pièces claires, dont aucune ne ressemble aux autres, grâce à une utilisation intelligente de l’espace qui ménage recoins, couloirs et différences de niveaux. Ici, un dessin de Philippe Boutibonnes, une toile de Claude Viallat, une boule-œil de Jean-Luc Parant, autant de vieux complices. Ailleurs, des dessins d’Henri Michaux – parmi les premiers, précise Jean-Pierre Verheggen. Avec sa compagne (dont le fils est l’architecte des lieux), il rentre de la cueillette aux champignons, d’où ils ramènent quelques beaux spécimens de cèpes de Bordeaux. On parle un peu de la terminologie mycologique : clitocybes nébuleux, tricholomes équestres, armillaires couleur de miel, mousserons de la Saint-Georges… Un vrai bonheur pour les amateurs de mots. Nous voici déjà au cœur du sujet : avec Jean-Pierre Verheggen, qu’il fasse, la langue n’est jamais très loin. Il a préparé sur une table quelques-uns de ses livres et des carnets à reliures de moleskine noire. Des premières ébauches aux textes publiés, les deux bouts de la chaine de l’écriture. Propos d’un amoureux inconditionnel de la poésie.
Le Carnet et les Instants : Par quoi débute pour vous le travail d’écriture ?
Jean-Pierre Verheggen : Je note dans mes carnets de petites choses, qui sont de l’ordre des « inscriptions » de Scutenaire, des aphorismes à la manière de Mariën et de Stas. Par exemple, ici, j’ai écrit « tempête dans un verre d’eau », et tout de suite après « tempête dans un Verdun ». Si je suis dans le jardin et qu’il me vient une idée, je rentre à la maison et je la note. Puis j’essaie d’en trouver d’autres qui vont avec. Parfois cela s’arrête tout de suite, parfois cela peut durer une demi-heure. Je cherche des noms de rues, et ça donne : « boulevard Pécuchet », « avenue de Milo », « artère Rimbaud », etc. Je note tout cela, et quand j’en ai réuni assez, le texte est presque fini. Ici, un autre exemple : « Au trot, au galop, au bistrot ». Ainsi, ça n’entre dans rien, mais je sais que j’en ferai quelque chose.
Comment vous viennent les idées ?
D’abord, j’aime écouter les gens parler, que ce soit dans la rue ou à la radio (moins à la télévision, l’image ne m’inspire pas trop). J’aime écouter l’oreille un peu cassée, un peu camée. Que ce soit dans un train ou ici à la cuisine, j’entends autre chose que ce qui est dit. La plupart de mes textes, contrairement à ce qu’on affirme souvent ; ne sont pas faits de jeux de mots au sens habituel, mais plutôt de dérives, de glissements de sens. Et le premier à être surpris de ces dérives, c’est moi ! Je suis très bon public, je rigole de mes propres trouvailles, je n’ai pas de fausse honte à le reconnaitre. D’autre part, je m’informe beaucoup. J’utilise des dictionnaires analogiques ou de synonymes. Par exemple, j’ai envie de faire une liste de héros fatigués. Dans le dictionnaire analogique, il y a tous les mots de la famille de la fatigue : sieste, sommeil, flemme, vanné, éreinté, etc. Ça donne « le roi Sommeil », « la flemme du boulanger », et ainsi de suite.
Dans le cochon, tout est bon
Vous mettez aussi à contribution la culture populaire.
Ça fait partie de mon intérêt pour tout ce qui est langage. Comme je dis dans le « Manifeste cochon » : « Rayez de votre médiathèque votre disque la Voix de Son Maitre et remplacer-là par la Voix de Votre Nouveau Métis ». C’est le métissage des langues. Mettre un subjonctif imparfait en rapport avec une expression populaire. La grande littérature, les gens qui soignent leur style, ça m’embête. Il faut aller vite, fort et être heureux. Et puis se tirer, sans faire de grandes démonstrations. Finalement, je suis un anar, je vais où ça me pousse, et c’est bien comme ça.
Maintenant que vous avez un ordinateur, utilisez-vous parfois internet ?
Internet, j’ai horreur de ça, c’est la même culture pour tout le monde. Ça me sert pour partir en voyage, pour faire des réservations. Par contre, si j’ai besoin d’une liste de poissons, ce n’est pas là que j’irai la chercher, je préfère me servir de mes livres. Dans la documentation que je possède, il peut aussi bien y avoir des horaires de train, des recettes de cuisine. J’ai par exemple quatre bouquins sur le cochon…
Vos textes procèdent beaucoup par séries, par listes.
Oui, les listes, les « listanies » comme je dis, c’est ce qui me plait le plus à faire. En ce moment, j’établis une liste d’écrivains et d’œuvres en rapport avec les animaux. J’imagine ces écrivains en gardiens d’animaux bénévoles : ils gardent les mouches de Sartre, le guépard de Lampedusa, les guêpes d’Aristophane, etc. J’ai écrit un texte pour le Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, avec un Niçois qui s’appelle Noël Dolla et qui s’intéresse beaucoup à la pêche. Le texte est un hommage à Marcel Duchamp, il s’appelle « Les reines et les rois de France mis à nu par la marée et ses poissons, même ». On a « Hareng I, Hareng II, Hareng III, Hareng IV, le Vert Galant » ou « Anchois Ier, Anchois II », etc. Pour la Belgique, on a « Ablette Ier, le roi Omble Chevalier, et son épouse Elizablette ».
Le problème avec les listes, c’est qu’elles peuvent s’allonger à l’infini.
C’est comme un grand théâtre où on voudrait tout faire entrer. Évidemment, il n’y a pas de place pour tout, mais moi je bourre au maximum, jusqu’à ce que la machine éclate à force d’être bourrée. Tout l’art là-dedans, c’est, comme le dit une phrase de Ridiculum vitae, de « savoir se tirer quand ça commence à bien faire et à lasser les gens mais insister quand ça commence à faire du bien ». Tout est une question de dosage.
Populo-lacanien
Retravaillez-vous beaucoup vos textes ou vous fiez-vous au premier jet ?
Je supprime surtout. J’élague. J’essaie de trouver le terme exact, ou du moins le terme le plus fort. Je suis très rapide dans l’écriture, mais très lent quand il s’agit de lâcher le texte. Je le reprends, dix fois, vingt fois, je piétine. Je suis souvent insatisfait, je me dis, là, il y a quelque chose qui ne va pas. Je peux être très exigeant avec moi-même. Quand j’entame une liste ou une litanie, j’ai assez rapidement dix ou vingt lignes. Mais je veux aller plus loin, et ça peut me prendre des jours.
Il y a aussi des textes plus longs, qui font parfois dix ou quinze pages et qui ont l’air d’être d’une seule coulée. Comment procédez-vous ?
Ce sont en fait des textes extrêmement travaillés. Quand j’ai écrit Artaud Rimbur, en 1988, j’étais boursier au CNL à Paris. J’avais du temps pour moi, j’ai pu abandonner mon boulot de prof pendant un an. J’écrivais tous les jours, je lisais beaucoup Artaud. Je faisais dix ou quinze lignes par semaine. Donc ce texte a été écrit en un an. Mais cela ne me gênait pas, parce que j’avais la conviction que c’était un texte qui tiendrait. Et cette conviction, je l’ai de plus en plus. Je l’ai lu récemment, et vingt ans plus tard, ça tient toujours la route.
Attachez-vous de l’importance au fait que les lecteurs comprennent tout ce que vous écrivez ?
Jusqu’à un certain point. L’autre jour, j’étais à Charleville-Mézières, sur la tombe de Rimbaud, et je me disais : nous sommes devant un « troumlala ». « Troumlala », ce n’est pas un mot qui existe, qui va comprendre ça ? Mais je m’en fous. J’ai mon univers, j’appartiens à une génération. Une génération qui n’a pas les références des jeunes d’aujourd’hui. Je me demande toujours s’ils vont comprendre. Avec « vanné », on peut faire « Vannessa Paradis » ou « Don Giovanné ». Moi, je prends « Don Giovanné ».
Ou plutôt, vous prenez les deux.
Oui, c’est cela. Je prends les deux et je les mets en confrontation. J’aime bien mêler les registres, faire du populo-lacanien, ce que j’appelle du « verheggenaculaire ». Et puis il ne faut pas oublier l’oralité. Quand je lis un texte en public, des choses apparaissent évidentes. J’ai la chance d’être lu par Jacques Bonaffé, pour un spectacle qui s’appelle L’oral et Hardi. Il est évident qu’il apporte une autre dimension au texte. Même chose pour Denis Lavant, qui est un acteur remarquable. On est fasciné par leur performance. Ce qui ressort de lectures pareilles, c’est l’énergie. On se rend compte que ce sont des textes pleins d’énergie, où il n’y a pas une ligne de trop.
N’y a-t-il quand même pas une contradiction entre le fait de se lâcher et celui de produire un texte construit ?
Il faut trier sens trop trier. Il faut un peu d’idiotie, on n’est pas assez idiots. Nougé disait : j’aime bien qu’on me prenne pour un imbécile. Moi aussi. J’aime bien paraitre idiot. Qu’on me dise, il est un peu con, ce mec-là. Eh bien, oui. C’est la meilleure façon d’échapper à tout, de se tirer des flûtes et de dire : faisons semblant. La poésie, c’est un manque génial. C’est avoir une petite faille, une fêlure. Des fois on est au-dessus de la moyenne, et d’autres fois on est en-dessous.
Au fond, ce qui vous intéresse, plus que les jeux de mots parfaits, ce sont les jeux de mots pas trop réussis, les à-peu-près. Parce que s’il fallait ne trouver que des jeux de mots parfaits, ce serait impraticable : ça prendrait trop de temps et ça empêcherait le flux de surgir.
Oui, tout à fait. Quand il y a des ratés, ou des demi-trouvailles, ça met d’autant plus les réussites en valeur. Je suis conscient qu’il y a dans tout cela une grande ambivalence, dont je ne mesure pas bien moi-même les implications théoriques. Parfois, il m’arrive d’écrire en « grand nègre », en langage élevé, par opposition au « petit nègre ». Je fais de la « décomposition ». Dans Mes inscriptions, Scutenaire raconte qu’il rencontre un ami à la gare du Midi. Il lui dit, je vais chez l’oculiste. L’autre demande, tu as des problèmes aux yeux ? Mais non, répond Scutenaire, j’ai des hémorroïdes… Ailleurs il écrit : « L’Autriche, l’homme aussi ». Là, il faut décoler, on est au troisième degré. C’est comme quand Stas dit : « Vache qui rit vendredi, dimanche corrida », c’est très fort. Tandis que l’autre histoire, c’est l’almanach Vermot, la grosse gauloiserie.
Le petit homme du bordel de Mettet
Quand vous écrivez des textes complètement loufoques, où ça gicle à jet continu, comme « Logorrha Bouffe », ou « Liste des personnes que j’ai aimées » dans Ridiculum vitae, êtes-vous dans un état particulier, une sorte de transe ou d’état second ?
Je n’irais pas jusque-là. C’est parfois tout bête. Les noms cités dans la « Liste des personnes que j’ai aimées », ce sont des sobriquets de gens que je connaissais, quand j’habitais un quartier populaire de Gembloux. Mes grands-parents étaient couturiers, ils employaient pas loin de cinquante personnes, et toutes avaient des surnoms. Il y en avait un, Achille, un grand baraqué avec une moto, on l’appelait « Chichille Moto ». Le dimanche, quand il fumait un cigare, il passait la bague en papier à son doigt, et là on l’appelait « Winston Chichille ». La plupart des sobriquets, ça date de l’époque où j’étais prof. Un jour, dans ma classe, il y avait un garçon qui était difficile. J’avais connu son grand-père qui travaillait chez mes grands-parents, et je lui dis, ça ne va pas du tout, je vais en parler à ton grand-père. Mon grand-père, il s’en fout, qu’il me répond, et d’abord vous ne le connaissez pas. Comment, moi, je ne connais pas Auguste Culotte ? Le gars, il était scié. J’aime cette invention verbale : « le Grand Flamand des Cruautés », « la Femme Cache-à-Couilles », « le Vieux Beatle Décapotable », « le Petit Homme du Bordel de Mettet »… Ma grand-tante, chez qui j’ai été élevé, avait trois expressions : l’électricien, c’était « l’homme qui vient pour le courant », l’ardoisier, « l’homme qui monte sur les toits », le boulanger, « l’homme qui porte le pain aux portes ». « Porter le pain aux portes », quelle merveille ! Le peuple est un grand poète. Sauf qu’il n’a pas beaucoup de poésie. Mais son mettait les poésies de tous les peuples ensemble…
Il y a une espèce d’euphorie, de jubilation au moment d’écrire ?
Cela, oui. Et aussi en voyant le résultat, de constater que ça fonctionne. J’ai parfois l’impression d’écrire sous la dictée. C’est comme s’il se produisait un dédoublement. « Logorrha Bouffe », c’est une série d’infimes situations religieuses, de curetons, de moinillons, avec des noms de figures de style. Mais tout cela est construit, alors que dans la transe, on ne peut pas construire. On est dedans, on n’a aucune distance. Quand j’écris, je suis le maitre du jeu, celui qui tire les ficelles. J’ai les éléments étalés devant moi, et c’est à moi de les assembler dans tel ou tel ordre.
Vous forcez-vous parfois à écrire, même si vous ne vous sentez pas particulièrement inspiré ?
Jamais. Je ne me mets pas à la table en me disant, là, je vais travailler. Je peux rester des jours sans écrire, ça ne me gêne pas, je n’en ressens aucune angoisse. J’ai besoin de vivre. L’écriture, pour moi, c’est de la vie. Quand j’entends Amélie Nothomb ou d’autres dire, chaque matin je me mets à mon bureau et j’écris pendant trois heures, je trouve que c’est du fonctionnariat. Je n’ai pas ce rapport de forçat ou de forcené à l’écriture. C’est le problème de l’écriture qui donne de la douleur ou de l’écriture qui donne du plaisir. Un de mes grands amis, Gaston Compère, disait qu’il souffrait à chercher le mot juste. Pour moi, écrire est un plaisir, et rien qu’un plaisir. J’ai conscience qu’un bouquin de plus ou de moins ne va pas changer la face du monde.
Light, minimaliste et planifié
Vous arrive-t-il d’incorporer dans vos textes des choses qui ne sont pas de vous ?
Bien sûr. Dès que j’ai trouvé le filon, quelqu’un peut entrer dans mon jeu. J’en parle autour de moi, ou bien ce sont les autres qui ajoutent leur grain de sel, et je m’approprie sans vergogne leurs propositions. Comme je dis dans Du même auteur chez le même éditeur, en parodiant Lautréamont : « La poésie sera fête, partouze et non parents »…
À l’inverse, vous arrive-t-il de vous censurer ? Ou pensez-vous que tout est bon à dire, qu’on peut rigoler de tout ?
Dans mes textes, il y a de la truculence, mais aussi de l’insolence. J’aime bien la provocation. La provocation gentille, je n’ai envie d’éreinter personne. Je suis trop lâche pour ça, je n’aime pas aller au combat. Mais s’il le faut, je peux m’autocensurer. L’autre jour, j’étais dans une église, il y avait cent personnes, je devais lire un texte où il y avait : « Devenez vous aussi docteur clitoris causa ». Je me suis dit que ça, c’était de la provocation gratuite, que je ne pouvais pas aller jusque-là. S’il y avait des enfants, des vieilles dames, je n’avais pas envie de les choquer. Donc j’ai supprimé la phrase en question. Un jour, des étudiants m’ont dit, qu’est-ce que vous êtes obnubilé par la sexualité ! Je leur ai répondu, ce n’est pas moi qui suis obsédé, c’est la langue. Il y a 395 mots pour désigner le sexe de l’homme, alors qu’il y en a 3 pour les paupières et 5 pour le coude. J’ai fait une liste de parfums, dans Ninietzsche, Peau d’Chien. Je me suis dit, tous ces noms de parfums, c’est du langage édulcoré. Il faudrait que le langage sente bon, comme le parfum sent bon. Et si on avait des noms de parfums vulgaires ? Cela a donné « Foutre n°5 » et Chanel, par exemple. Et il y en avait comme ça 150.
Vous n’hésitez pas à rompre quelques lances avec les adeptes d’un certain langage moderniste. Que leur reprochez-vous ?
Je vais prendre un exemple. Avec Le Soir, il y a chaque semaine un supplément qui s’appelle Victoire. Les journalistes qui écrivent là-dedans sont d’un snobisme pas possible. Pendant un an, je me suis amusé à souligner les récurrences. On trouve des choses du genre : « Minçouille, le midi, elle se la joue light, minimaliste et planifié ». Ou bien : « Elle mange un sandwich léger et graphiquement signé ». Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? C’est complètement fou. Pour moi, c’est un des enjeux de l’écriture : comment aller là-dedans pour faire tout exploser. C’est l’idée d’un texte de L’idiot du Vieil-Âge, où je m’en prends aux « rappeurs Camembert » et aux « slammeurs pompiers ». Je ne suis pas gêné de le lire devant eux, et de leur dire : ouvrez un peu plus votre écriture. Il y a beaucoup de déchets dans leur production. Il faut que tout le monde se secoue un peu et travaille. On me dit toujours que je suis un déconstructeur de la langue, moi je crois au contraire que je suis un défenseur de la langue. Je ne supporte pas les néologismes que tout le monde utilise de façon béate. « Burn-out », par exemple, ça veut simplement dire qu’un cadre a les couilles qui sont « out », qu’il a les « burnes out ». C’est le rôle de l’écrivain d’entrer dans le langage de son temps, et de demander : qu’est-ce que vous faites de votre langue, à votre époque ? On reconnait un écrivain au travail qu’il fait sur la langue. C’est la raison pour laquelle on peut détester Céline pour ses opinions politiques, mais quel travail dans la langue ! Il faut bien distinguer les choses. C’est un salaud, mais un salaud génial.
Daniel Arnaut
Où, quand, comment ?
Dedans ou dehors ?
D’abord, j’écris dans ma tête. J’adore jardiner, marcher, cueillir – et revenir avec quelques phrases, quelques glissements de sens. Que je note ou que je ne note pas. Je transporte ma tête avec moi, donc je peux travailler aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. Ça me fait penser à un aphorisme de Scutenaire qui disait : « Je pers souvent la tête, mais personne ne me la rapporte ». Je travaille dans le bruit absolu. Le lave-vaisselle peut fonctionner, les gens parler autour de moi, rien ne me dérange. Une fois que je suis dans ma bulle, je suis totalement fermé au monde environnant. Même face à quelqu’un, si l’on me parle dans ces moments-là, je réponds à peine. D’ailleurs, on voit que je suis absent, j’ai l’air un peu ivre, un peu planant : c’est parce que je suis en train d’écrire. Quand je suis en voiture, je lis tout, je retiens tout, les noms de firmes, les publicités, c’est incroyable. Je n’ai pas de bureau, j’écris dans n’importe quelle pièce de la maison. De préférence sur le plan de travail de la cuisine, parce que j’ai besoin de présence autour de moi. Mais je peux aussi bien écrire dans le train, dans l’avion, au bistrot. Pourvu que j’entende le bruit de la vie.
Le matin ou le soir ?
N’importe quand. De même qu’il n’y a pas d’endroit, il n’y a pas de moment non plus. Il n’y a pas d’heure, il n’y a pas de jour, pas de dimanche, rien. J’écris si j’ai envie d’écrire, il n’y a aucune contrainte. Avant, il m’arrivait de me relever la nuit pour noter mes trouvailles, j’ai longtemps vécu avec un carnet à côté de moi sur la table de chevet. Mais maintenant je n’ai plus le courage de faire ça. Si j’ai oublié la phrase au réveil, c’est qu’elle n’était pas importante.
À la main ou à l’ordinateur ?
Bien sûr, je préfère écrire à la main. En plus des carnets, j’écris sur n’importe quoi, ce qui me tombe sous la main : une enveloppe, un carton de bière, les marges d’un journal, une invitation de la ville de Gembloux… L’ordinateur, c’est tout récent. J’ai longtemps résisté. Comme on me demandait sans cesse d’envoyer des textes, je le faisais par l’intermédiaire de ma compagne ou de ses enfants. Pour ne plus dépendre de leur bonne volonté, j’ai acheté un ordinateur. Il me sert principalement à cela, ou à envoyer des mails. En ce qui concerne l’écriture, je l’utilise uniquement pour mettre les textes au net. J’en fais un tirage sur lequel je fais des modifications. Si je veux ajouter des choses par après, je ne dois pas tout retaper, c’est très pratique. Mais jamais je n’écrirai directement à l’ordinateur, j’ai besoin du contact avec le papier.
Daniel Arnaut
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°159 (2009)