Luc Dardenne : filmer, écrire

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Luc Dardenne

Le livre signé Luc Dardenne, mais dont son frère Jean-Pierre est le cosignataire invisible, s’intitule Au dos de nos images – comme ces indications que l’on met au verso des photographies afin d’en fixer la mémoire. Il est fait de notes réparties sur une quinzaine d’années, depuis la conception de La promesse jusqu’au tournage de L’enfant. Un livre remarquable tant par la richesse de son contenu que par la justesse de son écriture.

Il n’est pas fréquent que des cinéastes prennent la plume pour se livrer à une véritable réflexion sur les processus de la création. Parmi les exceptions notables, on songe à Robert Bresson et ses Notes sur le cinématographe. Un cinéaste dont les frères Dardenne sont proches à bien des égards, par la thématique et par l’esthétique, par l’exigence de la démarche. Même si l’ouvrage dont il est question ici emprunte des voies assez différentes du livre-manifeste de Bresson. Il s’agit en effet d’un journal, avec ce que cela suppose de diversité et d’improvisation. On y trouvera donc aussi bien des citations, des souvenirs d’enfance, des réflexions sur des peintres, des écrivains ou des philosophes, que des notes sur le tournage, sur le repérage des lieux, sur le travail avec les comédiens… En tout cela, aucune autosatisfaction, aucune fausse modestie non plus… Rosetta à Cannes est évoqué en quelques lignes. On découvre en revanche combien ce succès (et, plus récemment, celui de L’enfant) doit au travail, au labeur sans cesse recommencé, sans cesse rediscuté du scénario, à l’exigence de tous les instants pour tenir le cap qu’on s’est fixé, pour garder ses distances avec les méthodes et les structures du cinéma conventionnel. Le Carnet et les Instants a rencontré l’auteur d’Au dos de nos images, afin de glisser quelques questions dans les marges de ses (de leurs) pages.

Pourquoi ce journal ? Pourquoi l’avoir tenu, l’avoir publié ? Y a-t-il un travail d’élagage important pour la publication ?
J’ai des carnets que j’emporte en voyage quand nous sommes en tournée promotionnelle pour un film, etc. Ce sont ces notes qui ont fourni la matière d’Au dos de nos images. De retour chez moi, je les recopie dans un carnet « sédentaire » et je fais à cette occasion un premier travail de réécriture. Dans le livre j’en ai conservé 95 %, excepté pour les deux premiers carnets, dont j’ai enlevé environ 20 %. J’y réglais des comptes en utilisant des arguments ad hominem et il ne m’a pas paru intéressant de garder ces passages. Et puis il y a eu une deuxième réécriture au moment où les notes sont devenues un livre. Mais en aucun cas, il ne s’agit d’une refonte, plutôt de préciser un point qui sans cela échapperait au lecteur. Je pense qu’il faut être clair, sans pour autant perdre de vue que dans ce qu’on écrit, on se cache toujours.

Comment les notes sont-elles devenues un livre ?
À l’occasion d’une rencontre avec Maurice Olender, qui est éditeur au Seuil. Il organisait à Bruxelles avec Gilles Collard, de la revue Pylône, une soirée sur le thème « écrivains et cinéma », à laquelle participaient l’écrivain Daniel del Giudice, auteur de Dans le musée de Reims, et Mathieu Amalric, réalisateur du film Le stade de Wimbledon, adapté du roman du même auteur. Après la rencontre, Maurice Olender m’a demandé si j’écrivais. J’ai répondu que j’avais quelques notes, mais que je ne pensais pas qu’elles étaient publiables, car il s’agissait de notes de travail. Il m’a dit qu’au contraire, cela l’intéressait. Je lui ai envoyé une trentaine de pages, puis la totalité, et c’est ainsi que le livre est né.

dardenne au dos de nos images I

On trouve dans ce libre, outre les références cinématographiques, de nombreuses références littéraires (Shakespeare, Proust, Michaux…) et philosophiques (Lévinas, Arendt…). Ce détour par la littérature et la philosophie semble nécessaire : en quoi ?
Mon frère et moi nous parlons beaucoup de ce que nous lisons. La philosophie est ce qui me permet d’en revenir chaque fois à l’essentiel. Quand je lis chez Levinas : « La vie spirituelle est essentiellement vie morale et son lieu de prédilection est l’économique », ça me fait réfléchir : pourquoi morale ? Parce que dans la vie économique, ce qui appartient à l’un n’appartient pas à l’autre. Le fait qu’il y a ait des denrées rares pose la question de savoir que faire de ces denrées : les cacher, les prendre pour soi, les partager ? Je repense à des situations précises où je me dis : si on arrivait au cœur du problème – pour Rosetta par exemple, le fait de ne pas avoir de travail. Car c’est qui, finalement, Rosetta ? C’est une fille qui n’a rien, qui n’a pas de travail, et si elle n’a pas de travail, elle est morte. Penser que ne pas avoir de travail c’est mourir, mourir totalement, socialement et même psychiquement : Levinas exprime cela, mais en allant à l’essentiel, et cela m’a aidé à éliminer un certain nombre de choses. La littérature m’a aussi beaucoup aidé, en particulier Le rachat de Gorenstein et Vie et destin de Vassili Grossman. Pourquoi ? À cause du climat. Ces romans se passent dans des pays froids. Comment les gens vivent-ils dans le froid ? Comment le froid, et aussi la pénurie, provoque-t-il certains comportements ? En lisant ces livres, je vois mieux Rosetta. Même chose pour L’enfant. J’avais lu Lumière d’août de Faulkner, et je me souvenais qu’il y avait quelque chose avec un enfant, un enfant et son père. Relire ce livre m’a aidé. Faulkner dit que Christmas, l’enfant, fait un certain geste avec la tête, parce qu’il veut voir derrière, mais c’est l’opacité totale, il n’y arrive pas. C’est un geste très concret, gratuit. Un geste qui ne renvoie pas à quelque chose d’existant, qui n’exprime rien… Jusqu’à présent, je pense que les traces émotionnelles les plus durables me viennent de la littérature. Dans l’instant, on ne peut pas accéder à tout ce que l’on est. Mais quand on est dans un processus d’écriture, de pensée, au bout d’un certain temps il y a des choses qui reviennent. Et dans mon cas, ce sont souvent des livres de philosophie ou de littérature, plus que des films. C’est bizarre, mais c’est ainsi.

Oublier les idées

D’un autre côté, on peut lire : « Les moments essentiels pour l’écriture de nos scénarios sont ceux passés à oublier les idées. C’est pour cela que ça prend beaucoup de temps ». N’y a-t-il pas là un paradoxe ? En quoi consiste ce double mouvement de passage par les idées, puis d’ « oubli des idées » ?
Quand j’ai écrit ça, je pensais à quelque chose qui est lié à L’enfant, à Bruno. Souvent, dans la rédaction d’un scénario, il arrive que l’on reste bloqué assez longtemps sur quelque chose. Là, on a calé parce qu’on ne trouvait pas les accessoires, comme le landau par exemple. Or on était partis de l’image d’un jeune homme qui poussait un landau dans une ville. C’était une image qu’on aimait, sans savoir pourquoi. Mais au moment dont je parle, on se trouvait dans des structures de récit –comment arriver à ce qu’il se rende compte de ce qu’il a fait. Alors, j’ai eu l’idée de le rendre malade. Il fallait qu’il y ait un moment où il soit seul avec lui-même. C’était, si on veut, une idée abstraite-concrète. On est restés bloqués là-dessus pendant des mois. Et puis est venue une autre idée, à partir d’un fait divers. Un type qui se noie parce que les herbes auxquelles il est accroché sur la berge cèdent. Là, on était de nouveau dans le concret : l’argent, la moto, le quai… Ou, dans Le fils, il y a l’idée du pardon. Qu’est-ce que c’est que le pardon ? Faut-il que le père pardonne ou pas ? Ça vient ou ça ne vient pas, là ce n’est pas venu. Olivier n’a pas pu pardonner parce que le garçon n’a pas pu demander pardon, parce que ç’aurait été grotesque qu’il le fasse.

Il y a une grande méfiance à l’égard de ce qui est « trop scénarisé », des « coups scénaristiques » ; en même temps, il est impossible d’éliminer totalement l’histoire. Qu’est-ce qui fait la différence entre un film « scénarisé » et un film « non scénarisé » ?
Mon frère a une expression pour dire ça : on sent quand on commence à « congeler la vie ». On enferme le personnage dans une structure dont on a besoin pour aller au bout de ce qu’on aimerait raconter. On préfère lâcher ce qu’on aimerait raconter et essayer de voir avec le personnage ce qu’il ferait. C’est une façon de se dédoubler. On essaie de « remettre le personnage à zéro » – même si on sait que c’est faux. Un type comme Bruno dans L’enfant, qui n’est attaché à rien, que rien ne concerne, qui ne pense pas que les autres puissent l’aimer, s’intéresser à lui – qu’est-ce qu’il ferait ? Il faut revenir à un « personnage-situation » : un homme sans attache, pour qui tout se vaut. À partir de là, on peut recommencer à avancer. Mais parfois, il faut aussi se laisser surprendre, sans que ça devienne invraisemblable, trop recherché. Il arrive que la surprise vienne du comédien. Une scène sur laquelle j’ai beaucoup peiné, c’est celle de l’évanouissement, quand Sonia apprend que Bruno a vendu leur enfant. Au début, il n’était pas prévu que Bruno soit assis dans leur cache et puis qu’il vienne à l’extérieur lorsque Sonia s’évanouit. Le fait qu’il se trouve dans la petite cache a permis de trouver autre chose. L’acteur s’est mis avec les genoux d’une certaine façon et à ce moment on s’est dit, tiens, ça c’est Bruno. C’est quelque chose qui est venu du travail sur le plateau.

Dans le livre comme dans les films, il est souvent question de faute, de vengeance, de rachat, de pardon, etc. Comment traite-t-on les sujets aussi arides, aussi essentiels sans tomber dans l’abstraction ?
Le tout, c’est de ne pas se prendre au sérieux. Je reviens à la question sur les idées, les grandes idées qui font les mauvais films. Quand on réfléchit à un accessoire, on se dit, attention, il faut qu’il soit nécessaire, qu’il ait un rapport de nécessité avec d’autres choses dans la situation. Si Sonia jette le landau, ce n’est pas pour que Bruno puisse aller se promener avec avec et que cette image devienne symbolique d’un garçon avec un landau traversant un pont. Le landau représente effectivement un cadeau qu’il lui a fait alors qu’il a vendu cet enfant, c’est pour cela qu’elle le rejette et qu’il se retrouve avec. Il faut toujours partir d’une situation concrète. Et si cette situation concrète permet des notions telles que la culpabilité, le rachat, tant mieux. Je sais que la culpabilité est là, que c’est cela qui est un des moteurs, c’est cela que découvre Bruno : qu’est-ce que j’ai fait ? Mais on n’en fait pas un discours, on ne le juge pas. Cela reste entre eux, cela reste humain, dans les choses de la vie, dans la prose de la vie. Il n’y a pas de distance, d’ironie : on est avec eux, on pleure avec eux. Le tout, c’est d’y croire soi-même. Mais jamais on ne s’est dit : on va faire un film sur la culpabilité. On fait un film avec un personnage. Si ce que l’on veut raconter est trop évident, cela donne un mauvais film, un film à message. Cela dit, il faut quand même savoir ce qu’on veut raconter, en dehors de toute technique d’écriture : c’est l’histoire d’un gars qui…, d’une fille qui…

dardenne rosetta la promesseC’est pour ça qu’il est important d’avoir un titre de travail ? Le livre revient à plusieurs reprises là-dessus.
Le titre permet de cerner ce dont il est question dans le film. Pour La promesse, le titre est venu très vite. Qu’est-ce qu’une promesse ? De manière générale, c’est un lien. Et ce titre-là nous a donné l’idée du contrat. On s’est dit : voilà le lien. On s’est dit : ce Roger, il casse les liens, il étouffe son fils, il veut qu’il n’ait aucun lien. Chaque fois que ce garçon entre dans la société, commence à construire un rapport avec les autres, avec ce que cela implique d’obligations, il le casse. On est hors société, hors la loi. Et l’histoire de la bague qu’il lui donne vient de là aussi. La bague, c’est un contrat de dupes. Le père ne dit pas à son fils : tu es comme moi. C’est là qu’on voit la différence entre des péripéties inutiles et des péripéties nécessaires – ou en tout cas nécessitées par le récit et le développement du personnage. Dans L’enfant, mon frère avait dit, ce serait bien qu’il y ait, dès le départ, un adulte qui fait voler un enfant, qu’il y ait un réseau d’enfants. Il fallait absolument garder cette idée-là, par rapport au fait qu’il vend son propre enfant. Et que quand il se fait attraper par les bandits, il y a parmi eux aussi un vieux et un jeune. Cela donne une cohérence ; mais encore une fois, il faut faire attention que cette cohérence ne congèle pas la vie. Il ne faut pas que l’on sente la démonstration, même si elle est bien cachée.

Quand on compare le film monté avec le scénario, on s’aperçoit qu’il y a surtout un travail d’élagage (et dans une moindre mesure de déplacement) : par quoi est commandé ce travail ?
Prenons l’exemple du Fils. Le scénario comportait trop de scènes. Mon frère avait senti la chose dès le départ. Moi j’avais dit, on verra. Il y a plusieurs situations où Olivier met le garçon en danger, par rapport à la situation que nous connaissons et que le garçon ne connait pas. Il y a une scène qu’on avait prévue, où Olivier allait voir les madriers d’une vieille écluse. Dès le stade de l’écriture, mon frère avait dit : là, je crois qu’on joue avec le spectateur, qu’on prend la pose. On montre Olivier qui pourrait faire telle chose, mais qui ne la fera pas – parce que le film ne peut pas s’arrêter à ce moment-là. Jean-Pierre avait dit : je crois qu’on ne mettra pas ça dans le film. Je lui avais répondu, on va quand même le tourner, pour être fidèles au scénario. Et au bout du compte, ces scènes ne se retrouvent pas dans le film. On a toujours un problème, je ne sais pas pourquoi, avec l’ouverture des films : elle est toujours trop développée, trop mise en place. Pour L’enfant, c’est mieux, on a beaucoup moins supprimé, juste deux petites scènes. Quand on écrit un scénario, je connais le début et la fin, je sais avec un plan d’où on part et où on va. Mais évidemment, quand on réécrit, on réinvente. On quitte la structure, on ajoute des choses. Et c’est particulièrement vrai au début, on part sur vingt pistes différentes. Et puis aussi au début, il y a beaucoup d’enchainements, de choses liées. Le problème, c’est de délier tout ça, de constituer des « gouffres », des endroits où le spectateur ne va pas. Pour Rosetta, j’avais écrit une version différente, que mon frère n’a pas aimée. J’avais imaginé une Rosetta qui parlait de son père, elle avait une image idéale de son père qui avait fait la guerre avec l’Armée rouge et était mort en héros (je m’étais directement inspiré d’un personnage de Gorenstein). Elle méprisait la vie que menait sa mère, parce que son père représentait à ses yeux l’exemple même de ce que c’est avoir une existence digne. Je m’étais dit, ce serait peut-être bien que cette haine de Rosetta envers le laisser-aller de sa mère provienne de l’image idéalisée de son père, qui a travaillé à Cockerill, qui est peut-être mort au travail. Il y avait plusieurs scènes où elle se battait avec sa mère. Et puis j’ai enlevé ces scènes et la référence au père, parce que cela allait expliquer le personnage.

Depuis 1989, tu animes des ateliers d’écriture créative de scénario à l’ULB. Arrives-tu à garder dans ton travail d’enseignant ces mêmes exigences que tu as, que vous avez en élaborant le scénario d’un film ?
Je suis quand même amené à expliquer aux étudiants les techniques de l’écriture du scénario à l’américaine. Parce qu’elles existent, parce que pour certaines choses elles fonctionnent, et aussi pour amener les étudiants à réagir, ou pour les faire jouer avec. En général, ils essaient d’ajouter des personnages, des péripéties. Je leur pose la question : pourquoi ? Je vous ai donné une intrigue, une situation simple, développez-la, n’en rajoutez pas. Vous avez peur qu’on s’ennuie ? Dans les films américains, on voit souvent ça, il y a une intrigue, et puis une deuxième qui vient s’y ajouter, et puis une troisième… Tout un échafaudage d’intrigues pour résoudre la première, la seule qui nous intéresse vraiment. Mais enseigner reste difficile, je ne suis pas sûr d’avoir la bonne méthode.

Daniel Arnaut


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°139 (2005)