Julien Gracq et la cité d’Orsenna, Ernst Jünger et le pays de Marina, Gabriel Garcia Marquez et le village de Macondo, Jorge Luis Borges et ses lieux improbables, Juan Rulfo et le village de Comala, Paul Willems et les bords de l’Escaut, Hubert Lampo et Anvers, autant d’auteurs qui illustrent dans ces endroits devenus quasi mythiques ce que l’on appelle habituellement le réalisme magique, qui se développe dans les littératures aussi variées que la française, l’allemande, l’hispano-américaine, l’italienne, l’espagnole, la belge, francophone et flamande.
Mais les définitions que proposent les écrivains et théoriciens sont parfois si éloignées l’une de l’autre, les romans et nouvelles si divers, l’attribution du « label » réalisme magique à telle œuvre si variable, qu’il est difficile d’en parler sous un terme unique. Réalisme magique apparait donc comme un syntagme passe-partout, source de bien des ambiguïtés. Nous parlerons donc plutôt des réalismes magiques et ce pluriel se justifie même si l’on se limite à la Belgique. Nous prenons en compte les littératures du nord et du sud, car, dans le cadre de ce genre, celles-ci se sont étroitement rencontrées, et ces influences croisées sont sans doute la seule vraie spécificité du réalisme magique belge.
Jean Ray et Franz Hellens ont ainsi marqué les écrivains flamands Johan Daisne et Hubert Lampo, qui eux-mêmes entretenaient des contacts avec les Anversois francophones Paul Willems et Guy Vaes ; Lampo écrit la postface de l’édition originale de L’usurpateur de Vaes, et c’est pour l’écrivain flamand l’occasion de s’interroger sur une forme de réalisme magique qu’il nomme le « réalisme mythique ». À son tour, Lampo influence le francophone bilingue Xavier Hanotte.
En Belgique, tant historiquement que théoriquement, le réalisme magique doit être compris en référence au fantastique. D’un point de vue historique d’abord. Schématiquement, le genre fantastique s’est organisé autour de deux conceptions et de deux personnalités. D’une part, Jean Ray développe l’idée du fantastique comme la rencontre de notre niveau de réalité avec une dimension autre, inconnue, qui met en cause, le plus souvent de manière violente et catastrophique, les fondements mêmes de notre monde quotidien.
D’un autre côté, Franz Hellens va parler, dans sa conception du rapport à l’étrangeté, de « fantastique réel ». C’est au cœur de la conscience du personnage ou du narrateur que peut se développer la perception d’une dimension insoupçonnée de la réalité. Le réalisme magique peut apparaitre comme une forme de repositionnement à partir du fantastique réel, même si on ne peut pas établir une filiation directe entre Hellens et Willems ou Vaes.
La situation est sensiblement différente en littérature flamande. Le fantastique n’a pas trouvé à s’y exprimer. Hellens, Gantois d’origine, écrit en français, tandis que Jean Ray, s’il écrit dans les deux langues, réserve sa production fantastique au français. De façon générale, le fantastique ne prend pas en Flandre. Le champ est donc libre pour que s’y développe un genre proche, mais bien individualisé. Après la seconde guerre, Daisne et Lampo vont entreprendre un travail de formulation du réalisme magique, à partir duquel ils vont relire l’histoire des Lettres en Belgique. C’est ainsi que Lampo va « annexer » à sa définition du réalisme magique quelqu’un comme Jean Ray (pourtant a priori si différent de sa propre démarche), dont il traduit d’ailleurs le Malpertuis en néerlandais. Le réalisme magique acquiert en Flandre une légitimité littéraire que n’a jamais obtenue le fantastique écrit en néerlandais.
Identifier le genre et en repérer les caractéristiques n’est pas aisé, tant fantastique et réalisme magique peuvent être proches. Les deux partagent l’idée d’une dimension surréelle investissant le réel familier. Le fantastique met l’accent sur la rencontre violente. Le réalisme magique postule, lui, la présence au sein même du réel d’un surréel mystérieux, indissociable de la réalité, qui n’est perceptible que dans des circonstances et selon des modalités particulières. De l’ordre de l’indicible, étranger pour une grande part aux moyens du langage quotidien, ce surréel exprime une vérité non transcendante puisqu’inscrite au cœur du réel. Le réalisme magique se veut donc une tentative de synthèse des deux dimensions composant le monde ; pour la réaliser il se fonde sur des ressemblances et des correspondances et sur les rapports insoupçonnés entre des éléments du réel.
Une métaphysique non transcendante
On peut donc voir dans le réalisme magique une dimension métaphysique. La plupart des récits essaient de faire percevoir une manière de vérité. Si celle-ci n’est pas de nature religieuse (la plupart des auteurs « réaliste magique » éprouvent une réticence par rapport au modèle religieux), elle a néanmoins trait à quelque chose d’essentiel, mais inaperçu jusqu’alors. Par la nature même de ce surréel, il n’existe pas de conflit entre celui-ci et le réel. On tend vers une synthèse harmonieuse.
Le réalisme magique repose donc sur ce moment où le surréel devient perceptible, toujours brièvement. Les dénominations en sont nombreuses : révélation, épiphanie, étincelle, court-circuit, raccourcie temporel ou spatial ; ou encore état second ou contamination insidieuse. Hector, le personnage de la nouvelle « Tchiripisch » de Paul Willems, reprise dans La cathédral de brume, ne se demande-t-il pas : « Est-il possible de mourir avant d’avoir connu son épiphanie ? » Hector va rechercher l’explication du mystère de la vie jusqu’aux confins du monde et il attend une réponse qui semble ne jamais venir. Pourtant son entourage est persuadé qu’il a trouvé ma réponse attendue, tant son comportement le donne à penser. « Il avait trouvé la réponse, puisqu’il m’a rendue heureuse. On ne peut donner si on n’a pas trouvé soi-même ». Pour Willems la recherche et l’attente de la vérité sont déjà une réponse à l’interrogation qui fonde cette recherche, peu importe qu’un but soit atteint ou non. Lampo apporte une nuance : même si le but atteint reste vague et encore énigmatique (suscitant plus de questions que de réponses), les personnages ont quand même le sentiment d’avoir atteint une compréhension particulière. Ainsi, dans son Retour en Atlantide, le personnage comprend l’enjeu mais ne reçoit pas vraiment de réponse à la question de la disparition de son père. De même, dans La venue de Joachim Stiller, le personnage arrive au bout de cette longue initiation au « mystère Stiller », même si l’indécision reste maintenue ; les personnages adhèrent à ce qu’ils découvrent et le roman se clôt au moment où d’une façon non définie, ils vont y pénétrer.
Attitude assez différente chez Hanotte. Si ses personnages ont bien conscience du caractère fascinant et essentiel de ce qu’ils entraperçoivent dans les failles du réel, ils refusent pourtant de pénétrer dans cette dimension et reviennent dans la réalité. Mais dorénavant ils savent ou, du moins, ils se doutent ; cela suffit pour leur faire accepter cette réalité jusqu’au jour où ils la quitteront pour de bon. Derrière la colline est de ce point de vue exemplaire. Durant une offensive sur la Somme en 1916, Parsons est coincé dans un trouve d’obus entre les lignes. Après un évanouissement et alors que la nuit est tombée, ce qui l’entoure prend un aspect étrange. Parsons découvre un étonnant monument près duquel se regroupent des soldats ; plus loin surgissent des apparitions apaisantes. Mais il comprend que malgré le sentiment de bien-être qui l’envahit, ce n’est pas sa place, il doit retourner au combat. Sa vie se poursuit et il attendra de retrouver, quand son heure sera venue, ce lieu et ce moment exceptionnels. De même, le narrateur du Couteau de Jenufa refuse de traverser le miroir pour pénétrer dans le monde fascinant qu’il y a entrevu.
Chez Willems, se manifeste l’appel de l’ailleurs : « Enfant et adolescent, j’ai ressenti l’appel de l’ailleurs, avec une force extraordinaire mais qui curieusement ne s’est jamais changée chez moi en pensée métaphysique… » (Le monde de Paul Willems, p. 53). L’écrivain va être attiré par les lieux et par les états de limite ou de frontière. Le titre de son premier roman est volontairement paradoxal, Tout est réel ici, alors que précisément le réel se voit envahi par autre chose : « J’avais déjà compris depuis le premier récit de Jacques qu’il ne s’agissait pas de symboles, mais bien d’une autre réalité ».
Guy Vaes insiste, lui, sur les modalités du basculement vers quelque chose de mystérieux, et le sentiment d’étrangeté est le moyen privilégié d’y accéder (Octobre long dimanche).
Dans L’homme au crâne rasé, Daisne donne un statut particulier à cette aspiration au bonheur et à la vérité ; son personnage délire et est interné. Son discours est-il crédible, raconte-t-il ce qui s’est vraiment passé ? La fin du roman reste ambiguë : la femme que le personnage dit avoir tuée est apparemment encore vivante. Daisne montre ainsi le mécanisme même de l’aspiration à la vérité, malgré que le discours soit entaché de suspicion.
Pour Daisne et Lampo, ce qui se donne à voir dans ces moments privilégiés de court-circuit, c’est « l’imagerie archétypale qui persiste au plus secret de l’homme, là où l’on accède à l’inconscient collectif de Jung » (Lampo). Hanotte se refuse à cette théorie des archétypes. Son œuvre à lui reprend une image et une construction philosophique fondamentales dans la tradition occidentale, le schéma platonicien. Refusant donc à ses héros le privilège de passer de l’autre côté, Hanotte va néanmoins multiplier les situations narratives où ses personnages sont confrontés à des métaphores de caverne. Les réseaux sémantiques qu’il construit et les schémas imaginaires nouveaux engendrés à partir d’eux déplacent et transforment le schéma platonicien de la vérité. De façon générale d’ailleurs, les grands mythes de la tradition occidentale trouvent leur place dans les œuvres réalistes magiques, tel que le personnage d’Orphée, le poète revenu du royaume des morts.
Réseaux sémantiques
Malgré la relative diversité des conceptions esthétiques et littéraires du réalisme magique, des réseaux sémantiques et des thèmes communs sont privilégiés par les écrivains. Le principal est certainement l’altération du temps, à tel point que l’on peut faire l’hypothèse que la perturbation temporelle est indispensable à la création d’un effet réaliste magique : le fait étrange est toujours lié à ou provoqué par un changement temporel.
Par exemple, dans La venue de Joachim Stiller de Lampo, une aberration temporelle est à l’origine même de l’histoire : le personnage reçoit une lettre, signée de Joachim Stiller, qui se réfère à des événements récents, mais a cependant été envoyée de très nombreuses années auparavant. Sous ce nom de Stiller vont alors se fédérer des événements d’époques différentes, suscitant ainsi de nombreuses coïncidences inattendues, dont le sens rester cependant évasif jusqu’à la fin du roman. Dans Retour en Atlantide, le personnage vit depuis son enfance dans la même maison, sur laquelle plane la mystérieuse disparition du père, mais aussi le souvenir d’un amour d’enfance : lors d’une partie de cache-cache, le jeune garçon ne trouve pas la fille dont il est épris, et, le lendemain, celle-ci a déménagé. La vie du médecin s’écoule avec le sentiment que le temps qui passe ne résout pas les questions mais crée cependant une « épaisseur » temporelle. Des événements banals, à peine teintés d’une légère part d’incertitude – l’arrivée d’une femme dont on ne connait pas l’identité -, vont finir par susciter un court-circuit temporel qui ramène le médecin aux interrogations fondamentales de son enfance.
Pour Hanotte, il ne s’agit pas tant d’un court-circuit que d’un raccourci, une connexion mystérieuse établie entre des époques, des lieux et des situations différentes, connexion dont la signification apparait progressivement au long du récit. Significativement, le début de son premier roman, Manière noire, donne déjà le ton de ce que sera toute l’œuvre. L’enquêteur Barthélemy Dussert perquisitionne en vain la chambre d’un suspect qui ressemble fort à celle qu’il occupait lorsqu’il logeait chez son grand-père. Un peu plus tard, le souvenir d’une cache derrière la plinthe dans la chambre de son enfance le fait revenir chez le suspect. Cette cache n’y existe pas, et pour cause. Par contre, Dussert en découvre une, toujours derrière la plinthe à la tête du lit, mais 50 cm plus loin ; et cette cache contient de quoi orienter définitivement l’enquête et la quête personnelle du policier. Hanotte propose une belle image de ce paradoxe du temps : lors d’une situation qui pourrait éventuellement être comprise comme un rêve, Dussert rencontre Wilfred Owen, un officier anglais mort durant la première guerre mondiale. Il a le sentiment qu’une muraille de temps les sépare, mais qu’en même temps ils font cependant tous deux partie de cette même muraille, ce qui les rapproche. Se développe alors l’image de la distance qui réunit. Et dans Des feux fragiles dans la nuit qui vient, des événements contemporains sont liés à des faits du moyen âge. L’originalité du roman consiste à laisser cohabiter deux interprétations différentes de ce lien temporel : soit il s’agit de la manifestation d’une sorte d’éternel retour ; soit les manifestations contemporaines sont la suite directe des faits anciens, comme si la distance temporelle s’était abolie.
Chez Daisne, le temps aurait plutôt tendance à s’annuler. Dans Un soir un train (ou traduit littéralement le titre néerlandais, Le train de la lenteur), un fait interpelle les trois personnages emblématiques : leur montre s’est arrêtée à la même heure. Le roman repose en fait sur le principe de l’inertie du temps. La mort n’est pas brutale, la vie continue un temps avant de cesser complètement, et dans cet entre-deux tout prend des couleurs et des significations différentes : ainsi, les trois hommes, à partir de la même personne, voient trois femmes différentes, celle de leur vie à chacun. L’homme au crâne rasé repose sur une forme d’abolition des dix ans qui se sont écoulés entre les deux rencontres d’une femme.
Dans la nouvelle « Requiem pour le pain » de Willems (La cathédrale de brume), la réparation du malheur initial et la résolution du mystère qui y est lié est possible parce que des coïncidences (rencontre d’une femme qui ressemble à la cousine morte) permettent le raccourci dans le temps. Et un personnage de la pièce Il pleut dans ma maison dit : « Baignez-vous à Grand’Rosière dans le Temps immobile ».
La conception du temps chez Vaes repose sur une tension entre deux pôles : d’une part, l’épiphanie conçue comme une brèche dans le temps et, d’autre part, une manière d’abolition du temps provenant du sentiment de la simultanéité d’événements d’époques différentes. Ces deux pôles sont complémentaires. Le sentiment d’irréalité va reposer sur l’altération de la mémoire du passé. Hans, dans L’usurpateur, est confronté à une interrogation sur un événement qui s’est déroulé trente ans auparavant et dont le souvenir est complètement perturbé.
Les modifications temporelles vont alors rendre poreuse la frontière entre les vivants et les morts. Dans ce temps imprécis, il devient possible de rencontrer des personnes déjà mortes ou d’anticiper leur mort. Laurent Carteras dans Octobre long dimanche de Vaes s’estompe petit à petit, sa personne s’efface, il est comme gommé de sa réalité sociale. Après un accident, il va devoir « vérifier » s’il est mort ou vivant, grâce à Régine. Mais le décès de celle-ci précipite le destin de Carteras : tout indique ensuite qu’il s’est confondu avec un jardinier mort. Xavier Hanotte propose de nombreuses variations sur ce rapport entre vivants et morts, comme l’anticipation temporelle de Derrière la colline où Parsons rencontre des soldats dont il ne sait pas encore qu’ils sont morts. Dans Un soir un train de Daisne, la scène dans l’auberge est, en fonction de la loi de l’inertie, un suspens dans le temps où morts et vivants cohabitent un moment : Val choisit, mais il choisit le mauvais côté. L’argument de « Requiem pour le pain » de Willems repose sur le malaise dû au souvenir non évacué de la mort de la petite cousine, qui ne sera résolu qu’après que le personnage a en quelque sorte revécu son décès.
On pourrait multiplier les exemples, à tel point que l’on peut considérer que l’abolition de la distinction entre vivant et mort est, comme la perturbation temporelle, un constituant fondamental, et quasiment une condition, du réalisme magique. (Un des textes les plus remarquables sur ces thèmes est Pedro Páramo de l’écrivain mexicain Juan Rulfo).
La distinction entre rêve et réalité devient également poreuse. Dans certains textes, le rêve conduit à une vérité en soi, apporte un savoir ; c’est le cas dans « Requiem pour le pain ». Plus généralement, il suscite l’hésitation face à ce qui se révèle et dans nombre de cas l’ambiguïté persiste sur la nature rêvée ou non de ce qui est perçu, prolongeant pour le lecteur l’hésitation entre réel et surréel. Willems parlant du comportement des personnages dit qu’ils doivent être guidés par « la logique du rêve, qui est métaphorique et analogique, c’est-à-dire qu’elle vient du monde perçu par les sens » (Un arrière-pays, p. 90). Il considère donc le rêve comme indissociable de la perception humaine et comme un moyen d’exprimer une vérité à propos de la réalité.
Sur ces trois noyaux thématiques, le temps, la mort, le rêve (qui ne sont pas seulement des thèmes mais déterminent aussi profondément les structures narratives), viennent se greffer d’autres réseaux sémantiques. Ainsi, le souvenir et le sentiment du déjà. Le personnage peut avoir l’impression d’avoir déjà ressenti tel sentiment ou vu telle personne ou telle situation. S’agit-il d’un souvenir personnel ou de quelque chose qui cherche à s’imposer par le biais du souvenir ? Un jeu s’instaure entre immédiat et médiat et une ambiguïté persiste : pour ne pas être mis d’emblée en face de quelque chose de complètement autre, le personnage, involontairement, édulcore cette perception dans le sentiment d’un « simple » souvenir. Cette situation est fréquente chez les personnages d’Hanotte.
L’enfance apparait alors comme une époque privilégiée, parce que sa proximité avec le chaos originaire (« nous réunissions encore toutes les possibilités d’une vie », Tout est réel ici) elle brasse les concordances que l’on ne redécouvre plus tard que par la magie des coïncidences. Celles-ci induisent dans la structure des textes un jeu entre la répétition à l’identique et le décalage. Les choses, les êtres, les événements se répètent, se redoublent, mais opèrent aussi un lent glissement qui décale. De nombreux textes reposent sur cette structuration.
Ces doubles mais aussi les situations temporelles perturbées et de façon générale la situation d’entre-deux génèrent nombre de situations narratives paradoxales, qui apparaissent également comme un des caractères propres du réalisme magique : chez Hanotte, à propos du temps, le paradoxe de la distance qui rapproche ; ou cette affirmation d’un personnage de Willems : « … il faut cultiver les contradictions en soi. Croire et ne pas croire à la fois. Être et ne pas être » (Tout est réel ici, p. 46).
Autre caractéristique encore : la plupart des textes réalistes magiques proposent des fins ouvertes. La réalité entrevue par le personnage et esquissée par l’écrivain n’est souvent pas dicible ; elle n’est évocable que de biais et de façon imparfaite. Il faut donc à la fois l’évoquer et laisser la voie ouverte à plus d’une interprétation, laisser une ambiguïté : « Sommes-nous plongés dans l’imaginaire ou dans le passé réel du personnage ? » (Lampo).
Et aujourd’hui ?
Guy Vaes continue à publier, toujours à l’enseigne du basculement dans l’irréalité. Le réalisme magique s’enrichit aussi de nouveaux noms. On pense en France à Éric Faye, Les lumières fossiles sûrement, ou à certains textes de Philippe Claudel. En Belgique, à Xavier Hanotte et pour une part à Paul Emond. Emond ne s’est jamais revendiqué du réalisme magique. Pourtant, on peut sûrement y rattacher certains de ses textes. La pièce Le royal se déroule dans un espace indécis où surgissent des personnages morts, d’autres étant dans un état d’esprit d’entre-deux. C’est le cas également de la pièce Il y a des anges qui dansent sur le lac, où les époques se confondent et où dès lors morts et vivants se côtoient. Sans oublier l’importance extrême du rêve et de l’hésitation quant au niveau de réalité qui traverse tout le théâtre d’Emond. L’on songe encore au roman La visite du plénipotentiaire culturel à la basilique des collines. Le personnage est lancé dans une quête esthétique qui prend aussi un aspect moral et même métaphysique, et la fin du roman montre le plénipotentiaire dans une ascension vers une surréalité de l’ordre de l’essence représentant un accomplissement absolu. Même s’il n’y a pas de raccourci ou de court-circuit temporels, le temps est perturbé, comme mis en suspens. D’autre part, le rêve est fondamental pour le personnage, il devient progressivement sa manière de vivre son rapport au monde. La mort est également très présente : le roman joue de la référence à La divine comédie et comporte une traversée des enfers qui se concrétise par la rencontre du père mort. Il faut cependant éviter le contresens en qualifiant le livre de réaliste magique. Le roman comporte une dimension parodique et burlesque, et donc implique une distanciation ironique ; Le processus et les caractéristiques du réalisme magique sont néanmoins bien présents, et toute la démarche d’Emond consiste à alterner le sérieux et le drôle, indissociables. Certains textes de Jean Muno ou d’Adamek ressortissent également du genre.
En quoi le réalisme magique d’aujourd’hui se distingue-t-il des expressions antérieures ? Peut-être dans le fait que les écrivains contemporains opèrent un travail sur les genres, procèdent par détournement d’un genre a priori éloigné pour y insuffler du réalisme magique. C’est déjà le cas chez Guy Vaes : à propos d’Octobre long dimanche, Julio Cortázar remarque que « la matière extra-romanesque […] abolit en quelque sorte le roman en tant que roman » (cité par André Sempoux, Guy Vaes, l’effroi et l’extase, 2006, p. 19). Chez Emond, introduire le réalisme magique dans un roman burlesque – ou l’inverse ! – complexifie le jeu sur les niveaux de réalité. À quel niveau se situe-t-on ? Quel crédit accorder aux propos du personnage, à la fois si réels et si irréels ? Ce sont deux autres genres que Xavier Hanotte investit pour les gauchir en leur insufflant une dimension réaliste magique, le roman policier et le roman historique. Le début de son premier roman est un bel exemple de déplacement du code policier, par le fait de l’inquiétante étrangeté naissant des rapprochements au-delà du temps et de l’espace. Derrière la colline qui s’appuie sur l’assise rigoureuse d’une documentation historique sans failles introduit pourtant des rapprochements dépassant le réel. Et Des feux fragiles dans la nuit qui vient décrivant un lieu et une époque imaginaires propose une temporalité pouvant être doublement comprise.
La grande diversité des pratiques décrites ici confirme que le syntagme doit décidément être mis au pluriel et qu’il faut donc parler des réalismes magiques, parmi lesquels l’apport belge est spécialement intéressant.
Joseph Duhamel
À lire
- Paul Willems (1912-1997) : Tout est réel ici (1941) ; La cathédrale de brume (1983) ; Il pleut dans ma maison (1962) ; Un arrière-pays (1989)
- Guy Vaes (1927-2012) : Octobre long dimanche (1956) ; L’envers (1983) ; L’usurpateur (1994) ; Le regard romanesque (1988)
- Paul Emond (1944) : La visite du plénipotentiaire culturel à la basilique des collines (2005) : Il y a des anges qui dansent sur le lac (2009) ; Le royal (1998)
- Xavier Hanotte (1960) : Manière noire (1995) ; De secrètes injustices (1998) ; Derrière la colinne (2000) ; Le couteau de Jenufa (2008) ; Des feux fragiles dans la nuit qui vient (2010)
- Hubert Lampo (1920-2006) : La venue de Joachim Stiller (1960, traduit du néerlandais par Xavier Hanotte) ; Retour en Atlantide (1953, traduit du néerlandais par Xavier Hanotte)
- Johan Daisne (1912-1978) : Un soir un train (1950, traduit du néerlandais par Maddy Buysse) ; L’homme au crâne rasé (1948, traduit du néerlandais par Maddy Buysse)
- Jean Weisberger (dir.), Le réalisme magique, L’âge d’homme, 1987
- Le monde de Paul Willems, Labor, coll. « Archives du futur », 1992
- Du fantastique réel au réalisme magique, Textyles n°21, Le cri, 2002
- André Sempoux, Guy Vaes, l’effroi et l’extase, Luce Wilquin, 2006
- Joseph Duhamel, Xavier Hanotte, les doubles, Luce Wilquin, 2010
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°166 (2011)