Ils écrivent, ils publient. Oui, mais entre la toute première phrase, celle hasardée dans la tête, sur une feuille de papier ou l’écran d’un ordinateur, et la toute dernière ennoblie par l’impression dans un livre, que s’est-il passé ? Comment la maison s’est-elle construite ? Avec quels matériaux ? En combien de temps ? Dans la joie ou la douleur ? Après Nicole Malinconi, qui nous parlait de son travail de transcription du réel, voici le témoignage de l’homme pressé de nos Lettres : Thomas Gunzig.
Quand nous nous étions vus pour un autre entretien, il y a de cela quelques mois, Thomas Gunzig était toujours « dans les cartons ». Avec sa famille, il venait tout juste de quitter l’avenue du Bois de la Cambre où, m’avait-il dit, son bureau se trouvait dans un couloir, pour une maison récente dans un quartier résidentiel d’Uccle. Très précisément rue de la Girafe : pour quelqu’un qui a écrit Le plus petit zoo du monde, cela ne s’invente pas. Ici, sur les hauteurs du plateau Engeland, le cadre est vert, la maison spacieuse et lumineuse. Et surtout, il y dispose d’un vrai bureau. Encore un peu encombré, façon étudiant – impression renforcée par son sweat à capuche et son allure sportive. Sportif, Thomas Gunzig l’est en effet (son combat de judo avec Luc Pire à la Foire du livre est encore dans les mémoires). En revanche, il est tout sauf un étudiant prolongé. C’est quelqu’un de très engagé dans la vie active, qui se partage entre entre littérature, enseignement et journalisme. Non sans quelque difficulté, ainsi qu’on va le lire. Son accueil chaleureux n’en a que plus de prix.
Le Carnet et les Instants : Quand on lit vos textes, on a l’impression d’une écriture jubilatoire. Est-ce vraiment ainsi que cela se passe ? Écrivez-vous avec plaisir ?
Thomas Gunzig : Non, pas du tout. J’ai une notion un peu judéo-chrétienne du travail, l’idée qu’il faut souffrir pour arriver à quelque chose. Pour moi, l’écriture, c’est zéro plaisir. Quelquefois, je me dis, ah tiens, cette phrase elle n’est pas mal, ou cette image elle est chouette. Il m’arrive d’avoir une satisfaction rétrospective, une fois qu’un texte est fini. Mais l’effort de se mettre dedans, c’est affreux. Je le fais parce que j’ai signé un contrat, que j’ai reçu une avance, que j’ai une deadline. Écrire est toujours lié à une contrainte, j’aurais plutôt envie de faire un tas d’autres choses. Et chaque fois que je m’y remets, je rame et je rame. Alors, je me fixe un délai : j’écris jusqu’à telle heure et puis je fais une pause.
Entrez-vous facilement dans le travail ?
Pas tout de suite. Il me faut dix minutes, un quart d’heure avant d’être dedans.
C’est très peu ! Pour d’autres, ce sont des heures…
Oui, mais ça, je ne pourrais pas. Dans mon cas, c’est un luxe que je ne peux pas me permettre, parce que la vie quotidienne me bouffe un temps fou. La fiancée, les enfants, les courses à faire, les cours à donner… Toutes les choses que je fais pour gagner un peu d’argent…
Les gens qui viennent vous interviewer pour le Carnet…
Cela aussi… (Rires.)
Choix de vie
Pensez-vous que vous écririez mieux, ou davantage, si vous aviez plus de temps ?
J’en suis convaincu. J’ai l’impression d’être tout le temps en train de produire du volume. Par exemple, en ce moment, je travaille sur un scénario, et évidemment c’est urgent. Il y a le billet à faire pour Le Soir du mercredi, il y a « La Semaine infernale » à préparer… D’un côté c’est bien, parce que les choses se font, parce qu’on rencontre des gens, et ainsi de suite. Mais d’un autre côté, je n’aime pas ça, ce n’est pas bon. Il y a des moments où j’aurais envie de pouvoir dire, stop, là je m’arrête, je prends deux semaines, et je réfléchis à ce que je suis en train de faire, je relis tout le scénario, je revois l’équilibre général, l’enchaînement des scènes, les dialogues, les personnages… Il y a un temps d’écriture et il y a un temps de réflexion. Ce sont deux temps qui ne vont par forcément ensemble. Je crois qu’il y a vraiment deux catégories d’auteurs, ceux qui ont le temps et ceux qui en ont moins.
C’est aussi une question de choix de vie, non ?
Bien sûr. Je pourrais décider de vivre seul, sans femme, sans gosses, j’aurais besoin de 300 euros par mois, et j’aurais tout le temps d’écrire. Mais je sais que je serais malheureux comme les pierres. Je déteste rentrer chez moi dans une maison vide, ne pas pouvoir appeler quelqu’un au téléphone… J’ai bien conscience que ce que je dis est totalement paradoxal.
Vous êtes un peu le contraire des écrivains qui vivent en immersion dans leur œuvre. On pense à Thomas Bernhard, par exemple, ou à Pessoa…
Je suis fasciné par ces auteurs qui sont imprégnés de leur œuvre, qui ne font et qui ne sont que leur œuvre. J’aimerais bien être le roman que j’écris. Mais chez moi ça ne fonctionne pas du tout de cette manière. Quand je m’arrête et que je vais faire des courses, je cesse d’être le type qui écrit.
Si vous aviez ce temps qui vous manque, qu’est-ce qui changerait dans votre façon de travailler ?
D’abord, je mettrais deux ou trois ans à faire un bouquin. Je commencerais par me documenter beaucoup. Dans mon cas, la réflexion vient pour une part importante de la documentation. Donc, je commencerais par penser à l’histoire, ensuite seulement je passerais à la phase d’écriture. Je laisserais le texte mijoter quelques mois avant de revenir dessus. Je prendrais le temps de me corriger. J’en profiterais aussi pour voyager, pour recontrer des gens, pour les interroger. Pour Kuru, je suis allé passer une dizaine de jours à Berlin, histoire de voir un peu les lieux dont il est question, de m’imprégner de l’atmosphère de la ville. C’était la première fois que j’écrivais sur une vraie ville. Jusque-là, j’écrivais sur des villes plus ou moins imaginaires. Mais je n’aime plus faire ça. Une vraie ville apporte énormément de choses par elle-même.
De la documentation
Justement, en lisant Kuru, on pense que c’est avant tout une œuvre d’imagination. Par exemple, il y est question de la secte des Illuminati, d’abord on se dit que c’est inventé, et puis en vérifiant on s’aperçoit qu’elle existe vraiment. Jusqu’à quel point faites-vous un travail de documentation ?
Jusqu’au point où ça sert l’intrigue. J’ai trouvé ces choses tout à fait par hasard. Je me suis intéressé à l’altermondialisme, à la révolution socio-politico-économique, etc. Je suis allé sur des forums de discussion, et puis en passant d’un lien à l’autre, il s’est produit un glissement inattendu, j’ai découvert cette relation étrange de la théorie de la conspiration et de l’altermondialisme. Je me suis renseigné sur le sujet, j’ai rassemblé des informations sur les Illuminati, jusqu’à ce que j’aie la matière qu’il me fallait. Creuser davantage n’aurait pas vraiment servi l’histoire. Pour le roman que je suis en train d’écrire, qui va s’appeler Manuel de survie à l’usage des incapables, je me suis documenté pas mal sur la grande distribution. Je l’ai fait d’abord pour avoir une base lexicale, savoir par exemple qu’un rayon s’appelle, dans le jargon interne, un « linéaire ». Je me suis documenté sur les sociétés de gardiennage, sur les caissières. Il y a des forums incroyables consacrés aux caissières, où elles parlent de leur vie quotidienne, de leurs horaires, de leur patron. Je me suis procuré des cours que l’on suit pour devenir gérant en grandes surfaces. On y apprend des tas de choses sur les méthodes de marketing, sur la genèse des supermarchés. On découvre des personnages étonnants, comme les frères Albrecht, qui ont créé la chaîne de magasins Aldi. Tout cela donne une « caisse de résonance » au livre. L’imaginaire a des limites, il y a des histoires qu’on ne pourrait pas inventer. Parfois, on a des coups de chance : en me renseignant sur la grande distribution en Russie, je suis tombé par hasard sur une femme dingue de moto. Elle a découvert que l’endroit idéal pour tracer, c’était dans la zone de Tchernobyl. Comme c’est très dangereux, elle a un compteur Geiger sur elle, elle fait des photos de cette zone où personne ne va, où il y a seulement quelques voitures, des plaines de jeux abandonnées, des vieux chars soviétiques… C’est un personnage formidable, et un décor génial pour un roman. Après, le problème, c’est comment lier ça à la grande distribution ? J’aime bien l’idée que les romans soient un peu comme des patchworks de la vie. Qu’il y ait des personnages qui viennent de quelque part et qui vont quelque part, qui ont un itinéraire chaotique menant vers une résolution, avec un parcours quelquefois tordu, mais surprenant et intéressant. J’aime bien me laisser surprendre par le sujet. Parfois je me dis que si j’avais commencé d’une autre manière, ce serait mieux, donc je recommence autrement, j’ajoute un autre axe, un autre personnage…
La documentation, vous la tirez principalement des médias, d’Internet ?
Non, pas seulement, je vais aussi la chercher où elle est. Pour le roman sur la grande distribution, j’ai fait deux interviews. Cela permet de découvrir comment ça fonctionne de l’intérieur, les rapports entre les employés, l’esprit paternaliste qui règne, en tout cas chez Delhaize – je fais mes courses chez Delhaize. Il y a un côté humain qui est fascinant, on croise des personnes très bien, mais il y aussi un côté affreux, mesquin, cruel, induit par un système qui déforme les gens. Et puis il y a le rapport client-vendeur, on se rend compte de la dose de mépris et d’agressivité que se prennent les caissières, on se demande comment il est possible que quelqu’un, parce qu’il est client, se croie autorisé à parler ainsi à quelqu’un d’autre. J’ai fait moi-même plusieurs petits boulots, j’ai été téléphoniste, vendeur à domicile. La pire personne sur laquelle je suis tombé était un écrivain dont je ne connais pas l’identité, qui m’avait insulté, m’avait dit, monsieur je suis écrivain, vous m’interrompez dans mon travail, donnez-moi votre nom et je vais téléphoner à votre supérieur.
Quand on lit les romanciers américains, on s’aperçoit qu’il sont en général très documentés. Il n’est pas rare qu’ils remercient des gens qu’ils ont rencontrés, qui les ont aidés ou conseillés, des bibliothèques…
Oui, le travail de se documenter, cela se fait assez peu en France. Quand on compare les séries télé françaises avec les séries américaines, on se rend compte que celles-ci sont ultradocumentées. Dans la littérature c’est pareil, il y a en France une sorte de légèreté à cet égard, on sent que l’auteur s’est dit, oui, un ramasseur de poubelles, c’est à peu près ainsi que ça doit être – alors que s’il s’était donné la peine d’en rencontrer un, il aurait vu que ce n’était peut-être pas ça du tout. Si on prend Nécropolis de Herbert Lieberman, un roman absolument génial dont le héros est le chef de la médecine légale à New York, on s’aperçoit que le type a passé un an avec des médecins légistes avant d’écrire son livre. Et du coup, on a des histoires incroyables, cela donne à son récit une profondeur et une crédibilité uniques. J’aime bien les livres qui parlent du monde et de la vie, des histoires qui arrivent à des gens, comment ils s’en sortent ou ne s’en sortent pas. C’est quand même plus intéressant que d’écrire des livres narcissiques sur son petit univers personnel ou celui des autres écrivains. Je crois aussi qu’il ne faut pas lire seulement de la littérature. Il faut lire des essais, des biographies, des ouvrages techniques, des revues spécialisées. Parce qu’un livre, ça se construit sur le détail, c’est cela qui donne l’effet de réel, qui est ce qui moi m’intéresse d’abord.
Créer Une relation d’empathie
Quand vous entamez un texte, par quoi commencez-vous ?
Ça dépend. Souvent par un personnage, ou une situation, ou les deux. Cela peut aussi être une scène d’accroche, c’est-à-dire une scène a priori sans rapport avec ce qui suit, mais dont les éléments vont ressurgir plus loin dans l’histoire. Le Manuel de survie dont je parlais, je l’ai commencé par une scène qui n’a rien à voir avec les chapitres suivants, une évocation de pêche à la baleine. J’ai lu des bouquins là-dessus, sur l’hivernage des baleiniers, qui restaient bloqués pendant des mois, voire des années. Puis je suis passé à une autre scène, dont l’idée m’est venue grâce à une émission de radio. Un gardien de sécurité expliquait comment il avait été engagé par la direction du magasin pour surveiller les employés, recueillir des informations sur leur vie privée, de façon à pouvoir faire pression sur eux. À partir de là, j’ai imaginé un agent de sécurité qui suivait le personnel en utilisant des moyens sophistiqués, en le mettant sur écoute, etc.
Vous arrive-t-il, pour créer vos personnages, de vous inspirer de personnes que vous connaissez ?
Cela arrive parfois, mais ce n’est pas délibéré. Je ne décide pas de faire le portrait de monsieur Untel ou madame Unetelle. Je cherche des personnages qui puissent s’intégrer à l’histoire, la faire avancer, être porteurs d’émotions avec lesquelles le lecteur entre en empathie, même si ce sont les pires ordures qui existent. Il faut que le lien puisse s’établir entre le lecteur et le personnage, sinon c’est foutu. J’essaie de construire de vrais personnages, des personnages singuliers, avec des réactions humaines crédibles et logiques, qui ne soient pas des pantins ni des robots. Mes personnages sont des constructions assez artificielles en fait. Je les imagine pour une part, et pour une autre part ils sont faits avec des bouts de personnes connues, mais aussi bien avec des personnages d’autres romans, ou des gens que je vois à la télé… On sait tous comment fonctionne un alcoolo ou une femme hystérique, et bien sûr on s’en inspire, mais dans le roman, il y a des choses qui changent, on leur donne un autre métier, un autre parcours. J’aime aussi surprendre, créer un personnage auquel on ne s’attend pas. Par exemple montrer un chef de caisse qui est quelqu’un de vraiment bien, qui est soucieux du bien-être de ses caissières, qui se sent responsable si quelque chose s’est mal passé dans sa journée.
Pas de plaisir, mais de la facilité
Écrivez-vous dans l’ordre de la narration, en commençant par le début et en terminant par la fin ? Ou bien attaquez-vous la montagne par plusieurs versants ?
J’écris dans l’ordre. J’aurais du mal à débuter par le chapitre 6, à décrire une rencontre qui se passe à ce moment-là, alors que je n’ai pas encore écrit ce qui précède. Je ne m’y retrouverais plus. On doit savoir où on en est en termes d’émotion. La lecture d’un roman, pour un lecteur, c’est une expérience dans laquelle l’auteur l’accompagne, le guide, c’est un itinéraire particulier. Je ne vois pas comment je pourrais y emmener le lecteur si moi-même je ne l’ai pas fait avant lui.
Retravaillez-vous beaucoup vos textes ?
Au risque de paraître immodeste, je dirai que non. Ce qui est écrit est écrit. Il m’arrive bien sûr de déplacer tel élément, de revenir en arrière pour ajouter ou modifier certaines choses, qui entraîneront à leur tour des répercussions vers l’avant. Donc je fais beaucoup de va-et-vient pour éviter qu’il y ait des incohérences. Mais quand j’ai terminé un chapitre, je sais plus ou moins ce qui va venir après. J’y réfléchis entre les coups, si bien que quand je m’y remets, je rentre assez vite dans l’écriture. Une fois que j’ai les grandes articulations en tête, l’écriture elle-même est plutôt facile. Je me concentre surtout sur l’équilibre général de scène à scène. Est-ce qu’il n’y a pas trop d’action, ou au contraire trop peu, que faut-il creuser, préciser ? Ce qui est peut-être plus difficile, c’est de savoir ce qu’il faut faire pour éviter les clichés, pour qu’il y ait de l’émotion. Enfin, il y a souvent deux ou trois grosses relectures quand le texte est terminé ou presque terminé. Là, j’ajoute aussi des éléments, mais ce sont plutôt des scènes de transition.
Savez-vous dès le départ comment l’histoire va finir ?
En général, je n’en ai aucune idée – sauf dans le cas du Manuel de survie, pour laquelle j’ai trouvé une super fin. Mais je ne veux pas la dire, parce que c’est l’idée que le monde entier attend. (Rires.) Il y a une loi de la progression continue de l’émotion, qui culmine avec le climax de la fin, un peu comme au cinéma. Il vaut mieux ça plutôt que de commencer en fanfare, puis de terminer par quelque chose de marécageux et d’ennuyeux.
Savoir ne pas finir
Faites-vous lire vos manuscrits à d’autres personnes ?
Oui, à ma fiancée, à mon éditeur. À peu de monde en général, plutôt à ceux qui en font la demande. Il n’y a rien de pire que quelqu’un qui vient vous trouver et qui vous remet son manuscrit en vous demandant, qu’est-ce que vous en pensez ? C’est une torture pour moi de devoir donner mon avis sur un manuscrit. Comme je déteste qu’on me fasse le coup, je ne le fais pas aux autres. J’ai appris à refuser, et ça c’est formidable. Je ne vais plus dans des classes, ça me prenait trop de temps. Bien sûr, c’est tentant quand un prof vous dit, ils sont cinquante, ils ont lu votre livre, ils l’ont adoré, s’il vous plaît venez, ils seraient tellement contents… Mais je résiste. Quant à mon éditeur, je lui envoie des chapitres pour le rassurer, pour lui montrer que ça avance. Lorsque je le fais, c’est parce que je sens que c’est bien, qu’il va être content. Je n’attends pas forcément un retour de sa part. Simplement, comme dit le bon sens populaire, il y a plus dans deux têtes que dans une. Car malgré tout, il y a toujours des choses qui vous échappent. Par contre, quand je cale, que je ne sais plus comment avancer, que je ne m’y retrouve plus trop, demander l’avis de quelqu’un d’autre, c’est quelque chose que je ne fais pas. Même si ça paraît un peu présomptueux de dire ça, il me semble que je suis relativement bon juge de ce que j’écris, que je repère assez bien les faiblesses, et les forces éventuelles. Bien sûr, rien n’est jamais parfait, il y a toujours des difficultés qu’on ne peut pas résoudre, ou qu’il n’y a peut-être pas lieu de résoudre, mais il faut savoir s’y résigner. Vouloir être parfait, c’est un truc d’auteur. L’écriture, c’est de l’émotion, c’est de l’énergie et c’est de l’expérience. Et la qualité ultime, la perfection ne sert pas du tout ça. Ce qui sert l’écriture c’est l’image, c’est l’intention, c’est le personnage. Une écriture parfaite ne sert à rien, sauf à satisfaire l’ego de l’auteur. Il m’est arrivé souvent de lire un texte et de me dire, c’est vachement bien écrit, mais c’est ennuyeux, ça ne raconte rien, c’est vide d’émotion. La perfection n’est pas quelque chose de naturel. La nature elle-même n’est pas parfaite. C’est une pathologie qu’on rencontre chez les gens qui n’arrivent pas à finir, qui passent vingt ans sur un roman. Même s’il y a des chefs-d’œuvre qui ont été écrits ainsi. La création, c’est un peu comme un feu, il faut se réchauffer tant qu’il brûle, on n’a pas des tonnes de bois pour l’alimenter. Passer trop de temps sur un texte, ce n’est jamais bon. Parce qu’entre-temps, on change soi-même, on porte une autre intention, une autre énergie.
Globalement satisfaisant
Rencontrez-vous des difficultés particulières en écrivant ? Quelque chose qui vous pose problème de manière récurrente ?
Je réfléchis… Non, à nouveau, c’est peut-être présomptueux de dire ça, mais je n’ai pas de grosse difficulté en écrivant. De manière générale, j’écris assez vite. Il peut arriver que ce soit plus lent, que je sois à la recherche d’une idée et que cette idée tarde à prendre forme. Mais après un certain temps, ça finit par venir. C’est une difficulté qui est un moment normal de la création. Dans Lolita de Nabokov, il y a un passage où Humbert Humbert se rend chez le coiffeur. Ça ne prend que quelques pages, c’est évidemment très bien fait, mais ce n’est pas non plus une scène fulgurante. Or, dans sa postface, Nabokov explique qu’il a mis deux mois à l’écrire. C’est rassurant…
Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez changer ?
Parfois, j’aimerais que ça marche mieux, parce que je me dis que s’acharner pendant des années sur des bouquins qui finalement ne marchent pas terrible, à quoi bon ? Concernant les textes proprement dits, j’ai la conviction profonde de ne pas être un génie qui va révolutionner la littérature. Je crois que sans être vertigineux mes romans amusent, font rire, intriguent quelquefois les lecteurs, et c’est déjà pas mal. Globalement, je ne suis pas inquiet quant à leur qualité artistique. Je ne suis pas dans les affres du doute. Parce que si c’était le cas, si j’avais la conviction que mes textes ne valent rien, que je me déteste moi-même, franchement, je ferais autre chose. Je n’aime pas me complaire dans le malheur.
À part ceux qui ont déjà été cités, quels sont les auteurs importants pour vous ?
John Fante, que j’ai beaucoup lu. Kafka. Stefan Zweig. Dans les contemporains, Dan Simmons, des auteurs de polars comme James Crumley, Edward Bunker, Donald Westlake. Ian McEwan, formidable. Et dans un autre genre, Duras, pour certains de ses romans, ou pour des récits plus courts, comme La mort du jeune aviateur anglais, qui est un texte magnifique.
Où, quand, comment ?
Dedans ou dehors ?
Je travaille essentiellement dans mon bureau. Mais comme ce n’est pas toujours possible, j’ai aussi un portable, qui me permet d’écrire en déplacement. Je préfère travailler chez moi, mais je peux le faire à peu près partout. Et indifféremment des textes de fiction, ou des chroniques, ou des scénarios…
Le matin ou le soir ?
Un peu n’importe quand. Si j’écris dehors, ce n’est pas par plaisir, mais par nécessité. Si je devais attendre d’être bien au calme dans mon bureau, ça m’arriverait peut-être deux fois par semaine. J’ai des plages d’écriture très fragmentées, mais c’est par la force des choses, ce n’est pas un choix de ma part. Je suis très jaloux des auteurs qui n’ont que ça à faire de la journée. Et d’un autre côté, je ne sais pas si je pourrais ne faire que ça.
À la main ou à l’ordinateur ?
Sur mon petit ordinateur que j’adore, un Mac Mini que je soigne beaucoup. J’écris, je vais faire un tour sur Internet, sur les forums de discussion… L’important, c’est que j’aie mes écouteurs avec de la musique. Dans un train, il n’y a rien de pire que d’entendre quelqu’un qui mange des chips derrière vous. Alors, je sors mes écouteurs, je m’isole complètement. J’écoute du rock, du jazz, des vieux blues, de la musique électronique… Sauf quand ça se met à chanter français, là ça devient perturbant. Pas de musique classique non plus, parce que j’en ai trop écouté étant gamin. Même chez moi, je mets les écouteurs, sans eux je me sens tout nu… J’aime beaucoup de musiques de films, parce que ça fait venir les images. Ou je mets AC/DC à fond les ballons, ça me coupe du monde extérieur, ça m’aide à me concentrer. Et plus la musique est forte, mieux c’est. – J’ai toujours travaillé sur ordinateur, sauf quand j’avais quinze, seize ans, où j’écrivais dans des cahiers. Puis quand j’ai découvert le confort extraordinaire qu’apporte l’ordinateur, j’ai continué. Je suis en général assez « bordélique », sauf en ce qui concerne mon ordinateur, ça doit être mon trouble obsessionnel compulsif à moi. Je fais des duplications en plusieurs exemplaires de mon disque dur, je cache des copies dans des caisses.
Daniel Arnaut
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°156 (2009)