Liliane Wouters : à quoi servent les poètes ?

liliane wouters

Liliane Wouters

Liliane Wouters vient d’obtenir le prix quinquennal de littérature 2000, un prix dit de « couronnement de carrière », décerné pour l’ensemble d’une œuvre. Cette distinction, qui existe depuis 1927, est la plus importante en Communauté française. Une bonne occasion de (re)lire l’œuvre de la lauréate.

Liliane Wouters est née à Ixelles, en 1930, « un jour tout enneigé », dans une famille modeste, originaire de Furnes. Rien, sans doute, ne la prédestine à la carrière qu’elle va mener et pourtant… Elle fait rapidement connaissance avec un livre qui deviendra son préféré, le dictionnaire, et, haute comme trois pommes, n’hésite pas à affirmer à son institutrice qu’elle sera écrivain. Avant même d’avoir écrit son premier poème.

Sous l’Occupation, elle écrit des pièces qu’elle fait jouer par ses camarades et poursuit ses études, l’école normale (une scolarité complète chez les sœurs, y compris la pension) puis devient institutrice. Et écrit des poèmes. Roger Bodart la guide, lui fait découvrir la poésie contemporaine, dont elle ignorait tout (les temps ne changent pas…) et l’aide à publier son premier recueil, La marche forcée, en 1954.

Ce livre sera primé et connaitra une belle fortune critique ; Aragon lui-même saluera « la maitrise […] du vers français et de sa technique ». Étonnant quand on sait que cette jeune femme sous influence qu’est encore Liliane Wouters parle de sa foi, de Dieu, doute, certes déjà, de la Terre promise mais aborde sans cesse des thèmes bibliques, évoque Jacob ou le jardin des oliviers. Elle se « signe dans l’effroi / devant le Christ ou la Madone » et se voudrait, avec toute l’outrance qui sied à la jeunesse, un destin qui la ferait devenir chien de garde à la porte du paradis.

Écrivant ceci, j’aspire à être contredit mais je ne suis pas sûr qu’il existe encore beaucoup de poètes de 24 ans qui oseraient au premier poème du premier recueil, ce premier vers : « Pharaon, si j’étais Moïse ». D’emblée, Liliane Wouters donne sa hauteur de vue et la mesure de son ambition. On notera au passage qu’entre ce premier vers et le dernier titre (Journal du scribe), l’œuvre se maintient dans l’imaginaire géographique des zones bibliques. Il faut relever aussi ce que le titre, La marche forcée, exprime de contrainte et relève du désenchantement, de cette manière d’exigence qui va rester dans toute l’œuvre à venir et de cette tension qui mettra longtemps à s’apaiser.

Le plus étonnant dans ce recueil – et, au regard de ce qui se lit aujourd’hui, le lecteur permettra que je m’y attarde -, c’est que tout y est déjà posé, en germe, intuitivement. Les récoltes et les réflexions suivront dans d’autres livres mais ce premier cri montre une personnalité dans toute sa sincérité. Le sens de l’âge et le sentiment d’éternité, la constance, les semailles (même mêlées « de grains et de cailloux »), l’aspiration à l’amour (mais il a partout « des ailes noires »), l’envie d’une croisade comme but pour mourir (« mais j’aime mieux la vie ») ou l’enterrement du bon dieu (« le voilà mort / enfin nous serons seuls ! ») ; Liliane Wouters, pendant 50 ans, n’aura de cesse de revisiter ces thèmes.

Sans vouloir verser dans l’analyse à bon marché, j’ai tendance à penser que Liliane Wouters s’est inventé une identité d’écrivain (cf. la précoce affirmation à son institutrice) et qu’elle a cimenté, par la foi, cette construction. Après, elle s’extraira peu à peu de cette gangue pour retrouver un libre-arbitre tout en restant inquiète pour elle-même. Qu’on en juge par les titres de ses livres : elle passe de La marche forcée au Bois sec (« Je montre mon bois fossile. / C’est lui qui flambe le mieux »), puis à Gel. Aucun rayonnement dans ces titres, au contraire, un repli suraigu sur soi.

Ce qui n’empêche ni le questionnement, ni l’offrande, ni le partage. L’aloès, puis le Journal d’un scribe, apparaissent comme plus libérés ; si la sérénité n’est pas encore à l’ordre du jour, l’inquiétude y est moins immédiate et l’âge venant s’étonne d’autant de durée. Chez Liliane Wouters, même dégagée (libérée ?) de la religion, la passion reste à l’œuvre – et c’est une passion christique, souffrante -, la méditation sur le temps balance de l’instant présent au désir d’éternité (entre la mort qui pourrit le corps et le paradis pour destin) et la question de l’amour ne trouve, bien évidemment, que des réponses partielles, temporaires.

La poésie aura ainsi mené Liliane Wouters à se permettre d’affirmer « moi qui suis de tous le plus grand / mais seul à le savoir ». Vanité, vantardise ? Non pas, ce serait trop facile. Celle qui dit cela a passé sa vie à rechercher la vérité ; elle ne l’avance qu’en connaissance d’elle-même, en maitrise d’un corps, d’une voix. « Je suis le secrétaire du parti des hommes » et « Je nomme, donc je suis ». Autorité du poète dont toute l’œuvre aura cherché à contraindre le temps, pour y lover son désir immédiat, et pour qu’enfin il épouse un rythme attendu.

Une quête d’amour

« Lyrique je suis, je reste ». Dans cette profession de foi, Liliane Wouters ne s’abuse pas ; de fait, elle demeure une grande lyrique. Avec ce travers inhérent au genre : dans le lyrisme, l’émotion précède la réflexion, et l’auteur prend le risque d’être seule à éprouver ses excès. Jean Tordeur a raison de relever qu’elle est, sans doute, une des dernières représentantes d’une forme de poésie qui aura duré cinq siècles ; il y a dans ses rimes, ses rythmes, son phrasé quelque chose qui se perd, s’est perdu. L’exigence s’est déplacée ; il ne faut pas avoir de regret. Si l’on pleure parfois, dans l’œuvre de Wouters, on danse aussi beaucoup, et l’on imagine des scènes breugheliennes de liesses et de réconciliations.

Tout ceci ne parle que de poésie. C’est beaucoup mais pour Liliane Wouters, c’est un peu court. Il reste tant de choses à dire. J’en terminerai, malheureusement, un peu vite en rappelant qu’elle est aussi l’auteur de plusieurs anthologies, les unes destinées aux jeunes et les autres (avec Alain Bosquet) ayant caractère encyclopédique ; manière de ne pas oublier, de faire découvrir ou redécouvrir des œuvres qui sans elle n’auraient pas connu cet éclairage. De l’institutrice à l’anthologiste, il y a sans doute une vocation pédagogique qu’il faut souligner. Et il faudrait encore évoquer le travail de traductrice…

On sait aussi son œuvre de dramaturge qui, de La salle des profs à Charlotte me semble, quel que soit le thème prédominant, une quête de l’amour, toujours renouvelée. Ou une réflexion involontaire sur l’écriture, voire un portrait en creux de leur auteur. Ainsi, Vies et mort de Mademoiselle Shakespeare se termine par une réflexion sur la poésie : « À quoi servent les poètes, Némésis ? – Je te l’ai déjà dit : à rien ». Mais il s’agit de faire un pas, puis un autre pas, et toute une vie ainsi, « pour savoir ce qu’est la vie ». « La terre a tourné sans nous, elle continuera de tourner après nous. Mais quand nous y sommes, quelle différence ! »

Derrière les poèmes, il y a une femme. Il faudra qu’un jour, quelqu’un se penche et interroge cette voix de femme qui a sans doute cristallisé le destin de bien d’autres en cette moitié de siècle. Certes, le cœur est un muscle creux mais « l’amour de vivre est mon partage ».

Jack Keguenne

 

Les citations non créditées sont extraites des poèmes repris dans Tous les chemins conduisent à la mer, Les éperonniers, 1997, qui contient aussi la biographie de l’auteur et une belle et éclairante préface de Jean Tordeur à qui j’ai emprunté quelques remarques. Liliane Wouters vient par ailleurs de publier deux nouveaux livres : un recueil de poèmes, Le billet de Pascal (coéd. Phi – Les éperonniers – Écrits des forges) et une anthologie, avec Yves Namur, Le siècle des femmes. Poésie francophone en Belgique et au Grand-Duché de Lucembourg au XXe siècle (coéd. Phi – Les éperonniers)


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°112, 2000