Auteur de romans, de poésie et de théâtre, acteur et metteur en scène, chanteur et slameur, animateur d’ateliers, Luc Baba s’affirme de plus en plus comme écrivain. Au seuil de la quarantaine, sans renoncer à la diversité de ses prestations et en plus de la nécessité de pourvoir à son quotidien en enseignant l’anglais dans le cadre de la promotion sociale, il a pris des décisions importantes. Quant à sa vie personnelle qu’il importe de mettre à l’abri de la souffrance et enfin de dédier pleinement à ce qu’il préfère et qu’il croit être sa voie. Quant à sa pratique de l’écriture qu’il veut plus intense encore, engagée et surtout exigeante.
Un trait commun à toutes les activités qui occupent le temps et la vie de notre auteur, la langue et les mots. Qu’il les écrive, les dise, les chante, ou même les enseigne, leur charme, le goût pour eux est constant, mais aussi la nécessité de les connaître toujours mieux et d’en développer la palette sémantique autant que le son. Un mot l’impressionne, alors qu’il est au tout début de l’école primaire, un mot qu’il n’avait pas compris d’abord, un mot qu’il a fait sien, inoublié à jamais : invincible. L’adopter, c’était vouloir l’être.
Dès l’enfance, cloîtrée, solitaire malgré la famille, ce qu’il tait dans le silence de sa chambre, Luc Baba va bientôt l’exprimer sur le papier. Très vite et bien au-delà des devoirs prescrits par l’école, il va écrire beaucoup. Pour lui seul d’abord, pour l’instituteur qui lui reconnaît un petit talent. Pour d’autres, il le voudrait. Mais s’il montre à sa mère un texte sur la pluie dont il tire quelque fierté, elle lui reproche d’écrire des choses tristes. Or, il estime, déjà, qu’il fait “quelque chose d’heureux avec du triste”. Seul toujours, aux rares moments de liberté permis, il va seul dans le petit bois voisin, rêver, parler et chanter : c’est ainsi selon lui qu’on apprend à chanter et même à inventer. La reconnaissance, il la rencontrera assez tôt pourtant, avec un prix de poésie international des jeunes auteurs, que suivront d’autres prix, lors des publications. Mais à l’origine, il n’y songe pas. Ce qui compte dans l’écriture qui le requiert si tôt, c’est la faculté de s’échapper, la liberté, bien plus effective que celle qu’il a tenté d’approcher lors d’une fugue adolescente.
Il faut en finir au plus vite avec l’école. Malgré l’envie d’études de Lettres ou de théâtre, il va vers une formation d’enseignant menée bon train, car il faut un diplôme et un travail. Des débuts sur les planches dans le cadre scolaire à un essai concluant lors du remplacement d’un comédien, il se révèle et va suivre des cours, mais se il formera surtout sur le tas. S’exposer sur une scène et écrire dans le secret de sa chambre, ce qu’il fait depuis toujours, ne sont pas des activités contradictoires mais complémentaires, pour autant que l’investissement de soi dans un projet personnel soit réel. Dire les mots des autres soit, mais bientôt écrire des textes pour les dire, voilà qui comble une double aspiration. Il y a toujours quelque chose à écrire ou à dire, tant de problèmes, de souffrances le requièrent. Il a surtout beaucoup à exprimer de soi, et ce silence d’autrefois à capturer, à habiter désormais. Il veut le faire retentir et son premier roman La cage aux cris s’en fait l’écho.
S’ensuivront des récits qui, pour sortir de l’intime, n’en exposeront pas moins la problématique toujours renouvelée dans sa complexité de la conquête de l’autonomie et de la liberté, impliquant les défis face à la filiation, la révolte de l’enfant ou de l’adolescent, la volonté de se dégager du carcan familial et finalement l’engagement à combattre toutes les coercitions que ce soit. On ne s’étonnera donc pas de trouver dans la bibliographie déjà abondante de Luc Baba, à côté de romans ou de mises en textes de scénarios tout intimes, personnels ou fictionnels, des textes militants. Toujours littéraires, car la littérature peut parfois être la seule à pouvoir dire ou à mieux dire, des livres comme Clandestins, un roman destiné aux 14 ans et plus, c’est-à-dire à tout le monde en fait, comme l’implique un tel sujet, Mon ami Paco et Sous le silence de Ramsgate, démontrent une volonté d’agir par et dans l’écriture. L’auteur s’y montre totalement disponible à la transmission des émotions, et combien efficace, grâce au pouvoir de son message et de l’injonction qu’il communique implicitement. Au-delà de la nécessité de dire, la difficulté d’être, la solitude et le manque propres à l’individu, il y a toujours quelque chose de plus à défendre, ou quelqu’un : les opprimés, les oubliés, ceux qui n’ont pas la parole et qu’il faut révéler et défendre, du niveau le plus intime au public. Aujourd’hui les clandestins, les sans-papiers, la dignité des femmes, des personnes, de tous ceux qui dans le monde sont des victimes. Mais s’il se doit de parler, parfois en urgence, et s’adresse plus particulièrement aux jeunes, Luc Baba, qui partage cette opinion en tant qu’enseignant d’ailleurs, se considère plus comme un porte-voix que la voix elle-même. L’écrivain est un filtre, selon lui. Restrictif ? Non, mesuré, maîtrisé aussi. Pas de logorrhée à cet égard chez quelqu’un qui a publié Les écrivains n’existent pas. Un peu provocant certes, celui qui a écrit cela parce qu’il pense qu’il faut accepter qu’on n’a pas d’importance, fera cependant tout pour rallier à un projet généreux les écrivains, les poètes et toutes les instances susceptibles d’intervenir dans la diffusion des lettres et de communiquer la bien nommée fureur de lire.
Pour Luc Baba, le nom d’un écrivain sur la couverture d’un livre n’est rien d’autre qu’une marque, et la présence de ses livres à l’étalage d’un libraire une escale. Il en est heureux certes, mais se situe dans un processus dynamique. En pleine évolution, il continue de grandir, car il apprend constamment en écrivant, et en éprouve davantage d’émotion, de bonheur, notamment lorsqu’il se sent poussé dans ses derniers retranchements. Toujours en devenir et très sartrien sans se le formuler ainsi, il a la conviction qu’on est écrivain quand on a terminé, sinon publié, son dernier livre. Le métier pourtant, il le met à l’épreuve, non douloureuse d’ailleurs, chaque jour et autant qu’il le peut. Il écrit tout le temps et partout, n’observe aucun rituel, mais se sent particulièrement bien seul chez lui à sa table. Plein de projets, il s’impose aujourd’hui, une discipline nouvelle, une manière de canaliser au mieux son désir de liberté. Toujours épris de curiosité, du désir d’aventure et d’exploration, il entend maintenant donner de l’épaisseur à ses récits et approfondit son sujet, fait des recherches, élargit sa documentation. Son prochain roman sera peut-être moins spontané car il veut dépasser cette facilité d’écrire qu’il a toujours eue, entend que son histoire singulière se rattache à l’Histoire et rejoigne le commun. Par exemple, du récit d’une enfance pénible ou douloureuse, il veut passer à la considération plus générale de l’organisation sociale et à la régulation d’une surveillance de la personne, voire de son enfermement ou de sa punition. L’imagination est la première productrice mais il lui faut aussi témoigner d’une réalité et l’information va donner corps à l’affect de la première impulsion. Sans dévoiler le grand projet auquel il se consacre tout entier aujourd’hui, on peut signaler qu’il veut alors y convoquer ensemble l’histoire immédiate et le destin individuel de personnages qui en seront à la fois l’objet et le sujet pour en devenir le symbole, en quelque sorte. Que l’imprégnation du réel dorénavant soit forte de documentation et d’authentique n’empêche pas que l’essentiel est d’en faire un objet littéraire. Une page de Luc Baba est reconnaissable, il y a là un style : un emploi aigu des mots, des formules inventives, des figures complexes. La nouveauté conquise progressivement est structurale et relève de la pratique narratologique : dispositif stimulant de l’intrigue, maîtrise des temporalités, recours aux éclairs descriptifs. Bref, une écriture que l’on serait tenté de qualifier de jeune par son côté non conforme aux modèles, quoique très soutenue. Ni complexe ni simple et malgré un ancrage serré à son objet, elle se situe à un niveau de littérarité élevé. Ce qui répond au vouloir de l’auteur qui se doit d’exprimer ce qui est juste et donc de l’écrire selon ses moyens, en toute liberté, aspiration constante du travail de Luc Baba.
Cette écriture jeune le serait aussi par d’autres aspects. Par vocation et puis pour répondre à des demandes, Luc Baba a publié plusieurs livres destinés à des adolescents, comme Clandestins et d’autres, déjà cités, et plus récemment Les aigles ne tuent pas les mouches, aussi inattendu et original que le titre peut l’annoncer, qui offre à tous un pur plaisir de lecture : une révolte encore, une affirmation de soi, une raison de vivre et surtout l’enthousiasme de raconter. Il a aussi écrit pour enfants et poussé le scrupule jusqu’à se soumettre à l’épreuve de la lecture par les enfants eux-mêmes et “corriger” l’une ou l’autre phrase qu’ils ne comprenaient pas, une formule abstraite qui ne leur évoquait rien. C’est ainsi qu’il leur a fait découvrir Charlie Chaplin, l’enchanteur du cinéma comique. Opération réussie, puisqu’on lui en redemande et qu’il vient de publier dans la même collection un Brel (voir encadré). À sa façon, et dans tous ses écrits, Luc Baba redonne au mot Liberté cher à Eluard ampleur, poésie et tendresse.
Jeannine Paque
La mer est belle, et longue infiniment
Luc BABA, Jacques Brel. Vivre à mille temps, A dos d’âne, coll. « Des graines et des guides », 2012
Ces paroles, peut-être écrites sur un feuillet d’écolier au lieu d’un devoir de mathématiques, résumeraient pour Luc Baba le message et la personne même de Jacques Brel : un émerveillement, une attente et un chant. Pour cette collection précieuse Des graines et des paroles, qui ose se donner pour propos de permettre à des enfants de découvrir les femmes et les hommes qui ont changé le monde, il avait déjà brossé un portrait très vivant de Charlie Chaplin, si évocateur dès la petite enfance. Voici qu’il donne de Jacques Brel, un personnage peut-être moins accessible aux très jeunes, une image à la fois mythique et très proche. Sa définition est simple : « Jacques Brel a écrit des chansons inoubliables, il a chanté comme nul autre avant lui, dénoncé la bêtise, conquis le cinéma, traversé les mers. Il est devenu légende. »
Mythique, puisqu’il ne craint pas de le présenter comme tel, un héros, en quelque sorte, en une suite de devenirs exceptionnels. Mais proche aussi, parce que cela semble s’être passé tout naturellement, dans un enchaînement qui allait de soi. Le récit biographique est à l’avenant. Brel passant de l’école à l’usine, dans une évocation concise mais très explicite du contexte, devient très vite un personnage attachant qui ne peut qu’intéresser le lecteur. L’émotion vient ensuite, car Luc Baba fait de son objet une affaire personnelle. En effet, il a découvert Brel, le jour de sa mort, en octobre 1978, à l’âge de huit ans, découvrant ensemble le chanteur, le poète et sommé de déplorer sa perte. Le défilé des titres des chansons, l’analyse sensible et la nette insistance sur certaines, celles-là mêmes qui dénoncent ou à l’inverse qui subliment, vont permettre une approche intime et vivante des textes et faciliter leur compréhension.
Du passé lointain à ici et maintenant, le chemin est simple grâce aux balises intelligentes mais toujours accessibles du récit. Même le mot, et le concept, de belgitude est assimilable.
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°174 (2012)