Les livres d’Alechinsky ou l’image au pied de la lettre

Pierre Alechinsky

Pierre Alechinsky

Après les grandes expositions new-yorkaises des années 80 (MOMA, 1981 et Guggenheim Museum, 1987), la rétrospective « Pierre Alechinsky » inaugurée au Musée du Jeu de paume de Paris, dès ce mois de septembre, constituera certainement un moment décisif pour la compréhension d’une œuvre qui ne cesse d’interpeller et d’étonner notre regard. Cependant, à côté des images qui témoignent d’une créativité prolifique, l’actualité littéraire nous rappelle fréquemment que le peintre est aussi homme de livres : ami des écrivains et écrivain lui-même. Des publications récentes et des rééditions permettent d’entrevoir les différents aspects du rapport original que le plasticien entretien, depuis ses débuts, avec la littérature.

C’est une chance que L’échoppe ait réédité l’an dernier deux de ses textes plus anciens, jusqu’alors épuisés et à peu près introuvables : cette nouvelle publication lève assurément un voile sur deux étapes importantes dans le développement d’une écriture qui cherchera progressivement sa juste forme à côté ou dans l’orbe des images. Sous le titre Rue de la verrerie, le livre rassemble, en effet, deux œuvres initialement publiées dans des éditions faisant dialoguer le lisible et le visible. Même si l’illustration nous est malheureusement dérobée dans la présente édition, la lecture du texte laisse déjà entrevoir tous les ressorts et les enjeux d’une démarche tiraillant l’artiste entre sa main gauche qui peint et sa droite qui écrit.

Le plus ancien des deux, Les poupées de Dixmude, représente l’une des premières tentatives littéraires du peintre. « Texte de jeunesse », comme aime à le rappeler son auteur, il témoigne du parti pris interdisciplinaire des artistes du groupe CoBrA rallié par Alechinsky en mars 1949. Adeptes de la spontanéité, refusant tout « spécialisme », ces artistes venus de Copenhague, de Bruxelles et d’Amsterdam échangent volontiers leurs pratiques en considérant que le travail d’expérimentation artistique doit être à la portée de tous et peut donc emprunter des formes très diverses : peinture, cinéma, musique, photographie, gravure, écriture…

Aussi n’est-il pas innocent que la structuration même de l’intrigue des Poupées de Dixmude trouve son ancrage dans l’image. Récit onirique, fonctionnant comme la traduction d’un « rêve éveillé », le texte devient un « jeu de décryptage de certaines images symboliques », parmi lesquelles on retrouve des éléments empruntés à l’univers de Hans Bellmer, de Giacometti ou de Arp. C’est donc l’image qui convoque le texte, sous la dictée d’un imaginaire assurant la transmutation de l’une en l’autre. Enfin, la relation entre l’iconique et le verbal et l’importance accordée à l’onirisme nous ramènent sans ambiguïtés à l’héritage surréaliste de CoBrA.

Cette filiation à laquelle le peintre-écrivain restera très fidèle refait surface, plus explicitement encore, dans Rue de la verrerie, qui donne son titre au volume. Un hommage poétique à André Breton dans lequel résonnent quelques pages de L’amour fou. Car le texte prend sa source dans l’atelier même de l’écrivain surréaliste. Peu après la mort de ce dernier, Alechinsky s’y était rendu afin de trouver dans la collection d’objets et d’œuvres du poète l’inspiration pour quelques dessins. Mais, une fois de plus, le dessinateur transforme également ce qu’il voit en un très beau texte. Son attention se fixe sur une photographie prise par Elisa Breton : une cour entrevue au travers d’une déambulation dans une rue de Paris – la Rue de la verrerie. L’image opère alors en véritable déclencheur, forçant le texte à suivre, tour à tour, les avatars du souvenir de cette rue dans un poème d’Apollinaire (« Le musicien de Saint-Merry », repris dans Calligrammes), dans la mémoire d’Elisa, dans un fragment des Chants de Maldoror de Lautréamont pour se retrouver transformé à nouveau, sous la plume d’Alechinsky, en une « Rue de la rêverie ». D’autres bribes d’images, de paroles et d’objets joueront ce même rôle d’embrayeurs, montrant comme le travail de l’imagination « en roue libre » – par des mouvements de glissements et d’associations involontaires – agit sur la matière des choses : ballottées entre l’oubli et le recyclage, celles-ci attendent le regard qui leur rendra une nouvelle forme.

Mémoires et recyclage

Se profile dans la trame de ce texte un thème que l’on retrouvera amplifié dans bien d’autres œuvres de l’écrivain : l’idée que les images comme les mots pourraient disparaitre à jamais s’ils ne sont pas réactivés, métamorphosés ou, plus exactement, revus par un regard créatif. Cette réflexion dialectique sur la perte et la réhabilitation fait écho à toute une thématique du recyclage qui apparait de manière insistante – sous différentes formes et à travers des pratiques variées – dans toute l’œuvre d’Alechinsky. Elle était déjà à l’œuvre dans Titres et pains perdus, où l’écriture semblait rendre une nouvelle vie aux titres abandonnés au dos des tableaux ainsi que dans Déplacement où l’écriture sauvait, du moins pour la mémoire, le souvenir des calligraphies japonaises de Toko Shinoda emportées accidentellement au dépotoir par le service de la voirie. Elle reviendra souvent dans les textes édités ou réédités ces dix dernières années.

Pour le peintre, l’écriture constitue donc fréquemment l’occasion d’un travail de remémoration.  

Remémoration d’amis – artistes ou écrivains – qui ont marqué son parcours. Qu’il s’agisse d’évoquer Christian Dotremont, Asger Jorn, Henri Michaux ou Walasse Ting, ces portraits résultent toujours d’un regard singulier faisant apparaitre les rapports de connivence sensible qui se sont établis entre ces différentes personnalités et leurs pratiques.

Remémoration de son propre travail, l’écriture permet à l’artiste de repenser dans les mots une expérience qui a d’abord été vécue dans un corps à corps avec les matériaux de la peinture. La spontanéité du geste, les repentirs, les images sorties à jamais de l’atelier forment le tissu d’une série de textes qui donnent à lire ce qui ne peut plus être vu.

alechinsky rue de la verrerie

Enfin, remémoration de tournures et de mots qui, trop fatigués par l’usage semblent avoir perdu toute signification : « vieux mots ne rien savoir » (Emile Cioran et Pierre Alechinsky, Vacillations, Fata Morgana, 1998). Car ce qui rend ceux-ci comme l’image périssables et recyclables, c’est qu’en définitive ils restent très matériels. C’est ainsi que l’on peut, les uns comme les autres, les perdre, les abîmer, les oublier, ne plus les ovir ou les transformer. Et, en ce qui concerne les mots ou les phrases, seule la rhétorique la plus ludique peut avoir sur eux un effet salvateur. C’est du moins la position qu’Alechinsky entend observer à leur égard lorsqu’il pratique le jeu de mots, le calembour ou qu’il fait subir des torsions linguistiques aux formules et proverbes les plus convenus. Ces procédés sont très fréquents dans ses courts textes aphoristiques, rassemblés dans des volumes comme L’autre main, Baluchon et ricochets, ou encore Remarques marginales.

Le mot dans l’image

Enfin, matériellement, – calligraphié ou typographié – le mot est aussi une image, sur la forme de laquelle on peut agir. La formation de graphiste d’Alechinsky, son intérêt pour la littérature et sa complicité avec les écrivains l’on souvent conduit à entreprendre d’intéressants livres d’artiste dans lesquels le texte laisse entrevoir sa dimension graphique. On pense évidemment aux nombreux travaux d’illustrations, en collaboration avec des écrivains comme Christian Dotremont, Joyce Mansour, André Balthazar, Michel Butor ou Jean Tardieu. Souvent ces travaux à deux, plutôt que de faire coexister côte à côte l’image et le texte, visent véritablement à intégrer les mots dans un univers graphique : soit en insérant ceux-ci dans des cadres ou des bandeaux peints, analogues à ceux utilisés pour circonscrire ses dessins, soit en créant un rapport de forces avantageant le dessin, en donnant à celui-ci des proportions plus importantes que celles accordées au corps du texte au sein de la page. Comme toujours chez Alechinsky, il s’agit donc de tirer le linguistique du côté d’une vision plasticienne. C’est du reste de cette veine-là que relève la très récente réédition de Vacillations : livre dans lequel la syntaxe et la typographie d’Emile Cioran se plient littéralement aux contraintes du cadre de l’image. Michel Butor et Michel Sicard ont mis en évidence le caractère particulièrement figuratif des œuvres « illustrant » le texte de Cioran, en montrant combien « cela [faisait] sortir du texte des choses qu’on n’y verrait pas facilement » (Alechinsky, travaux d’impression, Galilée, 1992, p. 52). Mais on songe également aux travaux dans lesquels le peintre se sert d’anciens documents achetés en brocante : vieilles factures, fac-similés d’écriture ancienne, billets originaux démonétisés, valeurs effondrées en bourse, vieux actes notariés, notes périmées, conventions dépassées, enveloppes vides avec leur adresse… Tout un livre, L’avenir de la propriété a été consacré à cet exercice : afin de leur rendre un nouvel avenir, de les places « à nouvelle distance de leur expiration », Alechinsky imprime des eaux-fortes sur des « rescapés de la paperasse ».

Une attention toute particulière doit donc être accordée au travail d’illustrateur qu’Alechinsky vient juste de consacrer à la réédition de La légende de Novgorode de Blaide Cendrars (Fata Morgana et Myriam Cendrars, 1997). D’abord parce que cette édition constitue, à elle seule, un réel événement : véritable fantôme des bibliographies, ce premier livre de Cendrars, imprimé et traduit en russe en 1907, après son séjour à Saint-Pétersbourg, était considéré comme perdu, détruit – jamais vu, ni lu par personne – voire inexistant. Coup de théâtre : en 1995, on en retrouve un exemplaire chez un bouquiniste de Sofia ! Myriam Cendrars fait rééditer le texte chez Fata Morgana (en typographie cyrillique d’époque et en traduction française) et demande à Pierre Alechinsky de l’illustrer. Une fois de plus, le graphiste cerne au mieux le point d’intersection entre ses propres préoccupations esthétiques et le destin de ce texte miraculé. Proposant une série de dessins à l’encre de Chine réalisés sur des documents d’archives de la Compagnie internationale des Wagons-lits, Alechinsky donne un double écho au poème. Métonymiques, ses illustrations renvoient au contexte ferroviaire dans lequel le jeune poète Sauser-Cendrars a conçu l’une de ses premières œuvres. Métaphoriques, puisqu’à l’instar du poème perdu-retrouvé-réédité, elles sauvent de l’oubli « un reliquat de paperasses », « des papiers d’un autre temps couverts d’écritures qui ne s’adressent apparemment à plus personne ».

Lorsque le peintre a appris à se servir des mots pour sauvegarder la mémoire des images, il se souvient qu’à leur tour ces dernières peuvent bien rendre service au texte, en lui offrant une nouvelle chance d’être vu…

Gérard Mans


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°104 (1998)