Lucienne Desnoues : la passion de transmettre

Lucienne Desnoues

Lucienne Desnoues

Lucienne Dietsch nait en mars 1921 dans un milieu de cultivateurs et d’artisans du Val-d’Oise. Jusqu’à douze ans, elle fréquente l’école de Saint-Leu-la-Forêt, s’occupe des poules, récolte légumes et champignons, passe des vacances dans le Berry ou la Nièvre, le tout ponctué par la messe du dimanche. Tant de choses l’émerveillent dans sa fréquentation de la nature ! L’affection pour les plantes sauvages ou cultivées, les saveurs et parfums de la cuisine de terroir, la vie des champs et des bois, avec le riche vocabulaire qui leur fait escorte, composent un socle qui jamais ne lui fera défaut. D’autre part, sa mère sait tout un répertoire de vieilles chansons françaises, de mots anciens et de poèmes appris à l’école que la fillette écoute avec délectation. Le don de l’écriture va bientôt transcender tous ces nutriments : dès huit ans, elle se réjouit de rédiger une « composition française », avant d’entendre dire son premier poème lors d’une distribution des prix, de commenter à douze ans une fable de La Fontaine, de façonner une rédaction en vers…

La vie de la fillette n’est pourtant pas idyllique, loin de là. Elle ne connaitra pas son vrai père dont elle subit les tenants-lieu successifs, à quoi s’ajoute l’arrivée d’un demi-frère. « J’ai grandi sous le vent des discordes », dans un « foyer sans amour », confiera-t-elle… Rien d’étonnant à ce que, jeune adolescente athée, elle cherche refuge dans la littérature, dont l’école secondaire contribue à élargir son horizon : sans oublier sa prédilection pour les choses de la nature et la vie campagnarde, elle apprécie les textes de Paul Fort, écrit des vers, dévore les romans de Giono, puis ceux de Colette, avant d’être éblouie par Rimbaud. Visiblement, Lucienne s’est prise de passion pour la langue française et les livres qui contribuent à donner du sens au monde.

Les revenus maternels ne permettent pas à la jeune fille de poursuivre ses études au-delà du Brevet élémentaire. Vers seize ans, elle effectue des travaux de bureau puis entre comme secrétaire chez un avocat parisien. C’est l’aller-retour quotidien en train depuis Enghien-les-Bains, où les deux femmes habitent un petit logement glacial. Entretemps, un ami comédien a envoyé ses vers à un certain Charles Vildrac ; aussitôt, l’écrivain l’encourage généreusement, la conseille en matière de livres, la met en relation avec des amis comme Marie Gevers. Pendant la guerre, elle emménage à Paris où, pour compenser son emploi ingrat et les privations du rationnement, elle s’adonne à la lecture et à l’écriture. « C’était sous la bise nazie, / dans le métro du « Grand Paris », / la jeune fille au teint fleuri / que poursuivait la Poésie[1] ». Elle envoie des textes à M. Gevers, la remercie de ses éloges, cite Madame Orpha et La ligne de vie « que j’ai dévoré au bureau en le cachant dans mon tiroir[2] ».

Paris libéré, Vildrac la présente à plusieurs écrivains dont le peintre-poète Lucien Jacques, qui publia les premiers textes de Giono ; il vit à Montjustin, petit bourg oublié près de Manosque, dont il voudrait faire un village d’artistes. Ainsi découvre-t-elle en 1946 la Haute-Provence, tout en commençant à publier dans La bouteille à la mer et en peaufinant son premier recueil. Le patronyme « Dietsch » sonnant trop germanique ou trop paternel, elle choisit « Desnoues », nom de jeune fille de sa mère. Avec un mélange tout personnel de simplicité, de tendresse et de vivacité, ses poèmes évoquent un dimanche de pluie, un petit bois au milieu des blés, la confection des confitures, mais aussi les premiers émois amoureux, les aléas du couple. S’y mêlent quelques paronomases : « La bru ! Le brugnon, la dure et la mûre ! », ou « comment vont vos bolets si boulots, vos bouleaux » : la sensibilité n’exclut pas l’adresse verboludique, qui exorcise si bien la grandiloquence et la mélancolie.

Préfacé par Vildrac, le livre parait en 1947 sous le titre Le jardin délivré, aussitôt salué par L.P. Fargue, J. Supervielle, J. Giono, puis le prix Fénéon 1950. Un exemplaire parvient à Colette qui répond avec chaleur, voit en la jeune poétesse « la meilleure de sa génération », réclame d’autres textes[3]. La sympathie de la grande dame pour la débutante s’explique en partie par un trait spéculaire : ce que les stylisticiens nomment l’« écriture impressionniste ». Ainsi, l’hypallage de Colette « le bond roux d’un écureuil » trouve écho dans « debout dans les ocres » ou « la neige des tables servies », tournures où L. Desnoues donne priorité à des « impressions » sensorielles qu’elle traduit en petites notations discontinues. Plus tard, elle insistera précisément sur l’« énorme part de sensations » – plutôt que de « sentiments » – qu’elle tient en mémoire et qui nourrissent ses textes[4], non sans déclarer : « j’éprouve pour Colette une reconnaissance et une admiration impérissables[5] »…

Maurice Carême confie un exemplaire du Jardin délivré au jeune poète Jean Mogin, fils de Norge et journaliste à l’I.N.R., qui s’enthousiasme aussitôt : « si elle est libre et veut bien de moi, je l’épouse ! », déclare-t-il en lui adressant son propre recueil La vigne amère. Ils ont le même âge, la même sensibilité poétique, la même allergie aux querelles parentales, le même charme naturel : le coup de foudre était fatal. Le mariage a lieu rapidement et le couple s’installe à Bruxelles, comblé par la naissance d’une petite Isabelle en septembre 1948, tandis que Lucienne s’acclimate peu à peu à la Belgique et intègre le cercle amical des Mogin : les Bertin, Marcel Thiry, Roger Bodart, Jean Tordeur. Entretemps, Jean s’est tourné vers l’écriture théâtrale : au Vieux Colombier à Paris, en 1950, sa pièce À chacun selon sa faim connait un vif succès.

Lors d’un repas de fête, le nouveau dramaturge fait la connaissance de L. Jacques, en séjour à Bruxelles pour y exposer ses aquarelles dont Lucienne ne se lasse pas. Royal, l’artiste leur offre publiquement une ancienne grange-bergerie à Montjustin qu’il baptise « La Pégasière » et qui, aménagée, deviendra une maison de vacances. Dans le village habite le peintre Serge Fiorio qui sera lui aussi un grand ami des Mogin, de même que Pierre Citron[6], la chanteuse Hélène Martin[7], le peintre Claude Roux, etc.  La même année, Lucienne publie un nouveau recueil, Les racines, qui s’attache aux arbres et à leur sort ; intitulée Pierres sèches, une section entière est consacrée à la vieille bâtisse de Montjustin, « fille du roc et du thym / et comme eux sèche et solide », section qui sera reprise dans La fraîche en 1958.

En aout 1955, Isabelle voit arriver une petite sœur prénommée Sylvie, que sa grand-mère maternelle vient aussitôt visiter – elle rend son dernier souffle peu après. Pour Lucienne, ce n’est pas seulement une vie qui vient et une vie qui s’en va, avec leur pesant affectif : c’est la lignée des femmes qui, traversant les épreuves et les générations, affirme sa persistance et sa force. Rappelons qu’elle écrit sous patronyme maternel, qu’elle est adoubée par M. Gevers et Colette, que Le jardin délivré imagine pour l’éternité « ma mère qui riait dans un jardin mouillé ». Dans La fraîche, Les poings de ma mère chante la vaillance de l’héroïne, et l’ode à l’arbre généalogique conclut : « Voici mon ramillon / Ma branche à fleurs, ma branche à filles[8] ». Les Ors évoque le personnage de l’adolescente et le tournant de la seizième année, La création d’Ève relate le cri dont tressaillit la terre entière « quand devint femme la matière[9] »… Chantre opiniâtre de la « transmission », telle se veut L. Desnoues ; si les critiques ont reconnu le poids de cette constante en ce qui concerne la vie et les métiers ruraux, la dimension matriarcale leur a davantage échappé.

*

La même année 1955, Norge et sa seconde épouse – française elle aussi – ouvrent à Saint-Paul de Vence un magasin d’antiquités. La relative proximité de Montjustin promet des retrouvailles annuelles. Toutefois, au fil des ans, la relation avec le couple Jean-Lucienne se révèle très ambivalente. Norge subjugue par sa poésie forte et originale, sa faconde, sa vaste érudition, sa notoriété grandissante, de sorte qu’il est difficile de lui résister. Ses poèmes et ceux de sa bru offrent plus d’une analogie dont le rejet du cérébral, la prédilection pour les végétaux et animaux, les comptines et chansonnettes, le recours aux archaïsmes, jeux verbaux ou pastiches. « La poésie était essentielle entre nous parce qu’elle était essentielle à chacun de nous. Pour Norge, elle était la vie. Pour nous aussi, mais dans une moindre mesure sans doute. Forcément, nous avons dû nous influencer[10] ». D’un autre côté, l’antiquaire est un homme impérieux, égocentrique à ses heures, tyrannique quand il réclame lettres, poèmes ou visites, sans nulle indulgence pour son fils quand celui-ci vit des épisodes dépressifs : à la proximité morale et littéraire s’oppose un important écart relationnel et affectif.

À Bruxelles, Jean et sa souriante épouse fréquentent les milieux culturels, publient, se lient avec Léo et Jeanine Moulin, Isaïe et Janine Disenhaus[11], Paul-Aloïse De Bock, Victor Misrahi. Cependant Lucienne, qui a conservé la nationalité française et n’aime pas la vie urbaine, a gardé le mal du pays. « J’ai un grand bonheur à Bruxelles mais je suis restée profondément attachée à mon pays, et il y a en moi un être élémentaire qui est perpétuellement frappé de stupeur d’avoir été transplanté[12] ». Son village natal s’étant dénaturé au fil des ans, victime de l’urbanisation, Montjustin devient sa nouvelle patrie. « Je serai contente, écrit-elle à L. Jacques, de regarder tes aquarelles dans cet atelier où la danse désinvolte des choses nargue royalement le luxe mortuaire des salons bruxellois[13] ». Lors des vacances, priorité est en effet donnée à la peinture, à la poésie, aux promenades dans la garrigue, à l’herboristerie, à la recherche de fossiles…

En 1958, l’autrice réinvente dans La fraîche ferveur bucolique et souvenirs d’enfance, voies qu’on aurait pu croire éculées. Vildrac a bien tenté de lui faire abandonner la rime et le vers régulier, en vain : cette discipline lui convient, la rassure même. Loin de se réduire à un artifice formel, elle est un rempart contre « les tendances de dislocation et de désintégration du langage et des règles poétiques[14] » sans l’empêcher d’être sincère et chaleureuse, comme le montrent le poème La mort du peintre[15] ou le recueil Les Ors (1966). Préfacé par Marcel Thiry, celui-ci offre un ton cependant plus sombre : il fait grande place au motif de la fête – mondaine, familiale, religieuse, cynégétique –, mais une fête ambivalente, entremêlée d’un sentiment de vanité, de nostalgie pour les métiers disparus, de prescience de la mort.

En 1971, La plume d’oie condense plusieurs thèmes-clés de la poétesse. Longtemps, cet attribut aviaire fut par excellence l’outil de l’écriture : l’étroite collusion nature-culture se trouve en lui fortement affirmée… À la fois bestiaire poétique et album littéraire, le livre raille le despotique Savoir et les « secs plumitifs », loue le rouge-gorge, les fourmis, les êtres les plus infimes, fuyant le vacarme de la modernité pour le havre du monde élémentaire. L’herbier naïf (1994) renchérira en son poème L’intellectuel sec, et l’Anthologie personnelle en son avant-propos : « bien des essors poétiques se prennent de nos jours sur le tarmac de l’intellect. Le langage a mieux à faire que d’ésotériques voltiges ». Qualifier de « poujadistes » de tels propos serait une bévue. La poétesse révère aussi bien les vrais savants qu’un poète comme Mallarmé : ce qu’elle stigmatise n’est pas une corporation, c’est la dérive intellectualiste avec sa charge de prétention, de mépris envers la vie intuitive, sensuelle et affective ; son rejet de la poésie logocentriste vient de ce qu’elle n’y perçoit nulle émotion.

Lucienne Desnoues envisage avec modestie et lucidité son travail d’écrivaine. Sa tâche principale est l’intendance familiale, « et ma pente de poète m’a conduite à tenter d’étendre cet ouvrage au permanent et à l’intemporel. J’ai besoin de mener de front œuvre ménagère et travail intérieur[16]». Quant à ses thèmes favoris, écartant l’expression péjorative « littérature de terroir », elle questionne avec grande pertinence : « la vertu de l’art n’est-elle pas de faire déboucher, même discrètement, le quotidien sur l’éternel, l’infime sur l’universel ?[17] »  Suivent ces aveux rétrospectifs : « j’en vins à redouter que ma passion de fidélité se voie traiter de passéisme, ce substantif ironique et bardé d’interdits. Mais n’est-ce pas une façon d' »être de son temps » que célébrer, selon des recettes ancestrales, le silence, la lenteur, les eaux pures, les altitudes de l’amour et des vertus humaines, la saveur des us et des coutumes… ? [18] »

Ce dilemme appelle au moins trois grandes remarques. Tout d’abord, l’imaginaire dominant de cette poésie, « campagnard » pour faire bref, comporte certes une fibre nostalgique personnelle, nourrie par les souvenirs d’enfance avec la sensualité olfactive, gustative et tactile dont ils restent fortement imprégnés. Personne, notons-le, n’a jamais songé à en faire reproche à des Colette, Giono ou Gevers… Mais surtout, il est dans la vigilance mémorielle un complexe de valeurs qui ne saurait être réduit au goût exclusif du passé : le sentiment d’avoir reçu un héritage précieux, ancestral, la nécessité de le sauvegarder, de le transmettre aux générations suivantes, d’en faire non un musée mais un tremplin de vie. Or, ces motivations ne sont nullement confinées à la psychologie individuelle : elles relèvent d’une « tradition », c’est-à-dire d’une logique et d’une nécessité collectives, comme l’ont bien montré ethnologues et anthropologues.

Deuxièmement, la thématique de L. Desnoues n’est pas foncièrement régressive ou mélancolique : elle est diverse, ouverte à l’émerveillement, à la convivialité, à un « écologisme » consensuel dont on notera au passage le caractère précurseur. « J’ai une poésie qui tend vers la joie, qui tend vers le bonheur, qui tend vers la santé. Est-ce que j’aurais pu être un poète du malheur comme je me sens être un poète du bonheur ? Je ne sais pas[19] ».

En troisième lieu, sa poétique témoigne d’un sens de la langue très affuté, d’une obsession du mot juste, voire technique. Oublier ou ignorer le nom des arbres, des fleurs, des animaux forestiers, des outils manuels participe pour elle d’une désinvolture inquiétante, sinon d’une amnésie philistine : les choses, on le sait, n’existent vraiment pour nous que si elles sont nommées une à une. Outre cette rigueur lexicale, c’est dans sa rhétorique, dans sa versification, dans sa musicalité que l’écrivaine se révèle créative, animée, spirituelle. Des critiques peu inspirés l’ont qualifiée de « muse bocagère » ou de « douce forgeronne ». C’est oublier que la poésie ne tient pas d’abord à tel imaginaire ou à telle thématique – roman et autobiographie y suffisent amplement –, mais à la façon dont elle les met en œuvre en se colletant avec les rouages intimes de la langue et des codes discursifs.

*

Au moment où le prix Albert Mockel 1973 couronne l’ensemble de son œuvre, L. Desnoues est plongée dans un travail de bénédictin que Le Mercure de France éditera en 1978 : Toute la pomme de terre, ouvrage encyclopédique farci d’informations scientifiques, historiques, lexicologiques, folkloriques, littéraires, sans oublier les recettes de cuisine, illustrations et souvenirs personnels… Ce n’est pas par exception que L. Desnoues s’adonne au style narratif : dès 1964 avait paru L’œuf de plâtre, une touchante histoire de basse-cour pour les enfants, que suivra en 1980 L’orgue sauvage, recueil de contes de Noël aux scénarios inventifs, diverses situations conflictuelles y trouvant un épilogue rédempteur. Le compotier (1982) consacre à divers fruits des anecdotes spirituelles où la passion de l’autrice pour les vocables oubliés se réaffirme avec brio, sans oublier le conte La pierre vive[20].

D’autre part, Toute la pomme de terre offre pas moins de quatre-vingt-six anagrammes de « une pomme de terre », ce qui démontre à la fois un fort engouement et une grande habileté à la jonglerie verbale. Or, celle-ci n’est pas une lubie passagère. Pensons aux paronomases du Jardin délivré, à l’holorime de La plume d’oie[21], aux calembours et anagrammes de Dans l’éclair d’une truite (1990), aux trois anagrammes qui ouvrent le fablier Fantaisies autour du trèfle (1992), aux vingt-trois holorimes qui le concluent ! Plus généralement, la pratique persévérante du vers régulier et de la rime relève elle aussi de la démarche verboludique où le son domine le sens : la poétique de L. Desnoues fait une place névralgique à la manipulation du matériau verbal. « Un aveu, mes plantes chéries : j’aime vos noms presque plus fort / que je ne vous chéris vous-mêmes[22] »…

À 61 ans, J. Mogin quitte la direction de la Radio de la RTBF pour emménager avec Lucienne à Montjustin, soigner sa santé, prendre le temps de vivre, après avoir fait construire une maison plus confortable, « La Ferrage ». C’est alors que Gérard Oberlé publie les Quatrains pour crier avec les hiboux – l’éditeur des Dynasties de Norge était un familier de Montjustin, où il avait noué avec Lucienne une grande complicité. La poétesse est ici au sommet de son art. Le leitmotiv de ces « variations » est le cri du hibou, avec toutes les pensées, rêveries, associations qu’il peut faire naitre dans l’esprit. Le contraste sans cesse redit entre la férocité du rapace et l’étrange douceur de son hululement associe vie et mort en un étonnant oxymoron qui renvoie à « l’Originel », au « fond des temps », à la « vétusté ». Si l’inspiration s’assombrit, elle glisse moins dans l’amertume que dans le fatalisme : la destinée du prédateur n’est pas plus libre que celle de la proie.

Parmi les projets de Jean : achever son sixième recueil Maison partout – qui parait en 1985. Hélas, on lui a découvert un cancer ; il regagne Bruxelles avec Lucienne pour y être opéré, mais les métastases sont irréversibles et il meurt le 7 avril 1986. Son corps est inhumé au cimetière de Montjustin. Pour la veuve comme pour le père, l’épreuve est dramatique, imprégnée d’un fort sentiment d’injustice. Évoquant Le stupéfait qu’il a publié en 1988, Norge écrit à sa bru : « tu as senti toute la détresse de cette stupéfaction. Et si jamais Dieu existait, il aurait bien des comptes à rendre à Lucienne Desnoues et à Norge. Je n’admettrai jamais… ni pour Toi, ma grande ! » Recourant à un antidote semblable, celle-ci conçoit Dans l’éclair d’une truite (1990), livre de deuil que surplombe la sensation du gouffre et de l’ombre, mais où pourtant le vouloir-vivre et le vouloir-écrire percent avec entêtement.

Octobre 1990 : Lucienne assiste Denise auprès de Norge agonisant, note ses dernières paroles, lui promet de veiller aux intérêts de sa veuve. Celle-ci décédée en juillet 1998, elle recueille les archives familiales dont plusieurs manuscrits et publie un choix d’inédits de Norge : Les hauts cris, enrichi d’un témoignage de Robert Vigneau avec qui elle échange depuis 1983. D’autre part, elle écrit L’herbier naïf à la demande de G. Oberlé : « ensemble nous avons le culte de l’amitié, l’amour de la poésie, le goût des nourritures terrestres et celui… de la botanique[23] ». Le recueil adopte le même style « glossaire » que les bestiaires ou Le compotier mais, fait significatif, insiste sur les espèces trompeuses ou malfaisantes. De même, faisant large place à la gent animalière – chat, hibou, papillon, etc. –, Un obscur paradis (1998) présente de nombreux traits amers, ironiques, frisant parfois le cynisme, avec plusieurs allusions à la mort.

Si le décès précoce de Jean reste une épreuve inguérissable, la thébaïde de Montjustin demeure propice aux visites d’amis, tels Serge Fiorio ou André Lombard, à la lecture, aux promenades dans la garrigue, à l’entretien des souvenirs. Lucienne concocte une Anthologie personnelle[24], pastiche La Fontaine sous le titre anagrammatique Les fables d’Étalon naïf[25], prépare une réédition de ses poésies complètes. Mais l’âge la prend de court : elle meurt le 2 aout 2004 à Manosque, est inhumée près de son cher Jean, non loin de L. Jacques. Nous restent ses livres. Ils témoignent d’un désir insatiable de transmettre tout ce qu’elle a reçu et transfiguré : l’affection pour le fragile monde naturel, la vie paysanne et les métiers d’autrefois, la force de la femme, la passion fervente de la langue, de l’impressionnisme au verboludisme… sans oublier cette belle résilience qui a transmué une enfance orageuse en grand amour conjugal et maternel.

Daniel Laroche


[1]    Anthologie personnelle, 1998, p. 25.
[2]    Lettre du 26.06.43.
[3]    Cf. Michel MERCIER, Colette et Lucienne Desnoues, dans Cahiers Colette, n° 23. Contient le texte intégral des dix lettres de Colette entre 1947 et 1953.
[4]    Entretien avec Jean-Louis Jacques, RTB, 1970.
[5]    Librairie ouverte à Lucienne Desnoues, RTB, 28.11.71. Cf. aussi Colette aurait cent ans, causerie de L. Desnoues à l’ARLLFB, 1973.
[6]    Biographe de J. Giono.
[7]    Elle chantera plusieurs poèmes de L. Desnoues sous le titre Mes amis, mes amours (1968).
[8]    L’arbre de famille, « Pour Isabelle et Sylvie, mes filles ». Repris à la fin de l’Anthologie personnelle.
[9]    Quatrains pour crier avec les hiboux, 1984.
[10]   L. Desnoues interviewée par Pascale Haubruge, Le Soir, 02.06.98.
[11]   Ils mettront en musique des poèmes de Lucienne sous le titre La cerise de Montmorency (1981).
[12]   Librairie ouverte.
[13]   Lettre du 22.06.54. « Nous revoilà derrière les barreaux bruxellois », écrira-t-elle en aout 1960.
[14]   Librairie ouverte.
[15]   Poème en hommage à L. Jacques, mort en avril 1961. Repris dans Les Ors.
[16]   Causerie aux Midis de la Poésie, 30.01.62.
[17]   Entretien avec Gisèle Leibu, dans Cent auteurs, 1982.
[18]   Anthologie personnelle, p. 11.
[19]   Entretien avec J.L. Jacques.
[20]   Dans Contes et légendes de Belgique vus par les peintres naïfs, 1988.
[21]   « Pas de dents, l’air bête / Pas, dedans l’herbette ».
[22]   L’herbier naïf, p. 10.
[23]   Préface de Gérard Oberlé à L’herbier naïf (1994).
[24]   Actes Sud, 1988.
[25]   Éd. du Jais, 2022.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°2014 (2023)