L’homme est à ce point devenu une figure historique qu’on en oublierait presque qu’il continue encore, à 92 ans, d’aligner texte sur texte et dessin sur dessin, avec la constance d’un artiste à l’abondance naturelle, qui se distrait d’un travail en passant à un autre.
Pour quiconque s’intéresse à la vie culturelle belge, son nom est indissociablement lié à celui de la revue qu’il fit paraitre à Anvers, sa ville natale, entre 1921 et 1923 : Het overzicht (le panorama). Son nom ? Son pseudonyme devrait-on plutôt dire, Seuphor, cette précieuse anagramme d’Orpheus que Fernant Berckerlaers avait choisi pour signer ses poèmes, qu’il écrivait en français, bien qu’il fût totalement acquis à la cause flamande.
Bientôt Het overzicht devait abandonner ses orientations nationalistes pour s’ouvrir à tout ce que l’art de son temps apportait de plus novateur. Bientôt le jeune homme allait quitter Anvers, visiter l’Allemagne, l’Italie, s’installer à Paris…
Toute la vie de Michel Seuphor est portée par un esprit de liberté et une quête spirituelle incessante qui caractérisent jusqu’à aujourd’hui les petits livres inclassables publiés régulièrement, depuis plusieurs années, par les éditions Convergence. De dada, des futuristes dont il fut proche, il a gardé le sens de la déflagration verbale, la joie des mots lancés en jeux d’artifices qui lui font écrire, par exemple, « Pour Taramaxa Trabata / je chante Larma Bloustaqua / je romps je valse je dandouille / je mens j’ablecte et je trafouille / à l’ail à l’eau à l’ail à l’eau / à l’ail d’ici et l’ail de là / pour Taramaxa Trabata » (Sans faire le moindre effort, Convergence, 1992, p. 72). Avec Mondrian, qui fut son ami, il partage un gout de la rigueur qui l’amène à faire sourdre d’une forme parfaite le plus secret des signes. Cet omnivore de la culture (il a été en relation avec toutes les avant-gardes européennes ; il s’est fortifié à la lecture de tous les textes fondateurs des civilisations d’Occident et d’Orient) confesse qu’il se délasse parfois en relisant, dans leur langue d’origine, Platon ou Hölderlin, à moins qu’il ne poursuive les études de sanscrit auxquelles il s’est attelé depuis cinq ans, pour le plaisir de savoir comment cela s’écrivait.
Malgré une production littéraire considérable, qui allie poésie, romans, essais, théâtre, c’est surtout dans le milieu des arts plastiques qu’il est connu : comme créateur mais aussi comme critique et historien. Il faut dire notamment que ses livres sur la peinture abstraite, qui furent parmi les premiers du genre, font aujourd’hui encore autorité et que ses collages et dessins se retrouvent dans les plus grandes collections d’art contemporain. Par contre, si Rougerie a entrepris de rééditer l’intégrale de sa poésie, ses romans sont quant à eux tout à fait introuvables. Aussi connait-on peu de lecteurs qui ont eu accès directement à ses textes. (À quand, à ce propos, un Seuphor dans l’une de nos collections patrimoniales ?)
Michel Seuphor nous a reçu en aout dernier, dans l’appartement qu’avec sa femme, Suzanne Plasse, il occupe à Paris, non loin de la Tour Eiffel, depuis près d’un demi-siècle. Du long entretien qu’il nous a accordé, nous n’avons retenu qu’une petite partie qui à d’aucuns pourra paraitre anecdotique parfois. Mais l’œuvre parle d’elle-même, et c’est avec l’homme que nous avions envie de faire connaissance.
Le Carnet et les Instants : Avez-vous jamais eu d’activités professionnelles autres que l’écriture ?
Michel Seuphor : Je n’ai jamais été professeur.
Vous avez toujours gagné votre vie comme écrivain et peintre ?
Oh ! j’ai gagné ma vie, dans ma première période parisienne, en faisant la traduction des programmes de radios étrangères, de l’allemand et de l’anglais. Dès le commencement de la radio en 1926, il y avait trois magazines spécialisés : Radio magazine, La parole libre TSF et L’antenne. C’est moi qui faisais les traductions des programmes étrangers pour les trois. C’était facile, ça me demandait très peu de temps parce que c’étaient les mêmes programmes partout à cette époque-là. La musique d’opérette revenait partout, et je connaissais tout cela par cœur. Ensuite j’ai fait une folie, je suis allé en Espagne et j’ai perdu mon emploi. En revenant, j’ai été garçon de course, dans une succursale de machines à laver anglaises, Switcher Company, et puis j’ai été une sorte de vagabond, à travers la France et la Suisse, pendant deux ans. J’ai vécu de ce qu’on me donnait. Je portais un pantalon qu’on m’avait donné, une chemise, une ceinture, une paire de chaussures qu’on m’avait données et je vivais de rien. J’ai appris jeune à limiter mes besoins, c’est très important, avoir peu de besoins.
Et après les machines à laver ?
J’ai été correcteur de nuit dans un quotidien de Paris, Aujourd’hui. Je travaillais de dix heures du soir à deux heures du matin. Comme il n’y avait plus de métro et que je ne gagnais quand même pas assez pour prendre un taxi, toutes les nuits, je traversais Paris à pied pour rentrer chez moi. C’était magnifique, la traversée de Paris, seul ou à peu près, très peu de personnes à deux heures du matin, et une auto de temps en temps. Mais je parle de 1933… J’ai fait cela quelques temps, c’était bien payé, c’est à ce moment-là que j’ai connu ma femme… [Laquelle entre précisément dans la pièce. Mon chéri, je parle de toi, alors disparais, disparais, tu seras gentille.
Suzanne Plasse : Je ne tape pas maintenant parce que ça fait trop de bruit].
J’étais devenu par la force des choses très religieux. Quelqu’un m’avait donné un missel en échange d’un livre de moi, j’étais émerveillé en le lisant, je trouvais que c’était une noyade dans la poésie. Ça m’a amené à une vie régulière de pratiquant religieux. Pendant cinq ans, j’ai tenu bon. Avec ma femme, nous nous sommes retirés à la campagne avec nos petites économies. Juste avant notre mariage, le journal a fait faillite, de telle sorte que je n’avais plus de profession. Nous sommes allés vivre à 700 km de Paris, dans un village, Anduze, pour être avec les petites gens. Nous avons acheté une maison en ruine, pour rien, et nous y sommes restés quatorze ans. Mais au bout de six mois, nous nous rendons compte qu’avec cet achat, tout notre argent était parti, et il fallait survivre. Alors j’ai eu l’idée de créer une revue, parce que ma femme avait une excellente machine à écrire, elle était sténo-dactylo diplômée. Nous avons édité pendant cinq ans une petite revue qui s’appelait La nouvelle campagne, que ma femme tapait à la machine autant de fois qu’il le fallait, qu’il y avait d’abonnés. Elle faisait entre quarante et quarante-cinq exemplaires chaque fois. C’est de cela que nous avons vécu pendant cinq ans. Il faut dire que nos dépenses étaient à peu près nulles : nous avions un jardin potager, nous faisions du vin de notre vigne et notre principale dépense, c’étaient les timbres-poste pour la correspondance.
Quel était le contenu de cette revue ?
De la littérature, des essais… J’étais très pacifiste, je le suis toujours, il y avait des articles antifascistes ou contre l’Église de Rome, proche de Mussolini, des traductions de poèmes de l’allemand, du néerlandais, de l’italien… Ça a duré jusqu’en 39. Le dernier numéro a paru deux mois avant la déclaration de guerre. En même temps, je commençais à écrire des romans. Il y a d’abord eu les Histoires de grand dadais, puis Les évasions d’Olivier Trickmansholm, Douce province, La maison claire, Le visage de Senlis, puis Le monde est plein d’oiseaux, puis Tout homme, puis Les innocents.
C’est introuvable à présent ?
Tout est épuisé depuis longtemps. Comme ces livres se vendaient bien, nous avions de l’argent pour vivre. J’ai rencontré alors à Anduze Pierre-André Benoît, qui avait dix-neuf ans, et que j’ai introduit en somme dans le monde des lettres. Je lui ai fait connaitre ensuite, à Paris, Arp, Braque, Picabia et d’autres personnalités qu’il a publiées dans ses éditions Les bibliophiles alésiens. Ça a été la fin de mon séjour dans le Midi. Il a fallu rentrer à Paris parce que le Midi et la campagne m’avaient donné tout ce qu’ils pouvaient me donner.
Vous étiez resté en relation avec vos amis artistes ?
Oui. Arp et Max Ernst par exemple sont venus nous voir là-bas. Tous les deux voulaient faire quelque chose comme nous, acheter une ferme ou quelque chose mais ils n’ont rien réalisé.
Et Picabia acceptait votre engagement religieux ?
Au bout de quelques années, il était quand même complètement dépassé, mon engagement religieux. Parce qu’il y a eu un accident avec l’Église qui a été un instant capital dans ma vie. En quittant Paris, j’étais en relation avec les Pères dominicains qui publiaient un hebdomadaire intitulé Sept. J’étais très engagé dans la lutte contre le fascisme. J’ai publié dans leur revue des articles très véhéments contre Hitler et Mussolini. En 1935. Ça a offusqué les autorités de Rome et la revue a été interdite. Mais en plus, Rome a obligé les Pères dominicains à justifier la fin de leur revue par un mensonge : qu’elle était obligée de s’arrêter pour des raisons financières. C’était tout à fait faux. Ça m’a donné un coup terrible. Ma femme a cru que je devenais fou. Parce que pendant dix jours il parait que je n’ai plus parlé, je suis resté seul dans une chambre où on m’apportait à manger. Ce que je considérais comme la plus haute autorité morale, à laquelle j’obéissais, que j’étudiais dans l’histoire, que j’admirais… : son mensonge était un écroulement total de l’édifice que je m’étais fait.
Tout à l’heure vous avez dit : j’étais devenu religieux par la force des choses.
C’était vers la fin de 1932, quand j’étais au milieu de cette équipe où je vivais de rien, un docteur de Suisse, qui admirait ce que j’avais publié dans Cercle et Carré, voyant mes difficultés, m’invite à séjourner chez lui pour que je puisse écrire. Je suis resté trois mois chez lui, près de Vevey, et j’ai écrit un texte dont les idées foisonnaient en moi depuis longtemps, sur ce que j’appelais une métaphysique de l’art. En passant par l’évolution de l’art chez les Grecs et les Romains, et ensuite dans les siècles chrétiens, j’avais observé qu’il y avait toujours un mouvement de style à cri et à cri renaissant, une sorte de vague qui revenait tout le temps : c’était le sujet de mon livre. Pendant l’écriture de ce livre qui est resté inédit, il y a eu une transformation qui s’est faite en moi, j’étais sans le savoir devenu croyant. Là-dessus il y a eu le missel que quelqu’un m’a donné… Voilà l’histoire : par la force des choses, c’est-à-dire en écrivant sur l’art. Alors je suis rentré à Paris. J’ai vendu ma bibliothèque, parce que je m’étais monté dans le Midi une bibliothèque énorme. J’allais chez les bouquinistes, dans des brics à brac à Alès et à Nîmes, et je trouvais pour quelques centimes des merveilles. Nous l’avons vendue parce qu’il était exclu qu’on trouve jamais à Paris un appartement assez grand pour héberger douze mille volumes. En plus, cela nous faisait un peu d’argent. Mais alors, il s’est passé autre chose : les deux gros manuscrits que j’emportais avec moi pour les publier, et qui devaient me permettre de reprendre ma place à Paris, étaient refusés partout. Le monde des lettres se fermait complètement pour moi. Alors que paradoxalement, le monde des arts plastiques s’ouvrait. Tout le monde s’accrochait à moi : « Ah Seuphor, enfin revenu. Nous avons besoin de vous », etc. Y compris la galerie Maeght qui me dit : nous avons ici des critiques d’art qui ne savent pas ce qui s’est passé avant la guerre, mais vous, vous étiez présent, vous allez écrire pour moi. Et je suis devenu l’auteur de L’art abstrait, ses origines, ses premiers maitres, Le style et le cri, Le commerce de l’art, etc. Cette veine s’est épuisée. Pendant ce temps-là, je me suis mis à dessiner, à faire des collages, et j’ai commencé à écrire ces petits livres de poésie. Cela s’est développé comme vous savez. Voilà, c’est toute la suite.
Carmelo Virone
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°80 (1994)