Le surréalisme : à livre ouvert et lèvres nues

Marcel Mariën

Marcel Mariën

Évoquant le journal de Paul Nougé, publié par Les lèvres nues en 1968 et le caractère désespéré de ce « témoignage d’un homme seul », Marcel Mariën remarquait « qu’il y a belle lurette que l’on a cessé de publier pour le divertissement de l’honnête homme ». Une même constance l’anime encore aujourd’hui, puisque, lorsque je lui rappelai le titre de cette rubrique, il suggéra de remplacer « passion d’éditer » par « nécessité ». À mesurer son parcours personnel depuis sa rencontre avec les surréalistes, Nougé, Magritte, Scutenaire, Souris, Mesens – il avait alors 17 ans –, à évaluer le nombre de livres de qualité qui, sans Les lèvres nues, n’auraient jamais vu le jour, on comprend mieux son rôle dans la divulgation nécessaire de textes, de poèmes, de documents qui, aujourd’hui, constituent pour une large part ce que l’on connait de l’activité surréaliste en Belgique.

Ses premiers pas dans l’édition, Mariën les accomplit à son retour de captivité, en 1941. Il fonde alors la collection « L’aiguille aimantée » qui, pour ne compter que quelques plaquettes, publia, avec des dessins de Magritte, Moralité du sommeil de Paul Eluard. Suivront ensuite, dans l’immédiat après-guerre, un cahier collectif, La terre n’est pas une vallée de larmes, la collection « Le miroir infidèle » qu’il anime avec Magritte et même, en 1945, un « hebdomadaire littéraire pour tous », Le ciel bleu : une entreprise très hasardeuse sur le plan éditorial qu’il lance avec Paul Colinet et Christian Dotremont, et qui connaitra l’échec après neuf numéros !

Après cette mise en train, Mariën était prêt à entamer son grand œuvre, la création de la revue Les lèvres nues. Elle vit le jour en 1954 comme il l’a raconté lui-même (« Démêloir », Les lèvres nues, 1978), de façon fortuite et des « loisirs obligatoires » que lui laissait l’entreprise où il exerçait ses talents de dactylographe. Mais elle avait un objectif de poids : publier l’œuvre inédite de Paul Nougé qui, depuis trente ans, se souciait fort peu d’assurer une quelconque diffusion de ses manuscrits. Les écrits théoriques (Histoire de ne pas rire, 1956) et les textes poétiques (L’expérience continue, 1966) pourraient à eux seuls justifier l’activité éditoriale de Mariën. Mais il ne s’en tint pas là. Deux séries de la revue (1954-1960 et 1969-1975) regroupèrent les principaux acteurs du mouvement. La collection « Le fait accompli » (135 numéros, dont les précieuses Lettres surréalistes), les Manifestes et autres écrits de Magritte, la correspondance de celui-ci, des tracts, la collection « La poursuite » où seront publiés Scutenaire, Lecomte, des ouvrages collectifs et d’autres textes documentaires ou historiques sont également à l’actif des Lèvres nues et de Mariën qui, depuis la publication de L’activité surréaliste en Belgique (Lebeer-Hossman, 1979) s’est imposé comme l’archiviste incontesté du mouvement. « Archiviste, mais pas fossoyeur », dit-il. Sa vigueur de polémiste est intacte, son gout de la provocation aussi. Les lèvres nues poursuivent leur activité, ou mieux, leur activisme par le biais de cahiers illustrés, le plus souvent collectifs, où l’on retrouve entre autres noms ceux de Tom Gutt (également éditeur de la collection « Le vocatif »), Gilles Brenta, André Stas, et où s’est ébauchée une liaison avec des cousins d’Outre-Manche : les Coleman, Anthony Earnshaw, Tony Blundell… À l’image de Mariën, lui-même auteur de collages, de découpages, d’objets insolites et ou de peintures citationnelles – et dont on a un large aperçu dans « Le mur illustré » (Les lèvres nues, 1990) -, les éditions ont toujours associé l’image au texte, la photo détournée et l’écat de l’aphorisme. En continuant de mettre au grand jour textes et documents inédits (ainsi, L’histoire des deux lampes, correspondance échangée par Paul Colinet et Mariën entre 1937 et 1952), en mettant un « point d’horreur » à éviter les pièges de l’exégèse comme la momification des vieilles et nouvelles gloires, Mariën reste fidèle à lui-même. Sa dernière intervention ? Une « Défense et illustration de Jan Bucquoy », au Cirque Divers, à Liège. Quand on vous disait qu’il aimait mettre les pieds dans le plat…

Alain Delaunois


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°72 (1992)