Marcel Moreau avait formulé le vœu de se consacrer davantage, à l’heure de la retraite, à divers plaisirs dont une vie de travail acharné, tant comme auteur que comme correcteur dans la presse parisienne, l’avait tenu éloigné. Mais les années passent et les livres se succèdent à un rythme toujours plus soutenu. La bourse d’année sabbatique que le Ministère de la Communauté française vient de lui octroyer va donc permettre à Moreau de se soumettre, l’esprit quelque peu dégagé de certaines contingences matérielles, à ce qu’il nomme lui-même son « destin de possédés. La vie de Jéju paraitra en avril chez Actes Sud et Marcel Moreau rédige en ce moment un essai sur l’irrationnel auquel il pense depuis quelques années. Ce 20 décembre 1997, nous avons rencontré le forcené.
J’aime à rappeler que, si je suis né une première fois en Belgique du ventre de ma mère, la France m’a fait naitre une seconde fois, à l’écriture. C’est chez Buchet, à Paris, que j’ai publié Quintes, mon premier roman, et ce sont les conditions de travail de la presse parisienne qui m’ont permis de me consacrer parallèlement à mes ouvrages. À l’époque, la Belgique me faisait plutôt grise mine. Il me semblait dès lors presque naturel d’adopter la nationalité française.
C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, et bien que je n’aie jamais boudé les différentes représentations (lectures, colloques, conférences) auxquelles me conviaient régulièrement les instances culturelles belges, certaines formes de reconnaissance m’ont été refusées. Néanmoins, peu à peu, je suis devenu un écrivain « franco-belge »… Que l’on me tienne pour Français en France et Belge en Belgique ne me gêne pas le moins du monde. En m’octroyant une bourse, le Ministère a brisé un tabou. J’en suis très heureux, même si les questions d’argent n’ont jamais influencé mon travail d’écrivain.
Alcôves
Alors que j’étais un habitué des ouvrages copieux, j’ai multiplié, ces dernières années, les textes courts consacrés pour la plupart à des réflexions amoureuses. Ce furent, aux Lettres vives, Amours à en mourir (1988), Noces de mort (1993) et La compagnie des femmes (1996). Cadex a publié Intensément ton corps en 1996. Aujourd’hui paraissent Les Tanagras. J’apprécie l’exercice de concision et d’apurement qu’exigent les petits formats. Ils répondent aussi à une urgence, celle de fixer au plus vite, alors que je suis arrivé à l’automne de ma vie, les amours menacées par le temps. L’écriture saisit la beauté d’un instant menacé de dégradation.
Tous mes livres sont œuvre de sincérité. Mais il me semble peut-être plus impérieux encore de capter la vérité de certaines émotions fugitives dans mes textes amoureux. C’est pourquoi Les Tanagras m’ont amené, presque naturellement, à employer plusieurs fois le genre épistolaire. On le sait, j’ai toujours aimé la lettre, et, par-dessus tout, la lettre d’amour. Elle est l’occasion d’une confession plus directe et plus troublante que l’œuvre littéraire. Je pense particulièrement à la réponse de Séverine, l’amante délaissée, qui clôture le livre. Je n’avais pas songé, tout d’abord, à cette forme de « contradiction ». Sa nécessité m’est apparue en cours d’écriture, parce qu’il me semblait important d’opposer, à une pensée d’homme, une confidence univoque, le point de vue d’une femme d’exception.
Les Tanagras, enivrantes mais pas délétères
Dans Bal dans la tête, le dernier « gros » roman de Marcel Moreau, la violence, l’ivresse et la fécondité du désespoir semblaient peu à peu s’effacer devant la montée du spleen. Bal mettait en scène une forme de renoncement qui paraissait d’autant plus définitive qu’elle était glosée à l’extrême, soumise au scalpel sans cesse aiguisé d’une lucidité mortifère. Néanmoins, les Tanagras sont arrivées, que l’auteur du Bal n’attendait pas ? Une pluie légère s’est mise à tomber sur son crâne échauffé, une sorte de joie a envahi ses appartements, événements dont il convenait de fixer la magie, quand bien même ils ne jetteraient, à rebours, aucun éclaircissement notoire sur l’ensemble de la vie ou de l’œuvre.
« Je ne sais pas ce qui leur a pris. Elles ont dit ‘non’, de la tête et des yeux, à mon visage las, à mes silences de tombe ». Le dictionnaire dit que ce sont de « simples et gracieuses statuettes ». Marcel Moreau, lui, qu’elles sont jeunes et vivantes, et surtout plus complexes qu’il n’y parait.
Ces demoiselles ne stupéfient pas l’écrivain. Elles ne lui posent aucune énigme fondamentale qu’il passerait son existence à résoudre. Mais elles ont le talent d’étonner. Elles s’entendent à suspendre le cours des heures, et à conclure ces respirations par un rire. Les Tanagras réinventent l’enfance d’un homme qui se plaisait à dire qu’il en avait été dépourvu. Elles substituent leur jeunesse à sa gravité : « […] elles me font don d’un âge que je ne connaissais pas ».
Il ne faut cependant pas confondre la grâce aérienne, le plaisir du jeu et du mouvement avec la légèreté. Les Tanagras traduisent aussi, dans une langue neuve, les anciens remous d’une vie troublée, les termes de la « science sulfureuse » de l’écrivain. ? Si elles n’engendrent pas cette qualité de passion qui confine au tragique, qui flirte avec la mort et les démons intimes, elles ne sont pas pour autant étrangères à la « violence du verbe », que leur jeunesse s’ingénie à chorégraphier de façon inédite.
Alors, pour conjuguer tout ce neuf et tout ce connu, il convient d’inventer un art d’aimer conciliant « le tact et l’obscénité, le cru et la célébration, les rites omnivores et la grâce sacralisante ». Il convient de n’offenser jamais ni la belle ni la bête, ni la bête de la belle Tanagra. On croyait en avoir fini, se soumettre à la répétition des jours, et il faut, encore, apprendre à vivre. Anticiper, aussi, avec ce calme un peu triste de la sagesse, l’inéluctable séparation : « Et dire que ce doux lien, c’est la mort qui le tient par un bout, et que l’autre bout, c’est nous qui en jouons comme on joue avec le feu ».
Les Tanagras ne sont pas les seules présences féminines du livre de Marcel Moreau. Car le narrateur, et c’est l’envers cruel de la sincérité, décrit à une ancienne maitresse, Séverine, les sentiments nouveaux que ces dernières lui inspirent. Les lettres à Séverine sont l’occasion d’une comparaison filée entre les charmes brûlants de l’amour-passion et la douceur des unions tanagriennes. Elles sont aussi le lieu où la solitude reprend sa place, et où l’écrivain porte sur ses faiblesses un regard sans ménagement. Point alors le regret des fureurs oubliées, la nostalgie de cet oubli même qu’au creux d’un lit, les amants fous savent s’accorder. Et Séverine le pressent qui évoque en retour les « succions sans péril », les « caresses sans dévergondage » et les « noces dont on ne ressort qu’indemne ».
Mais Les Tanagras confirment sûrement une impression qui sourd à la lecture de tous les livres de Marcel Moreau : cet homme qui se dit fasciné par la mort a le don d’exister et de saisir, à chaque détour, les raisons d’affermir cette terrible volonté. Elles ne le conduisent pas à la béatitude qui embue la pensée, ni ne lui donnent le gout de l’habitude ou l’illusion du bonheur, mais elles ne cessent d’alimenter l’ivresse de la connaissance, qui se moque superbement de tous les raisonneurs.
Françoise Delmez
Les Tanagras, avec des dessins de Pierre Bettencourt, Bruxelles, La pierre d’alun, 1997
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°101 (1998)