Les chemins de la création : Pierre Mertens

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Pierre Mertens

Qu’ont en commun les écrivains ? Ils écrivent. Ils publient. Pour le reste, à chacun sa manière, ses rituels, sa façon de ruser avec la page à remplir. Après Nicole Malinconi, Patrick Delperdange et Thomas Gunzig, c’est au tour de Pierre Mertens de nous faire entrer dans son atelier, qui est aussi une chambre noire. Là où se trouve logé le mystère que, de livre en livre, il tente d’élucider. À force de questions… auxquelles il se garde bien de donner des réponses.

Pierre Mertens me reçoit dans son appartement, au dernier étage d’un immeuble à Watermael-Boitsfort. Une vaste pièce envahie de livres, revues et papiers de toutes sortes. Rangés sur des étagères ou entassés sur des tréteaux, comme dans une librairie. Encore n’est-ce là, me confie-t-il, qu’une petite partie des ouvrages qu’il possède, le reste se trouvant éparpillé dans ses demeures successives. Sans compter les 2000 volumes qu’il a donné à la bibliothèque d’une clinique, où il retourne parfois consulter un livre qui ne se trouve plus chez lui… Près de la grande baie vitrée qui ouvre sur un paysage verdoyant, une table en bois de petites dimensions, tout juste suffisante pour poser un manuscrit, une tasse de café, un téléphone portable. C’est sur cette surface minuscule que Pierre Mertens écrit ses romans d’une taille souvent imposante. Un lieu consacré à ses livres, à l’amour des livres, et à l’amour de la vie.

Quand vous débutez un roman, de quoi partez-vous ?
Je commence par faire un sommaire. Quels sont les espaces que je veux traverser ? Les territoires, les séquences ? Et qu’ont-ils à faire ensemble ? Je n’en sais rien, et je fais en sorte de le savoir. Comme je l’ai dit dans Terre d’asile, on écrit de la littérature pour savoir qui on est, et on écrit des romans pour savoir les questions que l’on se pose. Il y a un mystère que j’ai envie d’élucider. C’est pour cette raison que le roman me parait l’art majeur, parce qu’il est chargé de ce mystère insoluble. Nabokov a dit une chose magnifique : on ne cherche pas le fin mot de l’énigme, on tourne le fin mot en énigme. C’est exactement ce que je veux faire. Je voudrais que le roman soit plus mystérieux à la fin qu’au début. Mais qu’on ait désigné les termes du mystère, qu’on sache à quel mystère on a affaire. On n’écrit pas pour donner des réponses, on écrit pour formuler des questions. Le lecteur n’a que faire de réponses, ce n’est pas le roman qui va les lui donner. Stendhal n’a jamais donné une réponse de vie à qui que ce soit. Mais il lui a été donné d’apporter au lecteur de bonnes questions. Un roman m’aide quand il me permet de mieux formuler les questions que je ne l’aurais fait moi-même.

Découvrir les Indes

Donc, il y a une part de mensonge dans ce que vous faites, mais pas uniquement.
J’ai besoin d’un montage préalable pour mieux le trahir. Je fais une table des matières qui comportera par exemple 18 séquences. Dès le premier jour, je me mets au travail par la séquence 7, mais j’ai besoin de partir du plan initial pour ne pas le respecter ? C’est ce qu’énonce le titre de mon premier roman, L’Inde ou l’Amérique. On part pour les Indes et on découvre l’Amérique. Pour moi, ça résume absolument l’aventure romanesque : on part pour un livre et on en écrit un autre. Et au-delà du livre, cela résume toute vie humaine : on suppose une vie et on en vit une autre. On présume, on se trompe, et en se trompant, on fait une bonne affaire. Ce n’est pas banal d’aller aux Indes, mais ce n’est pas très intéressant non plus, d’autres l’ont fait avant vous. C’est beaucoup mieux de se tromper et d’aller en Amérique.

Êtes-vous du genre sprinter ou coureur de fond ?
C’est soit le sprint, soit le marathon, pas le demin-fond. Le demi-fond, c’est le rythme qui convient à un roman de 250 pages. Moi, c’est plutôt d’un côté la nouvelle, de l’autre les gros romans de 500 pages et plus. Les nouvelles, je les écoutes longuement en moi avant de les écrire. Si je prends l’exemple de « Collision », qui est une très longue nouvelle, je l’ai portée pendant des années, et je l’ai écrite en un weekend. Avant de l’entreprendre, je n’avais pas jeté un mot sur le papier. Mais j’étais véritablement hanté par le sujet, qui est la haine du volant, de la conduite en voiture. Je pensais que ce que je raconte dans cette nouvelle pouvait m’arriver. Alors si on me demande en combien de temps je l’ai écrite, il serait malhonnête de répondre en un weekend, parce qu’avant il y a eu tout ce travail de maturation de plusieurs années.

Vous avez écrit des romans linéaires, comme Terre d’asile, et d’autres plus polyphoniques, comme Les bons offices ou Une paix royale. À quelle nécessité correspondent ces choix ?
Terre d’asile est presque une exception. Je l’ai écrit ainsi, très vite d’ailleurs, parce que c’était comme une romance, alors que Les bons offices seraient plutôt un  oratorio ou une symphonie. Terre d’asile est quelque chose de plus modeste en apparence, où je me condamne pour ainsi dire à la linéarité. Ça s’est passé comme ça, j’avançais dans l’ordre, je ne pouvais pas compliquer. Mais mon tempérament me porte plutôt vers la fragmentation. Ce qui ne veut pas dire le chaos. Généralement, je sais où je vais. Il m’arrive de jeter un pont vers l’avant, puis de revenir en arrière, mais c’est rarissime. Presque toujours j’écris dans l’ordre, ou dans ce désordre qui est un ordre en soi. Pour savoir quel pont je vais jeter, j’ai besoin de me voir sur l’autre berge, même si je ne sais pas forcément où je suis, ni comment je ferai pour me rejoindre.

Une fois le roman terminé, avez-vous parfois l’envie de le remanier substantiellement ? De changer l’ordre de l’intrigue, de supprimer un chapitre qi vous parait en trop ?
Cela a pu m’arriver, mais ce n’est pas la règle. Parce que j’y ai tellement réfléchi avant que je ne veux pas courir le risque de tout démembrer. Généralement je ne touche plus au texte après avoir mis le point final. Je me lance rarement à corps perdu. Quand je le fais, c’est que je suis sûr de mes arrières, qu’à force d’y avoir réfléchi je sais quand même ce que je vais dire. Il y a parfois des surprises, des ajouts mystérieux, inattendus, que je suis heureux d’accueillir, mais ils ne sont pas tels qu’il faille tout bouleverser en cours de route. Il peut aussi y avoir une interruption, un coup d’arrêt. Ainsi, dans Les éblouissements, ce qui m’a posé problème, c’est la scène où est évoquée la mort d’Edith Cavell. Parce que l’adhésion éphémère au national-socialisme de ce grand poète qu’était Gottfried Benn, je n’en ai pas perçu tout de suite le secret. Quand j’ai décidé de mettre Benn aux côtés d’Edith Cavell – et le miracle, c’est que j’avais raison, puisqu’il se trouvait effectivement en Belgique à l’époque –, l’idée qu’un médecin militaire, qui est le poète qu’il est, assiste à l’exécution, cette idée était pour moi quelque chose d’insupportable. J’ai été tenté de supprimer cet épisode, mais finalement je l’ai gardé.

Vous est-il arrivé d’écrire un texte long, un roman par exemple, et une fois terminé de ne pas le publier ?
Oui, c’est arrivé une fois, avec le roman qui me donnait peut-être le plus de plaisir. Et c’est ce plaisir qui me l’a rendu suspect. Non pas que je pense qu’il faille souffrir pour écrire, je ne suis pas masochiste. J’étais à la moitié du roman, qui était un très gros roman, j’avais 450 pages manuscrites, j’étais comme dans un bain de Jouvence, je m’amusais. Et l’idée de Perdre a surgi en plein milieu – Perdre que j’ai écrit au contraire en souffrant mille morts. Le nouveau roman a balayé l’ancien de la table. Je me suis dit que ce n’était pas grave, que j’y reviendrais après, mais je n’y suis jamais revenu. Il y a des moments où j’ai encore la naïveté de croire que je pourrais le reprendre là où je l’ai abandonné.

La beauté des cadavres

Des Les éblouissements, il y a au début une scène d’autopsie, très frappante par la manière dont vous la restituer. Comment l’avez-vous écrite ?
J’ai commencé par lire des descriptions d’autopsies dans un certain nombre de romans. Et j’ai découvert que c’était pratiquement la même scène partout. Que les auteurs s’étaient inspirés de manuels de médecine légale où cette scène était déjà préécrite. Cela donnait une description stéréotypée, pétrifiée. Même dans Necropolis de Lieberman, qui est pourtant un beau livre, elle n’est pas bien rendue. J’ai compris qu’on ne pouvait parler de cela qu’en l’ayant u. j’ai donc pris contact avec un hôpital universitaire. J’y ai d’ailleurs été très bien reçu, parce que ces médecins étaient horrifiés par la manière dont on parlait de leur travail dans les romans. Ce n’est évidemment pas la chose la plus agréable que j’ai vécue dans ma vie, mais d’un autre côté c’était tellement beau que ce n’était pas insupportable. Le corps humain y apparait dans une espèce de splendeur qui inspire le respect. Pour d’autres livres, l’enquête a été faite par la vie, je raconte des choses que j’ai vues. Par mon travail, j’ai été amené à visiter des prisons. Et là aussi j’ai pu constater que la manière dont sont évoquées les visites aux prisonniers ne correspond généralement pas à la réalité. Un autre exemple, tout différent. Dans Perdre – qui faillit être saisi pour atteinte aux bonnes mœurs -, afin de décrire des joutes érotiques, j’ai été amené à lire des récits de combats de gladiateurs, à m’emparer d’un certain lexique, ou même de certaines situations, que j’utilisais de manière métaphorique, et c’était très intéressant. Ce genre de rapport amoureux est quelque chose que j’ai vécu, mais je ne savais pas comment le dire en échappant aux niaiseries ou à la rhétorique habituelles. C’est d’ailleurs un des livres qui a suscité la correspondance la plus riche.

Et la télévision ? Vous inspire-t-elle parfois ?
Il y a dans la télévision quelque chose que je vomis, ce sont les feuilletons familiaux américains. En même temps, c’est passionnant parce qu’on se demande pourquoi on montre ça, avec cette vulgarité-là. Je regarde assez souvent Les feux de l’amour, qui est une saga familiale où tout le monde est haïssable. Il n’y a pas de bons ni de mauvais, tous les personnages sont infects. Cela me ravit de constater que d’une fois à l’autre ils sont toujours aussi odieux. Cela incarne tout ce que je déteste dans l’idée de famille, c’est vraiment le « Familles, je vous hais » de Gide. Ma trilogie, que l’on réédite à l’automne, est une « antisaga ». Je déteste les romans familiaux, avec morceaux de bravoure, passages obligés et temps morts. L’Inde ou l’Amérique et La fête des anciens sont exactement à l’opposé : ils ne présentent que des moments initiatiques, à travers l’évocation de l’enfance achée – tellement cachée d’ailleurs qu’on ne sait pas ce qu’elle est. Ce thème sera repris dans Une paix royale, qui est peut-être le récit d’une enfance juive, on ne sait pas trop. J’aime décrire des mondes dont on n’a pas la clé – à l’image de Paul Sanchotte dans les Bons offices, qui vit des événements sans en percevoir la dimension réelle, et à ce titre est l’égal des enfants qui posent des questions et n’obtiennent pas de réponse.

Votre roman est fini

Vous avez dit plus haut que vous n’aviez pas une vision masochiste de l’écriture. Peut-on affirmer que vous y prenez du plaisir ?
Ce n’est pas le mot que j’emploierais. J’aime beaucoup la phrase de Rilke à ce sujet, lorsqu’il dit : il m’arrive ceci qui est magnifique, et je célèbre ; il m’arrive ceci qui est honteux, et je célèbre ; il m’arrive ceci qui est horrible, et je célèbre… Je trouve cela très juste. Si l’écriture n’est pas célébration, à quoi sert-elle ?

Il ne vous arrive jamais de vous dire : tout ce travail, tout ce temps passé à écrire, n’y a-t-il pas quelque chose d’absurde ?
C’est un lieu commun de dire que quand on est trop malheureux, on ne peut pas écrire parce qu’on est trop malheureux, que quand on est trop heureux, on a autre chose à faire qu’écrire… L’écriture est tellement mimétique de la vie, elle est tellement une accompagnatrice qu’on n’a pas à la discuter. Elle est là, elle fait partie du reste. Ce qui est beau, c’est que la littérature vous permet d’ajouter quelque chose, une espèce d’addendum qui vous ferait presque croire que la vie, aussi belle soit-elle, est insuffisante. Quelle que soit l’importance de ce qu’on vit, et on peut vivre des choses formidables, la vie ne serait pas achevée su on n’écrivait pas en plus. Ce qu’il faut éviter, c’est le pléonasme. Quelqu’un qui redit simplement ce qu’il vit, ce n’est pas intéressant du tout. Il faut ajouter quelque chose qui soit à la fois ça et autre chose que ça. Ajouter une dimension qui fait que sans cette vie on n’aurait jamais écrit, mais qu’on ne peut pas se contenter de dire cette vie. Je ne pourrais pas vivre sans écrire. Même quand je suis parfaitement bien dans ma vie, je ne pourrais pas imaginer cesser d’écrire. Pas forcément sur des choses heureuses, peut-être au contraire sur des choses douloureuses ou tristes. Je n’ai jamais écrit sur Auschwitz quand je me sentais malheureux. J’aurais eu le sentiment d’une sorte d’obscénité, de mélancolie personnelle.

Y a-t-il dans l’écriture quelque chose que vous aimeriez faire et que vous n’avez pas réussi à faire jusqu’ici ?
Certainement. Mais cela ne veut pas dire que je désespère d’y parvenir. Je voudrais arriver un jour, et je crois que je l’ai effleuré plusieurs fois, réunir dans le même espace littéraire la question de la barbarie absolue, de l’amour absolu et de l’amour de la littérature. La littérature est ce qui rend la cohabitation de la barbarie et de l’amour supportable.

Vous avez connu différents éditeurs. Quel rôle ont-ils joué pour vous ? Vous ont-ils amené à changer certaines choses dans vos manuscrits ?
J’ai eu plusieurs éditeurs, tous remarquables : Jean Cayrol, Claude Durand, Denis Roche. Je voudrais rendre un hommage particulier à Jean Cayrol, qui a été mon premier éditeur au Seuil. Chose stupéfiante, il y avait dans son bureau un placard disant : « Ne vous affolez pas ! » – lui qui était l’inquiétude même ! Je lui apporte une nouvelle de trente pages qui s’appelle « Une leçon particulière ». À l’époque existait au Seuil la revue Écrire, qui était l’ancêtre de Tel Quel. Cayrol m’envoie un télégramme disant : j’ai une bonne et une mauvaise nouvelles. La mauvaise c’est que la revue Écrire n’existe plus. La bonne, c’est que vous êtes un écrivain, venez tout de suite. Il m’a suggéré d’écrire un roman. La chose étonnante, c’est qu’il m’a permis de le faire chapitre par chapitre. J’écrivais un chapitre, je le lui envoyais et il me répondait. À un moment, il m’a dit : voilà, le roman est terminé. Je lui ai dit, comment cela ? Il m’a dit, oui, à chacun son métier : vous êtes écrivain, je suis éditeur. Si vous voulez continuer, faites une suite, écrivez le deuxième. Mais le premier est terminé, il part chez l’imprimeur vendredi… Cayrol avait une approche très impressionniste : j’aime bien, parce que ça a tel gout, telle couleur. Il faisait peu de remarques, quand il n’était pas d’accord avec quelque chose, il mettait « Oui ? » dans la marge, au crayon. Par contre, il discutait toujours le titre, il ne fallait donc pas lui donner le bon en premier.

Quand l’histoire manque de talent

Quels sont, parmi les écrivains de la jeune génération, ceux qui vous paraissent les plus significatifs ?
J’aurais envie de vous répondre que parfois ce qui me parait le plus moderne, ce sont des auteurs dits classiques… Mais s’il faut citer des noms, je parlerai de Le Clézio. C’est un des prix Nobel qui, avec celui de Kenzaburo Oe, m’ont fait le plus plaisir. J’ai commencé à publier à peu près en même temps que lui, et c’est quelqu’un que j’ai toujours considéré comme intéressant à suivre. Parmi les jeunes auteurs français, je mentionnerai Yannick Haenel, pour ses romans Cercle et Jan Karski. Dans la littérature anglo-saxonne, je pense à Thomas Pynchon, à William Gaddis, à Philippe Roth, auquel je suis resté fidèle. À John Updike, envers qui je ressens quelque chose de presque fraternel, en particulier dans Le centaure, qui évoque de façon remarquable le rapport d’un fils et d’un père.

Et parmi vos propres ouvrages, quel est celui qui a votre préférence ?
Cela dépend des humeurs et des années. Je dirais Perasma, pas parce que c’est l’un des derniers, mais parce que c’est l’un de ceux qui sont passés le plus inaperçus, sauf des grands écrivains. Par contre, chez la plupart des critiques, il a suscité une sorte de malaise. Il y a dans ce livre une ambiguïté qui est insoluble même pour son auteur : c’est l’histoire d’un amour fou, et en même temps sa démystification. Les deux sont indissociables, l’aspect démystificateur me parait essentiel, et cela me gêne quand on n’y voit que l’aspect romantique. Mais le livre qui me tient certainement le plus à cœur est Les bons offices. Parce que cela a été l’un des plus difficiles à écrire, un des plus à contre-courant de l’opinion. Cela m’a beaucoup amusé d’ailleurs de voir comment les réactions évoluaient. Quand je constate le foin qu’on fait aujourd’hui autour de la Palestine et de Gaza, et quand je pense à ce que j’écrivais à l’époque, dans les années 70, je constate que ce roman continue d’être absolument actuel aujourd’hui. Je n’en suis pas fier comme écrivain, et je n’en suis pas fier pour l’Histoire. Il se trouve que l’Histoire a tellement peu évolué que ce livre n’a pas pris une ride. Ce n’est pas ma faute, c’est la faute du manque de talent de l’Histoire…

Daniel Arnaut

Où, quand, comment ?

Dedans ou dehors ?
J’écris toujours à l’intérieur. Quand il s’agit d’un travail romanesque, je me mets à une petite table devant la fenêtre. J’aime qu’elle soit près de la lumière, avec une ouverture sur la nature. Il y a d’autres tables sur lesquelles j’écris des essais, des articles, etc.

Le matin ou le soir ?
Je me mets au travail dès que la lumière est là. Je ne peux pas faire la grasse matinée, même si parfois je le regrette. Je commence par la lecture des journaux. Cocteau disait que la lecture des journaux, c’est la prière du matin de l’homme moderne. J’écoute aussi la radio, de préférence France-Inter, parce qu’en dix minutes on a un condensé de toute l’actualité. Plus qu’une préparation à la journée, c’est une évacuation : c’est autant dont il ne faudra plus s’occuper. Il se passe ainsi une heure ou deux, après quoi je me mets au travail. Je n’ai pas vraiment d’horaire. Je suis beaucoup plus souple qu’avant. Autrefois, je devais labourer mon champ, respecter le rythme des saisons – par exemple, j’écrivais beaucoup mieux en été. Maintenant, il n’y a plus de saison. Et si l’écriture ne vient pas, je n’insiste pas, je passe à autre chose, je travaille sur des articles, ou je réfléchis au roman en cours, il n’y a jamais de temps perdu. Ou plus exactement, il faut apprendre à perdre son temps de façon rusée, en ne le perdant pas vraiment. Le roman est un genre impérieux, qui s’impose à vous. Vous le laissez passer, il s’en va. Il frappe à la porte, il dit « je suis là », c’est signe qu’il faut s’y mettre. Si vous trichez avec lui, si vous le remettez au lendemain, il risque de ne pas revenir avant longtemps. Il a ses humeurs, ses caprices, que j’ai appris à respecter. Il comporte une part de mystère, et il n’y a pas d’horaire pour le mystère. Cela dit, je respecte tout à fait ceux qui s’imposent un horaire. Il y a des écrivains que j’admire énormément et qui ont toujours travaillé comme des bureaucrates. J’ai d’ailleurs fonctionné ainsi à certains moments de ma vie. J’avais besoin d’une discipline, sinon je me perdais. Aujourd’hui, je ne suis plus du tout discipliné : c’est quand le roman veut, je suis dans l’abandon à ses décisions. Au fond, quelle que soit la méthode utilisée, je crois qu’elle ne conditionne pas du tout le résultat.

À la main ou à l’ordinateur ?
J’écris à la main. Il n’y a là aucune prétention de ma part. Ce n’est pas un choix, ça s’est trouvé ainsi. Même si je conçois bien que l’ordinateur puisse être d’une grande aide pour certains. Entre quinze et vingt ans, j’écrivais à la machine. J’avais une petite Olivetti, que j’emportais même en vacances. Mais pour moi c’était plutôt un jouet. Bizarrement, la plume était l’instrument plus mûr et plus grave, et elle l’est restée. Si j’écris à la main, c’est pour une raison bien particulière. C’est davantage une question de ton, de musique, que de contenu. J’ai besoin de la plume pour entendre la sonorité de ce que j’écris. Si ce n’est pas sonore, cela ne m’intéresse pas ; et pour que ce soit sonore, il faut que j’écrive à la main. De plus, l’écriture manuelle est en elle-même silencieuse, alors que l’ordinateur et plus encore la machine à écrire imposent une sorte de crépitement, qui devient vite un bruit parasite et empêche la concentration.

Daniel Arnaut


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°158 (2009)