En 1911, l’Académie suédoise attribue le prix Nobel de littérature à Maurice Maeterlinck. Ce faisant, elle consacre un écrivain déjà célèbre, dont la carrière a démarré de façon fulgurante en 1889 et dont les œuvres sont alors connues dans toute l’Europe et outre-Atlantique : elles sont traduites en une dizaine de langues. Elle couronne un auteur de poésie, de théâtre, d’essais et un traducteur lettré. Le prix qui dote le symbolisme d’une aura officielle récompense pour la première fois un écrivain de langue française qui n’est pas originaire de France.
Un autre Belge, Émile Verhaeren, pouvait prétendre à cette consécration qui aurait peut-être plu davantage à quelques personnalités littéraires ou politiques du pays, mais le choix s’est porté sur l’auteur d’œuvres symbolistes majeures et a probablement été directement déterminé par l’immense succès de la féerie L’oiseau bleu (1909). L’attribution de ce prix prestigieux survient à un moment où Maeterlinck a renoncé à poursuivre dans la ligne des premières œuvres. Dans la masse de sa production – plus de cent volumes à la fin de sa vie –, la période symboliste est brève, effervescente et concentrée sur un petit nombre d’années. Maeterlinck en minimisera l’importance alors que l’influence de sa poésie notamment sur les surréalistes et le succès rencontré par son premier théâtre joué tout au long du siècle suivant indiquent qu’il se trompait. En effet, un mince recueil de poèmes et huit pièces de théâtre ont donné en cinq ans forme et sens à un symbolisme spécifique par son origine et unique par son empreinte générique. Des œuvres qui concrétisent les projets de la modernité esthétique par la saisie d’un imaginaire inconnu et l’écriture.
Les Serres chaudes instaurent un code nouveau : à la thématique profonde correspond la simplicité du discours ; une poésie incandescente par son minimalisme même. Pourtant Maeterlinck est entré très tôt en purgatoire, la quantité d’essais ou d’écrits de circonstance, pas toujours intéressants d’un point de vue littéraire, probablement à cause d’une propension hautaine ou moralisante ou pour d’autres raisons plus obscures. Mais, effet du centenaire d’une période illustre de nos lettres ou regain d’intérêt tout à fait justifié pour l’auteur de Pelléas et Mélisande, les dernières décennies ont vu se multiplier les rééditions de ses œuvres et de nouvelles perspectives critiques. Ainsi les nombreux travaux de Paul Gorceix ont démontré la spécificité d’un symbolisme belge lorsqu’il contribuait par ses éditions, présentations et annotations à établir un corpus qui rassemble l’essentiel de l’œuvre maeterlinckienne. Plus récemment (2002), Fabrice van de Kerckhove, dont l’édition critique du théâtre est toujours en cours, a publié en deux volumes épais et au terme d’un travail rigoureux d’élucidation et d’exégèse très détaillées, les Carnets de travail (1881-1890) de Maeterlinck. Des documents qui éclairent un moment privilégié de l’histoire littéraire en Belgique : c’est alors que la littérature accède à l’autonomie et s’institue en propre.
Un poète moderne
Serres chaudes : le recueil paraît le 31 mai 1889 chez Vanier, l’éditeur de Verlaine, en 155 exemplaires et illustré de sept bois de Georges Minne. Il comprend trente-trois poèmes dont vingt-six en vers réguliers et sept en vers libres. Maeterlinck évoquera, un an avant sa mort, dans Bulles bleues, un récit rétrospectif, son attrait quand il était enfant pour les serres paternelles recélant lumière, chaleur et mystère. On peut cependant faire l’économie de cette explication biographique. Même si beaucoup de poèmes sont écrits à la première personne, la présence métaphorique est telle qu’elle exclut toute velléité de représentation du réel. Le motif de la serre domine l’ensemble : métaphore centrale qui n’en finit pas de se différencier et de progresser en développements complexes jusqu’à suggérer une impression d’incohérence tant l’imaginaire luxuriant développe de bourgeonnements imprévus, de ces « végétations monstrueuses » qu’évoquait Huysmans dans à rebours. Les poèmes en vers libres sont les plus étonnants et les plus novateurs, témoignant d’un refus de la tradition et d’une volonté explicite de s’émanciper des règles établies. Mais c’est dans leur ensemble que tous les textes proclament l’abandon de l’esthétique classique (parnassienne notamment), des valeurs conventionnelles de clarté, d’ordre, de beauté et d’harmonie, impropres à traduire les visions intérieures, l’inconscient et tout ce qui dépasse la réalité physique. La fragmentation, la discontinuité, la dissonance sont autant de signes d’une forme libérée même si la thématique se nourrit parfois d’archaïsme.
La serre, singulière ou plurielle, génère tout une série d’analogies autour du verre, de l’eau, de la transparence, mais elle induit aussi des notions d’enfermement, de confinement, de suffocation qui engendrent l’onirisme, l’ennui et surtout l’angoisse. Libérée de toute censure rationnelle, la poésie se nourrit de désordre, s’enrichit des incohérences les plus incongrues. Les images se suivent sans aucun lien logique et fusent en tous sens. L’allure est litanique, mais sans jamais se réduire à un jeu superficiel ou à un simple exercice de virtuosité. Il s’agit bien d’une suite d’illuminations au sens rimbaldien, d’enluminures donc autour d’un motif central d’ordre ontologique, destinées à mimer les éclats d’une personnalité perturbée, implosée en quelque sorte, et à traduire sans nul doute « cette sensation de choses qui ne sont pas à leur place », selon le poète. Ce qui n’exclut pas l’absurde et même l’humour de certaines associations. Il fallait en tout cas casser la langue pour l’émanciper, en transgresser la logique, ce que feront tous les poèmes en vers libres, tandis que dans les poèmes réguliers la méthode est différente, instituant une espèce de moquerie, même dans les évocations dramatiques, qui consiste à ironiser en recourant à la répétition, aux effets d’échos, aux déplorations naïves. Procédés différents qui visent un même objet de déconstruction, déstabiliser le message en biaisant les usages prosodiques dans les poèmes en vers libres et les valeurs sémantiques dans les autres.
« Neuf à faire craquer toutes les habitudes »
On aura reconnu la véhémence de Verhaeren qualifiant ainsi le premier poème « Serre chaude » qui donne le ton à l’ensemble du recueil. Celui-ci est en vers libre, ce qui est en effet une déclaration liminaire qui a son poids. Neuve en effet cette juxtaposition dérangeante d’images, sauvages, énigmatiques, hétéroclites. Neuf, ce vers cahotant, déréglé, imprévu. Neuf, cet univers clos, concentré, troublant. La serre, c’est la tiédeur enclose et l’immobilité, la luxuriance et le repli. Avec ses variantes – la cloche de verre, la cloche à plongeur, le verre, l’aquarium, etc. – se développe le thème ambigu de la clôture que traverse le regard seul. Confrontation, affrontement du dedans et du dehors. La cloison est mince, transparente entre sentiment de protection et frayeur, mais elle est infranchissable. Le malaise est constant, ressassé, toute progression est exclue. Les poèmes en vers réguliers présentent de subtiles correspondances internes mais l’énoncé de ces variations est statique, désabusé. La répétition de situations peut s’ériger en système, selon des parallélismes aux niveaux rythmique, lexical, syntaxique (« Cloches de verre »). Le retour à peine varié d’images donne une impression de rétrécissement, de pauvreté (« âme de nuit »). Ailleurs la répétition est déjouée dans l’opposition des temps, par le passage du non-accompli à l’accompli, ou l’inverse :
Voici d’anciens désirs qui passent,
Encore des songes de lassés,
Encore des rêves qui se lassent ;
Voilà les jours d’espoir passés ! (« Heures ternes »)
Verhaeren avait épinglé les associations « hermaphrodites, énigmatiques, suscitant l’envie cuisante de deviner, de comprendre, irritant l’esprit… » : Mon âme aux frêles mains de cire, Arrose un clair de lune las… (« Oraison ») En je ou sous forme métonymique, le poète fait part de désirs, de regrets, d’angoisses obsédantes, au travers d’images tout à fait déroutantes dans les poèmes en vers libres où l’inadéquation domine. Le dérèglement est constamment projeté, le contraste, le paradoxe sont récurrents : fêtes « un dimanche de famine », « végétation orientale dans une grotte de glace », etc. Le plus souvent, l’association purement onirique échappe à toute logique et se noue dans le surréel. Sous la cloche de verre, Il y a peut-être un vagabond sur le trône Nous devrons admettre que des repas de malades s’étendent à tous les horizons ! Mais parfois le poète prendra des précautions et annoncera l’inouï, comme pour en atténuer l’impertinence par une médiation :
Je crois que les cygnes ont couvé des corbeaux
ou
On croit être dans un château qui sert d’hôpital
ou
On a l’idée que des corsaires attendent sur l’étang…
Ou il nous mettra en garde, comme dans ce distique si émouvant pour Apollinaire :
Attention ! l’ombre des grands voiliers passe sur les dahlias des forêts sous-marines ; Et je suis un moment à l’ombre des baleines qui s’en vont vers le pôle !
Le poète invite ou ordonne, par de fréquentes injonctions – « écoutez… » ; « Examinez… », comme il peut interdire : « n’approchez pas des fenêtres… ». Mais il choisira aussi de noter la dissonance comme s’il s’agissait d’une évidence ou d’une banalité.
Les poèmes en vers libres additionnent des images à la file, réalisant un bizarre inventaire de fragments :
Les pensées d’une princesse qui a faim,
L’ennui d’un matelot dans le désert,
Une musique de cuivre aux fenêtres des incurables. (« Serre chaude »)
« Le vers est un mot parfait », selon Mallarmé. Maeterlinck partage avec lui la préoccupation du « mot » et aussi le constat d’un certain déficit du langage par rapport au silence originel. Il s’est exprimé à plusieurs reprises sur l’indigence du vocabulaire et son approximation. C’est la lecture de Ruysbroeck, durant ces mêmes années où il écrit ses poèmes, qui lui révèle une « étrange insistance sur certains mots ordinaires » et lui enseigne à les utiliser « de manière à en faire apparaître les aspects inconnus et parfois effrayants ». Il use donc d’un vocabulaire simple, réduit même : mots quotidiens, prosaïques qu’il répète, ressasse. Il recourt au silence au « blanc », notamment dans les poèmes en vers libres où les intervalles sont irréguliers et nombreux. C’est l’emploi inusité des mots qui les sort de l’ordinaire et les leste d’un pouvoir suggestif. « L’âme pâle de sanglots », « la prière blanche », « une soif sans étoiles » représentent bien des écarts linguistiques.
L’épithète de couleur est presque toujours déviante. Le concret se caractérise par l’abstrait, ou l’inverse : « lune absolue », « attouchements mornes », « âme humide ». Le poète utilise peu la comparaison canonique ou la métaphore in praesentia clairement déchiffrable. Il emploie fréquemment la structure du type « les brebis des tentations », « la faune de mes remords ». Mais la structure favorite est la suivante : « Les hyènes louches de mes haines » ou « Les fouets bleus de mes luxures », soit un recours très fréquent à la dislocation qualitative où il y a coréférentialité entre les deux noms de syntagme, ce qui permet au terme d’arrivée de la figure de se présenter avant le terme de départ. L’effet de surprise est garanti car le mystère est livré d’abord avec une brutalité qui renforce le caractère péjoratif de la plupart de ces métaphores. D’autres emplois volontairement équivoques d’épithètes inadéquates ou des rejets syntaxiques plus sophistiqués encore dans leur distribution accentue l’ambiguïté de la connotation.
On ne saurait trop insister sur l’étonnante disparate des fragments d’images, des plus complexes aux plus simples, sur leur profusion, l’allure désorganisée qu’elles peuvent prendre dans les vers libres notamment. Ce serait toutefois une erreur de les croire assignées au hasard. On peut relever dans la plupart des poèmes des facteurs d’unité. Soit l’isotopie est manifeste, soit la redondance ou la structure phonétique est porteuse de sens, comme dans le poème « Ennui » où le thème central se constitue à partir des récurrences de sons, des répétitions de syllabes ou de mots.
Les paons nonchalants, les paons blancs ont fui,
Les paons blancs ont fui l’ennui du réveil ;
Je vois les paons blancs, les paons d’aujourd’hui,
Les paons nonchalants, les paons d’aujourd’hui
[…]
Paul Gorceix a souligné dans son analyse d’« Hôpital » le retour des motifs et l’évidence avec laquelle ils concourent aux thèmes. La répétition, ici encore, accentue le relief thématique. Il faut d’ailleurs étendre au recueil tout entier cet effet de la redondance. Le retour de thèmes obsédants comme la maladie, l’enfermement, la privation… indique une constante : l’aspiration au dépassement, à la transcendance.
En dépit d’un nombre élevé d’éléments itératifs qui sont des facteurs d’unité de Serres chaudes, le recueil manifeste pourtant une grande disparité dans la prosodie, ce que la critique a souligné dès la parution. Tandis que Verhaeren met en évidence la beauté insurrectionnelle des poèmes en vers libres, qui laissent à l’idée « sa forme primordiale », du côté des conservateurs, Ywan Gilkin, élogieux sans doute envers le jeune Maeterlinck, qu’il range parmi « les plus puissants et les plus originaux », lui reproche d’avoir, dans « les morceaux de prose », éludé les difficultés prosodiques et opté pour « le relâchement ». Son commentaire réducteur envers ce qu’il appelle le « pseudo-vers » révèle son intention de frapper d’illégitimité la poésie nouvelle.
Les poèmes réguliers, presque tous en octosyllabes, se conforment aux règles de versification en apparence puisqu’ils sont rimés, rythmés et strophés selon l’usage commun. L’effet de parallélisme syllabique est particulièrement mis en évidence par de fréquentes reprises de vers à vers :
Mon âme est malade aujourd’hui,
Mo âme est malade d’absences,
Mon âme a le mal des silences… (« Chasses lasses »)
L’enjambement est rare ou ténu, mais lorsqu’il est présent, il est conflictuel :
Avec leurs flammes végétales
Et leurs éjaculations
Obscures de tiges obscures… (« Tentations »)
à la différence du vers régulier où le rythme sert de garde-fou, le vers libre obéit aux pulsions de l’imaginaire. Sa mesure est déterminée par une image non par une cadence. Il s’ouvre dès lors au déséquilibre et exprime l’incohérence capitale de la vie ou du monde, les phantasmes et les hallucinations du poète. Le vers libre assure le règne de l’image. Il emboîte sa démesure, s’invente avec elle. Il en va de même de la strophe dont la dimension variera selon la séquence.
L’option est fondamentale. Le vers libre est une forme d’autocitation : il reflète une crise, trahit une rupture. C’est la perception de dissonances dans les profondeurs de l’individu et dans le corps social qui génère un radicalisme de l’écriture poétique. Les poèmes en vers libres mettent en scène des moments de drame, des instantanés d’effroi dont l’intensité et la distance évoquent l’univers théâtral, son atmosphère, l’étrangeté de ses lieux et de ses personnages.
Cette émergence du drame dans la poésie est un indice de plurigénéricité, de contamination entre les genres. Tout comme le théâtre s’ouvrira à l’envahissement poétipoétique. Maeterlinck ne déclarera-t-il pas à Jules Huret à propos de La princesse Maleine :
« Mais savez-vous que ce sont des vers libres typographiquement mis en prose ? »
Entre prose et poésie
On sait que la composition de Serres chaudes s’échelonne de la fin de 1885 au début de 1889. Il en publie les premiers textes dans une revue parisienne La Pléiade. D’autres poèmes paraîtront de 1887 à 1889 dans La Jeune Belgique et dans le Parnasse contemporain. Il aurait abordé le vers libre seulement en 1888. Dans son édition des Carnets de travail déjà citée, Fabrice van de Kerckhove a analysé les esquisses poétiques et narratives présentes dans les agendas, particulièrement au cours des années qui précèdent la publication en volume à Paris. Plus précisément dans sa contribution au colloque Présence / Absence de Maeterlinck[1], il a montré qu’un texte inédit comme l’ébauche de Sous verre éclaire étonnamment certains aspects des poèmes de Serres chaudes. Notamment la thématique de l’impuissance et de la stérilité que fonde une fantasmatique d’antériorités culturelles ou intimes. Alors qu’il vient de publier ses premiers poèmes en revue, il commence en été 1886 à rédiger ce texte en prose dont les prolongements narratifs commentent indirectement ces poèmes. Y alternent des séquences réalistes et des moments lyriques : descriptions de jardin, de végétations proliférantes, de serres et d’aquarium. La serre est un symbole de fécondité. Mais si elle protège du monde extérieur, elle peut aussi tuer par la prolifération même qu’elle engendre.
Toute une série d’images que reprendront les poèmes suivants sont déjà présentes : des « végétations de symboles » à l’abri du verre ou destinées à mourir étouffées. Des connotations morbides, des oraisons, d’obsédantes visions «typhoïdes » qui voisinent avec une sorte de raillerie ou d’ironie. Il y aurait donc, selon la démonstration du critique, une réelle circulation entre prose et poésie. Une continuité dans le choix et la nomination des images, mais aussi des parallélismes, répétitions et effets d’échos.
Une preuve de plus que Maeterlinck a tenté d’abolir les frontières génériques. Autre connivence, les essais narratifs comme Les visions typhoïdes et Onirologie, des essais critiques comme la Confession de poète, Un théâtre d’androïdes, Le tragique quaotidien accompagnent la production poético-dramatique de cette époque et lui sont étroitement apparentés.
Mais en cette année 1896, qui clôture le premier cycle du théâtre, Maeterlinck prend congé de la poésie en tant que genre, en publiant Douze chansons. Elles deviendront Quinze chansons en 1900. Bien qu’il délaisse alors la plupart des composantes symbolistes et change de rythme, puisqu’il adopte la forme ritournelle, il restitue encore parfois l’atmosphère sombre des drames, ainsi que les thèmes et les symboles déjà présents dans Serres chaudes. Si la poésie, le théâtre, les essais se sont écrits simultanément et ont interagi, il semble bien que l’année 1896 soit marquée d’un renoncement, de l’abandon d’une expérience et d’une manière.
Jeannine Paque
[1] Maeterlinck entre prose et poésie. De Sous verre à Serres chaudes », Présence/Absence de Maeterlinck, Colloque de Cerisy, 2–9 septembre 2000, Bruxelles, AML Éditions, Éditions Labor, p. 41-73.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°168 (2011)