« Dans la sonorité des eaux dormantes » : le silence incandescent des mots

wilson pelleas et melisande

Pelléas et Mélisande mis en scène par Bob Wilson – © Javier del Real

Voici que Bob Wilson est convié par Hugues Gall à monter Pelléas et Mélisande à l’Opéra Bastille. En février 1997. Voici que la Ballade du Grand Macabre de Ghelderode mise en musique par Ligeti prendra place aux côtés du Pelléas de Bob Wilson au Festival de Salzbourg, été 1997. Coïncidences ? De toutes façons, si hasard il y a, de telles coïncidences doivent réjouir Gérard Mortier, le directeur belge du festival autrichien. Notre littérature enfanta donc au moins deux chefs-d’œuvre lyriques officiels. Plus, peut-être ? Approche de quelques instants précieux où notes et mots s’accordent, irrésistiblement. Depuis 1902, depuis la création à Paris de Pelléas et Mélisande, musique de Debussy, texte de Maeterlinck, il y a d’autres temps forts à explorer…

Nul doute que Bob Wilson, le grand ordonnateur du Regard du sourd, rencontre à merveille le travail de Maeterlinck, celui que Bachelard situe « aux confins de la poésie et du silence, au minimum de la voix dans la sonorité des eaux dormantes ». Wilson assure : « […] je m’inspire de Cézanne, de la transparence de sa palette, de l’attention portée à la structure. Pelléas a beaucoup à voir avec l’immobilité et le silence. Les Pelléas que j’ai pu voir étaient trop agités… Trop d’action, je ne pouvais pas entendre la musique » (Le Monde de la musique, décembre 1996). Côté mise en scène, le créateur américain risque bien en effet de mener loin cette force du silence et de l’immobilité et d’amplifier justement ce que Maeterlinck et Debussy ont donné à l’œuvre, au chef-d’œuvre, il y a un siècle…

« Je conçois une forme dramatique autre : la musique y commence là où la parole est impuissante à exprimer ; la musique est écrite pour l’inexprimable ; je voudrais qu’elle eût l’air de sortir de l’ombre et que, par instants, elle y rentrât… »[1]. Historiquement, les mots furent premiers. Debussy eut littéralement le coup de foudre pour l’œuvre de l’écrivain belge. On raconte qu’il découvrit le texte dans une librairie et sut tout de suite qu’il lui faudrait en écrire la musique. Les mots sont simples, le récit limpide et… l’ensemble est mystérieux. Alchimique.

Mélisande la secrète, la pure, la mystérieuse, épouse Golaud qui l’a sauvée de la forêt obscure. Fatale alliance. Dans le château sinistre et glacé, le vent coulis glace jusqu’aux os, on n’oublie ni l’impalpable brume de l’automne, ni la grande basse continue de l’ouragan, ni la fontaine calme, dangereuse comme la mer démontée. Souterrains tremblements, labyrinthes d’angoisses. Lointaine Mélisande… elle tombe amoureuse de Pelléas, le demi-frère de son mari jaloux. Mourir de froid et de solitude après que l’amour soit mort.

Brouillard. Verts profonds presque noirs des forêts. Des camaïeux de verts qui confinent aux gris. À la grisaille, dirait Debussy. « Une grisaille diaphane, diaphane comme l’existence de Mélisande, diaphane comme le mystère diaphane des choses familières », dira Jankélévitch.

Le sens de l’abîme, la chute, l’ombre et la lumière, l’eau, une certaine cruauté qui tue l’innocence : la matière diaphane de l’œuvre de Maeterlinck n’a rien à voir avec le conte de fée pastellisé.

Leur passion peur Edgar Poe, le gout du mystère et l’attirance pour la cruauté rassemblent très indirectement les deux artistes. Dès l’unique représentation théâtrale de Pelléas au Théâtre des Bouffes-Parisiens, le 17 mai 1893, le compositeur s’est attaqué à la partition. En octobre, dans une lettre à Chausson, il s’estime déçu par ces premières tentatives, trop proches des fantômes de Wagner, déclare avoir tout déchiré pour repartir « à la recherche d’une petite chimie de phrases plus personnelles » où un nouveau moyen d’expression, le silence constitue « peut-être la seule façon de faire valoir l’émotion d’une phrase »…

Debussy, fasciné par l’écriture de Maeterlinck, n’a cependant pas hésité à éliminer quatre scènes, des répliques, l’une ou l’autre phrase qui donnent trop facilement les clés du récit. Plonger dans cet univers sonore des eaux dormantes lui prend plusieurs années. Mots et notes deviennent indissociables. Debussy interdit à Ysaïe de monter une version concertante à Bruxelles en 1896[2]. La musique s’assortit à la mobilité des mots, exactement. Les morts s’assortissent à la mobilité des êtres, exactement. Et les rêves aussi. Ceux du lointain, de nulle part, de l’obscurité obstinée.

« Comparer un opéra de Debussy, un poème de Schönberg et deux suites symphoniques de Sibelius et de Fauré sous prétexte que leur titre commun est Pelléas et Mélisande, c’est un amusement stupide », dit Vladimir Jankélévitch dans un entretien avec Guy Samana (L’avant-scène opéra n°9) : simplement, n’est-ce pas l’ouverture de ce texte sur le silence qui laisse la place à la musique et provoque chez les musiciens le désir d’y coupler leur œuvre ?

Lorsque Paul Dukas rencontre Maeterlinck, cela donne un opéra en trois actes, Ariane et Barbe-bleue. Et comment ne pas penser à l’écrivain gantois encore en écoutant Le château de Barbe-bleue de Béla Bartók ?

Si Maeterlinck se sentait sur le territoire musical comme « un aveugle perdu dans un musée », il n’en a pas moins inspiré nombre de grands compositeurs : Chausson, Honegger, Absil, Rachmaninov avec Monna Vanna, Stravinsky avec La vie des abeilles  ont succombé également à la tentation…

Sans compter les musiciens moins connus comme Déodat de Séverac, Henry Février, René Defossez, Étienne Mawet, Léo Van der Haegen ou Albert Wolff (avec L’oiseau bleu, comédie lyrique en quatre actes et huit tableaux).

Y aurait-il dans l’écriture de Maeterlinck un alliage mystérieux qui abrite le germe de la musique ? S’agirait-il de cette alchimie trouble des « éloquent silences » évoqués par Claude Debussy ?

D’autres univers

Plusieurs autres auteurs belges ont eu maille à partir avec la scène lyrique, avec des succès divers.

Un opéra de Lemonnier, Edénie, avec musique de Bloch, n’a pas eu le destin des œuvres de Maeterlinck et est très vite tombé dans l’oubli. Dans la tradition de Maeterlinck, c’est peut-être l’alchimie des mots et des rêves, le fantastique esquissé et les silences de Bruges-la-morte de Georges Rodenbach qui ont inspiré Korngold. Le musicien prodige s’est emparé de l’histoire, des lieux, des personnages : le livret Die tote Stadt écrit par Paul Schott (alias Julius et Erich Korngold) s’inspire librement du roman. C’est aussi, comme dans Pelléas, la mort à l’œuvre dans les eaux dormantes de la cité, les églises et les cloitres obscurs. Tourments de l’amour perdu ou impossible à gagner, lutte fragile de l’amour vivant contre le souvenir de l’amour mort, la Ville morte mêle intimement le rêve et le réel. Le symbolisme fin-de-siècle y compose avec un modernisme amer né de la guerre qui se termine. Die tote Stadt fut en effet créé simultanément à Hambourg et Cologne le 4 décembre 1920.

Troisième temps fort pour la littérature belge dans l’aventure lyrique, Giörgi Ligeti s’approprie la Ballade du grand Macabre de Michel de Ghelderode en 1978. La création a lieu à Stockholm, en suédois. Pendant cinq ans les productions se suivent et ne se ressemblent pas : la vision allemande, l’italienne, la française, l’anglaise diffèrent sensiblement. Ligeti a donné une œuvre bizarre, facétieuse, terriblement éloignée de l’opéra-narration au point que l’auteur lui-même le considère comme un anti-opéra ! Le prélude est écrit pour douze klaxons accordés, notés dans le détail. L’intérêt rythmique s’allie au plaisir du sarcasme qui caractérise une des voies de la vision du compositeur. À nouveau, en Brueghelland, à une époque nébuleuse, c’est l’amour et la mort qui croisent le fer… Masques et bergamasques, le fantastique se nourrit des mots et des gestes et de la musique aussi. Sens du mystère et passion de l’au-delà…

Au début des années 1970, Pierre Mertens rencontre Philippe Boesmans ; leurs manifestes affinités les entrainent à projeter l’écriture d’un opéra sur Gilles de Rais, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, qui sombre dans l’horreur et la débauche, se mue en monstre dévoreur d’enfants. Toile de fond, un Moyen Âge en décomposition, un château labyrinthique… un monstre qui rejoint Barbe-bleue ! En 1980, le projet se précise ; Gérard Mortier prend la tête de La Monnaie et commande donc une œuvre belgo-belge : Pierre Mertens écrira le livret de la Passion de Gilles spécifiquement pour inventer avec Philippe Boesmans un nouvel opéra (le dernier, souhaitent les auteurs, comme « un navire qui sombre avec toutes ses reliques » !). C’est un vrai travail de duettistes qui sera créé le 18 octobre 1983 à Bruxelles.

Mais auparavant, Philippe Boesmans avait déjà composé Attitudes, œuvre musicale destinée au spectacle vivant. Une jeune femme traverse la scène, perd un gant : le musicien se joue des styles et parcourt avec elle la musique romantique, la manière contemporaine et le bel canto, avec un égal bonheur.

Une question de limites

Cette fin de 20e siècle pose vraiment la question de la limite du genre. Om commence la notion d’opéra ? Est-ce toujours simplement « l’ouvrage dramatique dans lequel les paroles sont chantées et accompagnées par l’orchestre » ? Mais quel orchestre ? On parle d’opéra-rock, de comédie musicale, d’opéra contemporain… Suffit-il vraiment d’associer mots et musique ? Faut-il un grand orchestre dans la fosse pour qu’existe le classique dramma per musica ? Peut-on appeler « opéras » les œuvres qui se donnent en dehors des grandes structures lyriques ? Selon les réponses, il y a peut-être bien d’autres œuvres de notre littérature qui ont inspiré les créateurs d’opéra en cette fin de 20e siècle – qui voit d’ailleurs le retour de l’art lyrique à l’avant-scène. Un roman d’Eugène Savitzkaya, La traversée de l’Afrique, a pris voix naguère à l’Atelier lyrique du Rhin (Strasbourg), dans le cadre du festival Musica 85. Autre exemple : Daniel Schell appelle explicitement opéra la version lyrique qu’il donne de l’Hygiène de l’assassin d’Amélie Nothomb. Il se définit comme le fils d’Hindemith, avec des parrains qui se nomment Purcell ou Alban Berg. Son travail se présente comme un opéra de chambre avec alternance de dialogues, d’airs, de duos, de trios et vingt-huit participants dont un chœur de douze personnes. Mais si certains instruments ont une partition écrite, d’autres éléments musicaux  sont laissés à l’improvisation… C’est la bibliothèque de l’ancienne faculté vétérinaire de Cureghem à Anderlecht qui accueillit l’œuvre en novembre 1995.

Les puristes apprécieront. La marge entre les genres, entre théâtre musical, performance et opéra n’est pas simple à explorer… Demandez-le à Bob Wilson !

Nicole Widart


[1] Debussy, Conversation avec E. Guiraud, citée par Pierre Macherey dans L’avant-scène opéra n°9, mars-avril 1977.
[2] « Si cette œuvre a quelque mérite, c’est dans le lien entre le drame et la musique. Il saute aux yeux qu’à une exécution en concert, ce lien disparaitrait, et que l’on ne pourrait blâmer personne de ne rien voir des éloquents ‘silences’ dont cette œuvre est constellée. En outre, la simplicité de l’ouvrage ne prenant de signification qu’à la scène, lors d’une exécution en concert on me lancerait à la face la richesse américaine d’un Wagner, et j’aurais l’air d’un pauvre type incapable de s’offrir des tubas ».


Debussy-Maeterlinck

Dans une lettre de 1893, Claude Debussy décrit ainsi leur entrevue : « J’ai vu Maeterlinck avec qui j’ai passé une journée à Gand ; d’abord il a eu des allures de jeune fille à qui on présente un futur mari, puis il s’est dégelé, et est devenu charmant ; il m’a parlé théâtre vraiment comme un homme tout à fait remarquable ; à propos de Pelléas, il me donne toute autorisation pour des coupures, et m’en a même indiqué de très importantes, même très utiles ! Maintenant au point de vue musique, il dit n’y rien comprendre, et il va dans une symphonie de Beethoven comme un aveugle dans un musée… » La formule est jolie, l’autorisation généreuse, elles vont amener la guerre entre les créateurs. On connait l’anecdote : Maeterlinck aurait souhaité que Georgette Leblanc, son amie, crée le rôle de Mélisande. Les qualités vocales de Mademoiselle Leblanc n’ont pas convaincu Debussy. C’est Mary Garden qui devient Mélisande, au grand dam de l’écrivain. Menace de ‘raclée’, provocation en duel, rien n’y fait. Aussi, le soir de la première, Maeterlinck fait-il distribuer à la sortie de l’opéra des pamphlets parodiant sa propre œuvre. Deux ans après la mort de Debussy, Maeterlinck écrivit cependant à Mary Garden quelques mots qui en disent long sur l’esprit de cette querelle : « Je m’étais juré de ne jamais voir le drame lyrique Pelléas et Mélisande. Hier, j’ai violé le serment, et je suis un homme heureux. Pour la première fois, j’ai entièrement compris ma propre pièce, et cela grâce à vous ».

Nicole Widart

Mots et mélodies

Plus encore que le théâtre, la poésie belge provoqua les partitions.

L’aventure symboliste draina dans le sillage de sa poésie pas mal de notes évocatrices. Van Lergberghe incita à la création aussi bien Gabriel Fauré qu’une multitude de musiciens tombés dans l’oubli. Verhaeren fut également mis en musique. Camille Mauclair séduisit du beau monde : Gustave Charpentier, Ernest Chausson et Ernst Bloch. Francis Poulenc succomba plus tard aux poèmes de Maurice Carême, comme Jean Absil. Jean Tousseul, André Van Hasselt, Rodenbach virent leurs textes transformés en mélodies. Albert Giraud donna les poèmes qui firent le Pierrot lunaire de Schönberg.

Plus près de nous, Roger Foulon et Max Loreau ont écrit un livret d’oratorio. Et les poèmes de Norge sont devenus mélodies portés par la voix incomparable de Jeanne Moreau… mais c’est une autre histoire.

Nicole Widart


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°96 (1997)