Marcel Mariën par Xavier Canonne

Marcel Mariën

Marcel Mariën

Ave Mariën

Il disait : « Il n’y a pas de mensonge puisqu’il n’y a pas de vérité. » Il vivait « dans un état de dépression heureuse » et, détaché, soupirait : « Je n’ai pas le temps d’être riche. » Travestissant La Fontaine en habits funèbres, il concluait : « Tant va l’homme au cimetière qu’à la fin il y reste. » Dans une somme sous-titrée Le Passager clandestin, Xavier Canonne nous livre le portrait de Marcel Mariën, à la (dé)mesure de cette figure essentielle du surréalisme belge. Un artiste, Mariën ? Un poète ? Un agité du bocal ? Un visionnaire ? Un homme avant tout, insatiable de liberté et de vie.

Marcel Mariën (1920-1993) n’attendait pas son biographe. L’enfermer dans un cube de papier, où aurait été détaillé l’agenda de ses rencontres, de ses déplacements, de ses ruptures et de ses provocations, n’aurait contribué qu’à mieux l’inhumer dans ce vaste et méthodique oubli qu’est une postérité. Xavier Canonne l’a compris. Lui qui l’a bien connu et côtoyé dans les dernières années de son existence, a préféré se faire l’évocateur de Mariën. Les multiples facettes et les gouffres de son sujet, il les a interrogés sans prétendre leur apporter une lumière aveuglément définitive. Le directeur du Musée de la Photographie de Charleroi, l’historien pointu du surréalisme belge, a aussi choisi d’illustrer son propos par d’abondantes reproductions de textes, d’œuvres, de collages, de montages. Ce travail donne un fort volume que l’on dévore, avec gourmandise, mais dont on sait qu’on le reprendra, souvent, et cette fois pour y picorer en gourmet.

Pas loin de 430 pages donc, une bibliographie écrasante et un souci assumé d’exhaustivité (toutes les couvertures des recueils publiés par Mariën, mais aussi des revues qu’il dirigea, sont reproduites) qui offrent un tour d’horizon complet de la mappemonde Mariën. L’homme méritait d’être ainsi envisagé à 360 degrés, lui qui semble avoir exploré tous les genres (poésie, pamphlet, nouvelle, roman, écriture plus théorique et critique, chanson, aphorisme), toutes les techniques de dévoiement des objets et des images (photomontage, collage, découpage, assemblage), tous les thèmes enfin, sans jamais se départir d’un humour ravageur et d’un constant parti pris de subversion.

S’il n’est pas le plus connu ni le plus exportable des noms que compta la double pépinière du surréalisme belge (avec respectivement les groupes des Bruxellois et celui des Hennuyers), Mariën en demeure l’indocile absolu. Son tempérament, enclin à l’ironie et à l’irrévérence, l’amènera à commettre quelques mémorables coups d’éclat – fût-ce au détriment de ceux qui comptèrent parmi ses meilleurs amis. Ainsi, à combien de reprises n’écornifla-t-il pas, supercheries et parodies aidant, le succès fort rentable d’un René Magritte ? Une série de titillements qui, lors d’une rétrospective au Casino de Knokke en juillet 1962, culmineront en irrémédiable brouille, à cause d’un tract assassin élaboré par Mariën… Il ne faut pas s’y tromper, ce n’était pas jalousie de la part d’un artiste qui fut la discrétion même par rapport à un confrère autrement notoire ; en annonçant la vente au rabais, façon braderie, du mystère magrittien, Mariën prétendait en fait juger l’homme corrompu par l’intérêt davantage que le peintre au génie intact. Il maintiendra cette stricte distinction, en toute honnêteté esthétique, bien après que leurs rapports seront devenus moins cordiaux.

Mais plutôt que de parler de sa relation aux autres, approchons Mariën de face, entrons de plain pied dans son univers déroutant, taquin et farouchement solitaire. Les objets y foisonnent. À première vue, pas de quoi casser des briques : des figurines de soldats, des ustensiles du quotidien (comme ces boîtes de sardines ou ce peigne, cette raquette, cette marmite) joliment repeints, c’est déjà ça, puis collés sur une branche, posés sur un socle, encadrés. Du ready made, quoi ; un Marcel Duchamp né au Plat pays… Canonne met pourtant en lumière, dans son exemplaire préface, ce qui distingue Mariën du signataire de Fountain : « Sa volonté de ne pas “neutraliser” les objets mais d’accroître au contraire leur potentiel, le champ de leurs moyens ». En effet, le regard, en s’attardant, opère l’indispensable démarche réflexive – tenant donc autant du réflexe que de la réflexion – sur ce qui lui est proposé de voir : il déchiffre le titre. Le philtre agit alors, les synapses s’activent, la subtilité pétille, le plaisir monte, le sourire s’esquisse. Nul besoin de comprendre Mariën pour l’appréhender. Et donc, pourvue d’une seule chaussure à talon aiguille, l’étoile de mer se mue en danseuse. Deux allumettes, dont l’une à la tête cramée, se croisent pour former une pietà minimaliste. D’un branchage serti de minuscules ramures de cerfs monte La Chanson des ruts et des bois. Une main de mannequin à l’index raboté, et voici la parfaite figuration du Trou de mémoire.

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Et dire que cette théorie d’incongruités matérielles semble découler d’une seule création, la première, l’originelle, en 1937 : une monture de lunettes cyclopéenne, dont on apprend que le titre, L’Introuvable, aurait été suggéré par Magritte. Mariën avait alors l’âge où, selon Rimbaud, on ne peut être sérieux. Il ne le quittera plus jamais, et l’objet de sa quête sempiternelle s’y trouvera qualifié.

Canonne explique l’un des ressorts du étrange charme (au sens premier) qui opère à chaque fois face à une production de Mariën, grâce au choix du titre, qui « s’il n’échappe pas toujours au jeu de mot, s’applique parfaitement au dispositif de l’objet, de la photographie ou du collage, conviant un spectateur que l’on espère complice à en percer le sens. Au ciselage des titres, Mariën fut réellement un orfèvre, pour ses propres œuvres autant que pour celles de René Magritte ou de quelques proches, l’étendue de ses connaissances historiques, géographiques ou littéraires alliée à sa vivacité d’esprit permettant le télescopage de références inattendues s’ajustant pourtant parfaitement. »

Mariën n’est pas allé plus loin que Magritte ou d’autres dans sa réflexion sur le rapport entre mot et image ; mais il y est allé à sa manière. Sous une légèreté et une gratuité de façade se cachent l’intransigeance et la gravité propres à l’Humour majuscule. Découpant puis réassemblant des fragments de revues pornographiques, de planisphères, de papier peint, Mariën réorganise sa géographie intime du désir, du voyage et de l’art graphique. Il redistribue les cartes, à chaque fois dans un ordre différent et selon ses règles. En somme, il crée, davantage qu’un style, un langage propre. Souvent imité, jamais égalé.

« Imitation », le mot est lâché ; le voilà qui galope derrière un drôle de gaillard à bicyclette, et qui porte une grande croix sur l’épaule. Seule expérience cinématographique aboutie de l’artiste et moment-clé pour l’histoire du Septième art belge, L’Imitation du cinéma constitue un scandale supplémentaire à l’actif du chenapan Mariën. Ici, nul œil coupé en deux par un rasoir ni de piano à queue surmonté de quelque charogne d’animal ; mais une histoire décalée, mettant en scène un jeune homme plongé dans une revue cochonne et surpris par un abbé, qui substitue alors à cette malsaine lecture L’Imitation de Jésus-Christ. En 1960, le film n’émouvra, parmi son rare public, qu’une poignée de journalistes pudibonds, préférant se scandaliser de ce pied-de-nez à la morale chrétienne plutôt que du sort du Congo ou des victimes économiques de la Loi unique. Il sera étouffé par la censure en Belgique et, consécration ultime, interdit de projection en France !

C’est toute cette existence au service de… mais non, au service de rien ni personne, que Canonne nous fait découvrir, au fil de chapitres non chronologiques. Par touches pointillistes, tout est évoqué : l’érotisme selon Mariën, ses engagements et ses retraits (suite à son séjour en Chine maoïste notamment), ses outrances et ses pudeurs, son alacrité de surface et son pessimisme foncier. Son indépendance totale aussi, vis-à-vis d’un certain « système artistique » qu’il honnissait. Voir à ce propos l’énergique plan d’action élaboré en 1992, soit un an avant sa mort : « Affréter une vingtaine d’autocars, les remplir de centaines de taggers masqués (afin de préserver leur anonymat) et les lancer avec leurs bombes de couleurs sur la Documenta de Kassel. Les artistes de la nuit sont les seuls qualifiés pour répondre comme il se doit à l’inanité outrecuidante de l’art officiel. » Canonne voit dans ces phrases un authentique position manifestaire : « Si péremptoire que puisse être son jugement, l’on ne pourra taxer Mariën d’incohérence ou de trahison : sa vie durant, quelle que soit la nature de ses entreprises, il agira en franc-tireur, en marge des milieux officiels de la culture, se gardant bien de les solliciter : l’œuvre de Paul Nougé qu’il rassemblera et publiera aux éditions des Lèvres nues sera financée par son propre travail d’intérimaire, L’imitation du Cinéma sera réalisé grâce au détournement des gains d’un concours lancé dans la presse ; jamais Mariën ne se trouvera représentant la Belgique, la Communauté française ou toute autre entité à laquelle, à son corps défendant, l’on aurait pu l’apparenter, pour un salon ou une biennale officielle, au contraire de quelques subversifs subventionnés… »

Cette propension à produire des bravades en ribambelles et à refuser mordicus l’autorité figerait-elle Mariën dans ce qui est aussi une posture étudiée, celle du trublion systématique ? Formuler la question, c’est déjà y répondre par la négative. L’homme savait également se poser en adhésion, ne fût-ce qu’avec la force brute de l’expression ou la lucidité la plus désarmante. En témoigne le chapitre « La parole donnée », consacré à la dimension poétique de sa production. Les mots y acquièrent densité et profondeur. La fulgurance le dispute à l’acidité, et certaines sentences sont assenées là comme autant de coups à l’âme. Au cœur de ces gangues serrées se nichent autant de beautés évidentes.

Il disait : « Chaque jour contient sa vieillesse. » ; nous nous ridons moins vite à le fréquenter. Il disait : « Le philosophe touche à tout et à rien » ; Mariën fut donc notre Diogène. Il disait : « Tous les mots sont sincères » ; Mariën usait et abusait de leur fascinant pouvoir. Il disait : « Tout est bien qui finit » ; grâce à Canonne, Mariën ne fait que commencer.

Xavier CANONNE, Marcel Mariën. Le passager clandestin, Pandora Publishers / Ronny van de Velde, 432 pp.


Questions à Xavier Canonne

Vous avez eu le privilège de connaître personnellement Mariën. Pouvez-vous, en premier lieu, nous parler des circonstances de cette rencontre et de l’évolution de votre amitié ?
J’ai vu ses œuvres avant de connaître l’homme : mes parents m’avaient traîné dans une exposition collective en 1974 au Grand-Hornu où il y avait deux «mondrianités» au milieu d’un ensemble d’œuvres qui avaient passablement ennuyé l’adolescent que j’étais alors.
Je découvrais que l’on pouvait créer des œuvres en ajoutant des objets directement sur la surface picturale, mais aussi qu’une œuvre d’art pouvait être empreinte d’humour. Ce n’est pourtant que deux ans plus tard que j’ai croisé Mariën à la librairie La Proue, chez Mercier, rue des Éperonniers, et que je me suis enhardi à lui écrire avant de le rencontrer. Je ne sais trop si l’on peut parler d’amitié concernant Mariën ; de connivence, de complicité, sans aucun doute. Mariën eut peu d’amis ; Leo Dohmen fut l’un d’entre eux. Et il y avait aussi quarante années entre lui et moi. Mais quand plus tard j’ai osé lui montrer mes textes et mes collages, je l’ai senti plus proche, plus attentif. Il avait plus besoin de «collaborateurs» que «d’admirateurs»…

Pourriez-vous nous raconter l’une ou l’autre anecdote concernant Mariën, que vous n’auriez pas livrée dans votre ouvrage, et qui vous semble éclairer le personnage, révéler son tempérament ?
Un jour, en allant à une exposition à Liège où je l’avais accompagné, il fit un geste de la main en désignant le paysage par-delà la vitre de ma voiture : «Mes parents doivent être enterrés quelque part, là» me dit-il. Je lui ai demandé si il savait exactement où, et il m’a répondu qu’il ignorait même quand ils étaient décédés, qu’il l’avait appris par hasard. Cela m’avait troublé. J’ai eu le sentiment à la fois d’un très grand détachement, mais aussi sans doute d’une grande solitude pour l’enfant qu’il avait été. C’était cela Mariën, le détachement, et une solitude forcenée, mais une solitude fertile…

Mariën n’incarne-t-il pas au fond la contrariété d’être belge, cette identité de malgré tout ? En quoi son regard ironique sur la belgitude se rapproche (ou s’éloigne)-t-il de ceux de Broodthaers ou d’autres de ses contemporains ?
Il se moquait assez des «professionnels» de la «Belgitude». La phrase : «Né d’un père flamand et d’une mère wallonne, et vice versa» dit assez son peu de préoccupation quant à la condition de Belge et le devenir du pays, même si l’on trouve diverses allusions à ce curieux pays qui le vit naître dans ses textes ou ses collages. Quant à Broodthaers, il le considérait plutôt comme un imposteur, même s’il reconnaissait que parvenir à vendre des coquilles d’œufs ou de moules à des prix si élevés pouvait tenir de l’exploit. Il l’avait bien connu à ses débuts et avait suivi son évolution dans le marché de l’art, marché dont Mariën s’est refusé à emprunter les codes.

À part celles avec Magritte et des figures françaises (Breton, plus tard les Situ’), vous évoquez assez peu les relations entretenues par Mariën avec les autres grands noms du groupe surréaliste belge de Bruxelles (Nougé, Scutenaire, Mesens, etc.) et encore moins avec celles du groupe hennuyer (Chavée, Dumont, etc.). Qu’en est-il ?
J’ai, je crois, évoqué dans mon livre l’admiration, presque filiale, pour l’œuvre de Paul Nougé qu’il fut le tout premier à faire connaître, ainsi que ses relations parfois empreintes d’incompréhension avec Scutenaire, surtout vers la fin de son existence, même s’il tenait toujours à distinguer l’œuvre de l’homme. Pour le groupe du Hainaut, ne perdez pas de vue que son activité collective ne dépasse pas l’année 1947 et qu’elle devient ensuite individuelle et assez circonscrite régionalement. La distance aidant, les voyages, les contacts avec Chavée deviennent très épisodiques, même si Mariën assistera à ses obsèques.

Quels sont, à votre avis, les apports (aux niveaux technique et esthétique) de Mariën à l’art du XXe siècle, les trouvailles que l’on peut lui attribuer, les terrains qu’il aura été le premier à défricher ?
Mariën démontre que l’idée – le concept dirait-on aujourd’hui – prime sur l’esthétique ou l’élaboration de l’œuvre. Comme Magritte en ses tableaux, comme Nougé en ses textes ou ses admirables photographies, il s’applique aux objets du quotidien, lesquels sont envisagés comme des éléments de vocabulaire. Ce qui me semble caractéristique chez Mariën c’est le refus de l’esthétique, du «bel objet», et particulièrement le décloisonnement entre les disciplines, parvenant à exceller en chacune d’entre elles, trouvant le meilleur moyen d’exprimer l’idée.

La monarchie, la religion, la morale… Autant de thèmes à propos desquels il semble facile de se moquer aujourd’hui. En quoi Mariën demeure-t-il vraiment dérangeant et subversif ?
Il faut se replacer dans le contexte et dans l’époque : cette attaque des valeurs n’est pas le fait d’un adolescent boutonneux ou l’agitation de quelque subversif télégénique, mais un refus profondément ancré en lui de tout ce qui entrave, réduit et canalise l’homme. C’est assez constant dans le surréalisme : ne rien accepter comme donné, comme définitif ou entendu. Mais c’est toujours une insurrection productive et fructueuse.

À quand un Musée Mariën en Belgique ? De même, une édition intégrale de ses textes (poèmes, critiques, pamphlets, tracts, aphorismes, etc.) est-elle prévue ?
Je suis contre le principe de ces musées monographiques qui cloisonnent les artistes dans leur œuvre alors qu’elle ne prend souvent de sens que confrontée à d’autres, à l’époque où elle se développe, je ne crois vraiment pas que ç’aurait été son souhait… Ceci étant, il est sous-représenté en nos musées – quand il en reste – alors que certaines de ses œuvres sont présentées à la Modern Tate à Londres avec les plus grands noms du surréalisme. Son temps viendra, j’en suis sûr, quand on aura compris la cohérence de son œuvre et son originalité ! Je prends date…

Frédéric Saenen


Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°180 (2014)