L’année s’achève bellement pour un de nos grands écrivains. Liliane Wouters publie au Taillis Pré un nouveau recueil de poèmes, Le livre du soufi. Luc Pire réédite Belles heures de Flandre, dans sa version la plus complète, sortie naguère aux Éperonniers. Tandis que paraît, chez Atlas, à Amsterdam, la traduction néerlandaise de Paysage flamand avec nonnes (Vlaams landschap met nonnen), signée Lien Wauters (sic), qui, autre coïncidence, habite le village de Gijzegem, où se déroule ce récit incisif d’une adolescence dans un pensionnat religieux. Enfin, Liliane Wouters tiendra, au printemps prochain, la chaire de Poétique, à l’UCL.
Heureux moment pour une conversation au long cours, retraversant les livres, les pièces de théâtre, les paysages, les couleurs, les saisons d’une vie.
Rencontrer Liliane Wouters devant la mer, c’est la voir dans son lieu d’élection. Ostende, un de ses ports d’attache, avec Ixelles, la commune bruxelloise où elle est née, fut avec bonheur institutrice durant trente ans, et à laquelle elle est restée fidèle – à part un chapitre d’une vingtaine d’années en Hainaut.
La mer est-elle, pour vous, beaucoup plus que la mer, comme le disait Chardonne de l’amour ? N’avez-vous pas choisi pour titre de votre première anthologie personnelle : Tous les chemins conduisent à la mer ? Une vraie profession de foi !
La mer, c’est l’ouverture vers ce qui n’a pas de fin, et aussi un mouvement, un rythme perpétuels. Et puis, je me retrouve ici sur la terre de mes grands-parents maternels, les seuls que j’aie connus, qui étaient originaires de Furnes.
Car Liliane Wouters est restée «une fille de Flandre, aimant le parler français». Une double identité qu’elle maintient sereinement, passant outre aux esprits étroits qui l’ont parfois taxée, sans rire, de «flamingante»…! Elle pense et écrit en français, mais sent en flamand, réconciliant magnifiquement nos deux lignées. Elle est d’ailleurs, avec Jacques De Decker, le seul écrivain à faire partie de nos deux Académies de langue et de littérature (sans oublier l’Académie européenne de poésie).
La mer aimée, c’est la mer du Nord, avec sa gamme de gris, la rumeur des vagues, la houle, les mouettes. Vous n’avez pas la nostalgie des bleus de la Méditerranée ?
La Méditerranée, c’est un grand lac ! Même s’il peut être méchant, je le sais d’expérience…
Vous avez couru le vaste monde, surtout pendant les mois bénis des vacances scolaires. Quels sont vos plus beaux souvenirs ?
Survoler la savane africaine où galopent des milliers d’antilopes. Une autre image ineffaçable : le survol du Groenland, un jour où les glaciers étincelaient dans le soleil comme des diamants. J’ai aussi été très frappée par le désert et par les paysages de hautes montagnes. Autant d’espaces ouverts, de vastes horizons. Je n’aime pas les cloisons… Mes villes préférées ? Venise, et la plupart des villes italiennes. Paris, Amsterdam, Bruges, Stockholm, Saint-Pétersbourg, et j’en oublie… En somme, je suis une septentrionale. Henri Michaux me demandait un jour si je le considérais comme belge ou français (le second terme, selon moi, lui correspond moins encore !). Je lui ai proposé «septentrional» ; il a acquiescé.
Savoir faire table rase et retrouver le chant de la vie
Dans une œuvre multiple (recueils de poèmes, traductions, anthologies, pièces de théâtre et, récemment, livre de souvenirs), la poésie demeure la part essentielle. L’aborder relève toutefois de l’impossible. Liliane Wouters cite volontiers Cocteau : «Il est aussi difficile à un poète de parler poésie qu’à une plante de parler horticulture.»
Tenterons-nous pourtant une approche en reparcourant son chemin en poésie, depuis La marche forcée (1954) qui lui valait, à vingt-quatre ans, une reconnaissance immédiate (ce premier recueil «noir, rouge et or» obtenait quatre prix : deux à Paris, deux à Bruxelles) ? Après Le bois sec («Je montre mon bois fossile : / C’est lui qui flambe le mieux») paraissait, en 1966, Le gel, où résonne – et nous étreint – la voix pure et tranchante du désespoir. Aux lendemains de ce «livre de souffrance et de nuit» qui nous brûle encore, Liliane Wouters gardait longtemps le silence. Parce qu’elle y avait atteint un point de non-retour ?
«Pour plusieurs raisons. La première, c’est que Le gel fait table rase. Ensuite, je traversais une période de doute, de remise en question. Je me sentais en porte à faux avec les bouleversements littéraires de l’époque ; rejetée par le regard des écrivains qui voyaient en moi, à tort, un poète traditionnel. C’est alors que Jacques Antoine m’a proposé de composer un Panorama de la poésie française de Belgique, qui serait, à ma grande stupéfaction, très bien accueilli, bien que certains l’aient trouvé trop éclectique. Ce fut l’occasion de me relire, de me resituer. D’y croire à nouveau…
Je voudrais vous raconter une anecdote : pendant ce silence de dix-sept ans, Maurice Carême, que je connaissais seulement pour l’avoir vu de temps à autre, m’a demandé pourquoi je ne publiais plus de poésie. Et, pensant à tort que c’était une question d’argent, il m’a envoyé un chèque important… Je le lui ai, bien sûr, retourné, mais son geste m’a vivement touchée.»
Rompant avec cette phase d’interrogation douloureuse, de désarroi, de mal-être, L’aloès (1983) marque un nouveau départ. Les trois recueils de jeunesse s’y prolongent d’une moisson d’inédits, Etat provisoire, où la vie retrouve sève, couleurs, éclat ; où le désir se rallume, et chante la joie d’aimer. («L’amour n’a ni commencement ni fin./ Il ne naît pas, il ressuscite./ Il ne rencontre pas, il reconnaît.») Ce sont peut-être les vers les plus frémissants, les plus lumineux qui aient jailli sous sa plume.
«C’est Alain Bosquet qui m’a stimulée, encouragée à sortir ces inédits que je gardais dans un tiroir. Et il s’est chargé de trouver l’éditeur, à Paris : Luneau Ascot. J’avais aussi remonté la pente en écrivant Vies et morts de Mademoiselle Shakespeare, qui fut représentée au théâtre de l’Esprit frappeur. J’ajouterai que c’est également à partir de ce moment-là que je ne me suis plus souciée des étiquettes !»
Partir de la fêlure et toucher à l’indicible
En 1995, Journal du scribe nous atteint au plus profond par les accents envoûtants d’une grave plénitude, d’un poignant détachement.
«C’était une commande d’André Simoncini, qui réalise à Luxembourg des éditions d’art, à tirage limité. J’ai repris le texte, légèrement augmenté, dans la collection Feux que je dirigeais aux Éperonniers. C’est le livre de la maturité, de la sérénité. D’une expérience ultime aussi, celle du vide. Un livre qui me précède, comme si quelqu’un marchait devant moi, qui me l’avait dicté. Je l’ai écrit dans un état second, à la fois de lucidité extrême et de dépossession de moi.»
Suivaient, cinq ans plus tard, deux recueils. Le billet de Pascal, un long poème où s’imbriquent le texte du Mémorial de Pascal, les incidents d’un voyage en voiture entre Bruxelles et Charleroi, et une méditation sur sa vie. Les sept portiques du chemin de Pâques, poèmes qui furent dits à Sainte-Gudule au fil des sept dimanches de Carême. Et, aujourd’hui, Le livre du soufi, qui réunit des poèmes d’amour, des prières, des textes pour ses amis morts, une méditation sur sa propre mort.
«J’ai toujours aimé la poésie des soufis, ces mystiques arabes, parfois hérétiques, qui apparaissent dès les débuts de l’islam. J’en ai imaginé un, qui n’a pas de nom, et je lui fais porter le poids de mes pensées. »
De tout temps, vous vouliez que chaque recueil marquât une étape décisive. Une rupture. Comment définiriez-vous le chemin commencé avec La marche forcée ? Vous mène-t-il toujours plus loin dans cette quête intérieure qui creuse, dénude votre «voix la plus vraie»?
Alain Bosquet avait prédit que j’évoluerais dans le sens d’une plus grande liberté. Mes vers, au départ, étaient très construits. Je ne pourrais plus me plier à une telle exigence de structure. Elle me briderait, alors qu’elle me portait.
La poésie est le noyau de votre œuvre, de votre vie. La respiration la plus intime, la plus nécessaire. Parce qu’on y touche à l’indicible, au mystère, au sacré ?
Oui, mais à ce qui est donné il faut ajouter l’architecture… La poésie a toujours été mon souci majeur, ma forme d’élection. Le premier but de ma vie.
Avez-vous trouvé votre définition de la poésie ? Vous étiez particulièrement sensible à la parole de Jean de Boschère : «Et puis enfin à midi et à jeun / La pensée se fend et s’ouvre.» Elle traduit bien votre idée que la poésie naît d’une faille, d’une fêlure.
C’est toujours la plus proche de mon sentiment de la poésie. Mais il y a une définition du poète américain Carl Sandburg que je trouve très jolie : «La poésie est le journal d’un animal marin qui vit sur terre et qui voudrait voler.»
Qui sont vos poètes compagnons ?
Le Rilke des Élégies. John Donne. Emily Dickinson. Les poètes du Moyen Âge français : Rutebeuf, Villon. Plus près de nous, je citerais Pessoa, Aragon, Cocteau, Apollinaire, Paul Celan…
Faire entendre et goûter la voix des poètes aimés
En marge de la création poétique, Liliane Wouters s’est consacrée à la traduction de textes flamands anciens (Belles heures de Flandre…) ; de Guido Gezelle, «un compagnon pour toutes les saisons». À la conception d’anthologies, six à ce jour, dont certaines en collaboration, telle la monumentale Poésie francophone de Belgique, en quatre volumes, avec Alain Bosquet. Une aventure dévorante…
« Sûrement, mais je ne la regrette pas. Vous savez, à lire des poèmes, bons ou mauvais, on apprend toujours quelque chose. Alain Bosquet, qui était un de mes meilleurs amis, avait une connaissance phénoménale de la poésie, dans ses formes les plus diverses. Il avait parfois des a priori, mais il se trompait rarement. Travailler avec lui a été très enrichissant, et, contrairement à tous les pronostics, nous ne nous sommes jamais disputés ! »
Vous avez aussi fait équipe avec Yves Namur pour deux anthologies : Le siècle des femmes et, récemment, aux éditions du Taillis Pré qu’il dirige, Poètes aujourd’hui, une sélection de poètes vivants, en Belgique francophone.
Nous sommes de grands amis et nous nous complétons bien. La différence de sexe et de génération a permis un regard double.
L’anthologiste, la traductrice, l’éditrice attentive aux voix nouvelles, curieuse des jeunes talents, qui a révélé ou confirmé, dans sa collection Feux, notamment Philippe Lekeuche, Karel Logist, Carl Norac, Serge Delaive, se rejoignent, s’unissent pour faire connaître, transmettre, partager. Dans la ligne de votre métier d’institutrice, que vous avez beaucoup aimé.
C’est même de là qu’est partie mon activité de traductrice. J’avais traduit pour mes élèves de très beaux vieux Noëls flamands. Ce fut le premier pas vers Belles heures de Flandre…
Passer du «je» poétique au «je» dramatique
Dès 1963, Liliane Wouters révélait une autre facette avec la pièce Oscarine ou les tournesols, créée au Rideau de Bruxelles. Or c’est à la scène que ses amis, paraît-il, la reconnaissent le mieux, car son théâtre est, à son image, «loufoque, triste et gai». Si l’on met à part l’irrésistible Salle des profs, comédie réaliste dont la verve moqueuse et la drôlerie ont conquis tous les publics, et l’intense tragédie historique Charlotte ou la nuit mexicaine, ses pièces (La porte, Vies et morts de Mademoiselle Shakespeare, L’Équateur…) sont, en effet, cocasses et déchirantes. Mêlant subtilement le rose et le noir, la fantaisie et la philosophie, la légèreté et la profondeur. Frôlant l’étrange, laissant percer l’angoisse de toute fin, et, sous le plaisir des mots, la vivacité des répliques, sourdre la souffrance («Chacun tisse en soi sa propre douleur»).
On pourrait peut-être les rapprocher des pièces de Paul Willems ?
Pas du tout ! Le théâtre de Paul Willems se veut poétique, et, d’une certaine manière, il l’est. Le mien ne veut pas être poétique, et il l’est, malgré moi, quelquefois.
Vous vous êtes sûrement posé la question qui nous intrigue : votre «je» poétique est-il différent de votre «je» dramatique ?
Oui, j’y ai beaucoup réfléchi, et pris conscience que, autant mon «je» poétique se sent habité par quelqu’un (je parlerais de non-moi, d’aliénation dans l’acte poétique), autant mon «je» dramatique a pour fonction d’habiter, d’occuper ses personnages. Il ne suffit pas d’inventer les protagonistes d’une pièce, de les mettre en présence, je dois les investir à tour de rôle. Je deviens chaque fois l’autre tout en restant moi. Concluons ainsi : le «je» du poète serait personne ; celui du dramaturge serait plusieurs.
Telle Charlotte, une figure fiévreuse, tragique. Fascinante ?
Ce n’est pas un personnage que j’aime, mais je le trouve dramatiquement intéressant. Tandis que Marie Stuart, autour de qui j’ai écrit une pièce, L’Ecossaise, est un personnage qui m’est cher. Je l’ai imaginée dans ses tout derniers jours, à travers un conflit avec son gardien. J’ai deux autres pièces inédites : Mohammed et Juliette, et Moi, Frédéric, qui a pour héros Frédéric II Hohenstaufen, empereur germanique et roi de Sicile au XIIIe siècle, très en avance sur son temps : au Moyen Âge, c’est déjà un prince de la Renaissance. Ces trois pièces ont été données en lectures-spectacles, mais pas encore jouées.
Réveiller les tourments et les rires de l’adolescence
Et puis, voici deux ans, Liliane Wouters nous faisait la surprise d’un livre de souvenirs : le récit vivant, tour à tour caustique, attendri, joyeusement féroce, nostalgique des cinq ans passés à l’école normale de Giesland (Gijzegem), près d’Alost, où les Sœurs de saint Vincent de Paul, en cornettes empesées, formaient, dans les deux langues, les futures institutrices. Elle y entrait à quatorze ans, petite Bruxelloise transplantée en 1944 dans ce Paysage flamand avec nonnes (Gallimard, 2007), et le quitterait à la veille de ses vingt ans.
Sur cette époque, dont elle a gardé l’empreinte, elle avait jeté quelques lumières (acides) dans les Fragments d’une autobiographie en vers, figurant en ouverture de sa deuxième anthologie personnelle, Changer d’écorce. Le couvent de Gijzegem y apparaît : «Mon Port-Royal, des murs de pierre grise / entre deux carrés de navets». Où «les demoiselles aux bas noirs marchent par trois / – Deux, nombre défendu, deux, le démon jubile / trois, les anges gardiens sauvent du péril –». Cette fois, nous y pénétrons ; en sentons l’odeur de Javel, d’encaustique, de pommes et d’encens ; partageons la vie strictement réglée des pensionnaires, des salles de classes au réfectoire, du dortoir à la chapelle.
Sévérité et foi. Discipline et cantiques. Frugalité et oraisons. Sous l’austère devise Ora et labora, le caractère se forge, s’affirme. Tourmenté par des questions existentielles, l’angoisse de la mort. Penchant un moment vers la vocation religieuse, qui semble seule répondre à son aspiration à l’absolu, mais dont un confesseur clairvoyant a tôt fait de la détourner : «Alors, comme ça, tu penses au couvent ? Mais tu y mettrais le feu en moins de six semaines !» Cher abbé Mesens, qui avait repéré chez cette toute jeune fille la farouche indépendance d’esprit dont lui-même témoignait hardiment dans ses cours… jusqu’à son éviction du pensionnat.
Mais Giesland, c’est aussi le temps des folles gaietés : «sous une telle férule, je sais que nous riions pourtant beaucoup». Des affections spontanées : Liliane y noua deux amitiés indestructibles. Le temps où elle reçoit «le baptême de la nature» : découvre, hume, sent frémir en elle le printemps, avril à la campagne, dans sa jeune force exultante, enivrante, que son enfance citadine ignorait. Depuis lors, écrit-elle, «chaque printemps me ramène à Giesland».
Ces années ardentes sous une chape de plomb, palpitant au creux d’un monde clos, protégé des événements extérieurs – qui, cependant, y font irruption quand le couvent est occupé par des militaires belges puis par un régiment écossais -, Liliane Wouters les décrit avec une ironie allègre, une secrète tendresse, une gratitude pour cette école de vie, rigide mais non sans noblesse. Avec aussi une précision, une fraîcheur qui donnent à croire qu’elle s’est inspirée d’un journal intime.
«Non. Tout était là, présent dans ma mémoire. Je racontais parfois à mon amie Françoise Mallet-Joris des anecdotes de cette époque. Elle m’a poussée à en écrire le récit, ce à quoi je n’avais jamais pensé.»
Qui sait ? Peut-être poursuivra-t-elle dans la voie du texte en prose, du temps retrouvé. Dernier aspect d’une œuvre lyrique et maîtrisée, spirituelle et charnelle, ample et dépouillée, éclatante et sombre. D’une force singulière, d’une vérité rare. Etrangère aux modes, rebelle aux conventions, et qui n’en a pas moins été brillamment fêtée, honorée. Citons particulièrement le Prix de la Nuit de la Poésie, décerné à Paris, en l955, par un jury qui comprenait Aragon, Cocteau, Reverdy…, le Prix triennal de Poésie (Bruxelles, 1962), le Prix Montaigne (Hambourg, 1995), la Bourse Goncourt de la Poésie (Paris, 2000) et, la même année, le Prix quinquennal de la Communauté française.
En exergue de l’anthologie Changer d’écorce, vous avez placé ces vers du recueil Le gel : «Revenez dans sept ans car / J’aurai fait peau neuve. L’art / De vivre, pour moi, consiste / À changer d’écorce.» C’est toujours vrai ?
Toujours.
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°159 (2009)