Les temps parallèles de Francis Dannemark

Francis Dannemark

Francis Dannemark est en brouille avec le temps. Sa montre s’arrête ou s’obstine à marquer des heures différentes. 1993, pourtant, voit les horloges éditoriales se mettre toutes à la même heure. Paraissent ensemble un nouveau roman chez Laffont, La longue promenade avec un cheval mort, la réédition des Mémoires d’un ange maladroit en Espace Nord et un recueil de poèmes, L’incomparable promenade, chez Cadex, le tout couronné par le prix franco-belge des lycéens. Occasion unique d’entreprendre une lecture à facettes, de confronter deux romans correspondant à deux manières différentes, de mettre en parallèle, poèmes, textes brefs, romans et de saisir ainsi la permanence et la diversification d’une écriture originale.

Commencée sous le label de la poésie, l’œuvre se révèle d’emblée atypique, Francis Dannemark s’ingéniant à brouiller les genres et les cartes de la topographie littéraire. Ce que l’auteur nomme alors « poèmes » ne diffère que fort peu des textes brefs qu’il publiera par la suite, qui peuvent être considérés comme des matrices de son écriture. Peu important les genres, ce qui fascine Francis Dannemark, c’est la bizarrerie de notre langue. Ces singularités linguistiques modèles fortement son imaginaire. L’été, c’est « un mot curieux en français, comme si c’était une saison passée ». Pourquoi ces climats hésitants, dans les demi-teintes du gris et du non-dit ? Parce que sous le mot « temps » ne parviennent jamais à se concilier la chronologie et la météorologie et que pareille non-coïncidence entraine le sentiment d’un décalage « C’est parfois du temps qu’il s’agit, temps qui passe, brouillard brouillant les cartes ».

dannemark la longue promenade avec un cheval mort

Ces anomalies amènent à formuler plus d’un paradoxe et d’une pirouette logique. L’humour de Woody Allen n’est pas loin. Mais le langage reste aussi le moyen le plus éprouvé pour créer une atmosphère, communiquer un sentiment vague et suggérer la richesse du non-explicite, du furtif. Qu’on lise pour s’en convaincre quelques-uns des textes brefs de Sans nouvelles du paradis ou de L’incomparable promenade. Ce sont tout à la fois la capture d’un instant, brève histoire de toute une vie, contradiction et paradoxe devenus brutalement perceptibles. Cela donne même naissance à un genre littéraire particulier, le « caribou ». « J’avais des doutes, j’avais peur de tout. C’était la fin, je doutais même des caribous. Mais ça va beaucoup mieux maintenant. Comme me disait l’un d’eux, c’est trop stupide de mettre ses doutes dans un seul et unique panier quand on peut en mettre tellement plus dans une douzaine ».

Une vague histoire désordonnée

Les premiers romans (Le voyage à plus d’un titre, La nuit est la dernière image, Mémoires d’un ange maladroit) donnent l’impression de n’être qu’une évolution de cette façon de percevoir et d’écrire ; une vague histoire désordonnée nait d’une succession de flashes, les personnages sont elliptiques. Le non-dit rend vaine toute construction qui voudrait donner un sens. La fin du roman ressemble tellement peu à ce qu’on pouvait en attendre. Mémoires d’un ange maladroit juxtapose ainsi deux fins de rêve (« Ce serait… ») qui expliqueraient l’attitude énigmatique du personnage, et une fin « réelle » plus déroutante qui relance les interrogations.

Brouillant cette fois ses propres cartes, Dannemark publie L’hiver ailleurs, Choses qu’on dit la nuit entre deux villes et Les agrandissements du ciel en bleu. L’univers de ces romans reste sensiblement le même que dans les précédents, mais la technique romanesque change fortement. Une vraie histoire s’élabore autour d’une situation romanesque (une brève rencontre, le retour) ; la fin, même si elle est quelque peu déconcertante, représente une clôture de l’histoire. Les personnages sont plus construits, ont plus de corps, de sentiments. Les dialogues sont plus nombreux.

Surtout, on passe à l’ordre de l’explicite. Ces choses qu’on dit la nuit donnent une voix à ce qui précédemment restait tu. Rien de moins assertif cependant que les interrogations et les doutes que se relancent les personnages.

Cette explicitation a pourtant enrichi l’imaginaire. Les images sont plus composées, moins énigmatiques ; l’écriture installe une atmosphère faite des demi-tons du gris et des sentiments. L’évocation se fait parfois envoutante. Choses qu’on dit la nuit s’ouvre sur cette phrase : « À la fin de l’hiver, c’est la mer qui est en vacances. Une collection de gris, qui va du plomb jusqu’aux gris clairs dont on fait de si beaux regards ».

Midi ou minuit ?

Le nouveau roman, La longue promenade avec un cheval mort, introduit une nouvelle rupture, qui ouvre une sorte de voie médiane entre les deux manières précédentes. L’histoire reste linéaire dans son déroulement chronologique ; la fin laisse ouvertes toutes les suppositions. L’argument, peu vraisemblable, donne au récit un caractère fictif plus marqué ; David, un homme entre deux âges, architecte, promène Hope, un cheval congelé, dans un camion frigorifique, sans but apparent. Comme chez ceux qui se donnent vraiment le plaisir de raconter une histoire (Francis Dannemark n’aime pas ceux qui confondent littérature et idées à transmettre), les événements auxquels est confronté le personnage, les rencontres exceptionnelles qu’il fait constituent une structure d’autant plus significative qu’elle reste discrète. Ainsi, le camion s’embourbe, et c’est l’occasion de rencontrer Antoine, l’écrivain. Mais le but de cette longue errance ne pourra être atteint que si le camion sort de la route une seconde fois. Démoli, il devra être remplacé ; le cheval pourra enfin atteindre la prairie où il ne cessera de galoper et David fera la rencontre qui donnera, peut-être, un sens à ses pérégrinations.

Des mots, des objets récurrents renforcent l’impression de cohérence enfouie sous l’éclaté, l’invraisemblance de l’histoire, sous l’inconnu de la quête : la montre, arrêtée ou indiquant minuit à la place de midi ; ou la patience, dans le double sens de fleur et de l’art d’attendre, « la patience est une fleur qui ne pousse pas dans tous les jardins ».

David l’architecte errant qui détruit sa propre maison, se fait passer pour un jardinier. Et encore, cet art de commencer un épisode narratif par une description qui n’est qu’un prétexte à formules où les mots disent toujours un peu autre chose : « La route n’est ni très large ni très droite. C’est une de ces routes de campagne qui, autrefois, n’allaient nulle part, c’est-à-dire qu’elles allaient loin mais que personne ne perdait son temps à aller aussi loin que ça. Perdre son temps. […] Et David, qui sourit, laisse ses yeux se fixer un peu trop longtemps sur le trop brillant soleil qui passe, un deux, un deux, entre les arbres qui empêchent la route d’aller vraiment nulle part ».

Ou cette façon de clore l’épisode sur une note d’humour un peu désespéré, typique de l’univers de Dannemark. Le camion s’est embourbé à côté d’une voiture : « David a déjà sauté à terre et trente centimètres de ses jambes disparaissent dans l’épaisse colle jaune pâle ». « Pas de panique », dit le type en souriant, « ce n’est pas du ciment à prise rapide, on en sort ».

– Vous êtes là depuis longtemps ? demande David.
– Non, je viens d’arriver. Mais la bonne question, c’est de savoir comment on s’en va.

Les lecteurs, eux, préfèrent rester.

Joseph Duhamel


Flying

J’ai pris dans une boite noire un petit cigare tout noir du Brésil et j’ai rempli la pièce jusqu’au moindre plu de fumée lourde et parfumée et d’airs un peu fous de Giacomo Puccini, voix d’hommes et de femmes à casser les pierres, à faire pleurer les maisons.

C’est une saison de grands vents depuis plus d’un an et souvent je me demande à quoi il rime, ce vent, et si ça sert à quelque chose les boutons de porte à quoi l’on s’arrime.

Je voudrais connaitre mieux les nuages, les secrets de la musique et l’art de traverser les plaines : je voudrais être un guépard d’abord, puis un faucon – et voler ma vie.

Extrait de L’incomparable promenade, Cadex


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°78 (1993)