La peau de l’homme, le fusain du diable

Marcel Moreau

Marcel Moreau

La Province du Hainaut a décerné à Marcel Moreau, pour l’ensemble de son œuvre, le premier prix Achille Béchet, destiné à honoer un écrivai né dans la Province où y séjournant. L’auteur de L’Ivre livre, qui vit le jour à Boussu en 1933, a toujours entretenu avec cette région une relation charnelle. Un investissement imaginaire qui se dédouble lorsque des photographies accompagnant ses textes donnent à voir les paysages dont il est imprégné.

Moreau dit quelque part qu’ayant tenté, à plusieurs reprises, de créer des personnages hors de lui et de les faire dialoguer entre eux, il échoua. Aucun livre de lui qui ne soit, peu ou prou, une Égobiographie tordue et peu de livres qui ne reviennent à la terre du Borinage, haut lieu de ses premiers schismes et berceau de son entêtement.

L’écrivain a fait de sa région une terre mythique qu’il tient constamment à sa disposition. Il lui importe peu d’en dresser le plan détaillé, d’en élaborer une description historique scrupuleuse et objective. Il s’agit d’un paysage trié, dont chaque élément bavarde et porte la signature de sa ressemblance. Il se découvre le corps tendu, arqué, des saules des marais, la voix souterraine et glaireuse des houilleux ; l’abysse minier, entortillé de veines, lui montre les profondeurs de l’être où il faut descendre pour en extraire un cri. Son écriture bancale, hyperbolique, redondante n’échappe pas à cet effort de reconnaissance par le paysage. Singeant l’étiquetage universitaire, Moreau parle de « baroque postminier » et il est permis de trouver, à la ponctuelle asphyxie de lecture, un gout de grisou.

Entre ténèbres et « Saulitude »

Un texte sur les charbonnages sorti tout récemment, Tombeau pour les enténébrés, procède de la même manière. Sa particularité est d’être accompagné de photographies réalisées par Jean-David Moreau, le fils de l’écrivain. Ce n’est pas le premier du genre : déjà en 1982 paraissait Saulitude, avec des photos prises dans une saulaie à Boussu. Dans les deux cas, la photographie tient dans le livre une importance considérable. Elle n’est pas une simple illustration. Elle sert de support et d’aiguillon au texte.

Tombeau : bâtiments crevé, murs écroulés, terrils, tours solitaires, étranges décombres gagnés par la végétation, rejoignait l’abîme. On a peine à y reconnaitre œuvre humaine. Moreau avait vu son visage, le sexe d’une femme dans l’écorce des saules. Leurs bras noirs au ciel étaient ses bras tordus dans la lutte. La brume du pré, sur la photographie, le rappelait aux buées du regard à l’heure où l’écriture se brise. C’est encore ici, parmi ce Borinage fossile que, la mort dans l’âme et le sacré dans les yeux, Moreau se retrouve et se replace. C’est dans son travail qu’il puise, au gré des multiples excavations qui l’accompagnent, la certitude de sa fixation dans le paysage.

Les ruines s’inventent des ruines qui ne leur ressemblent pas. Entre le vers libre et la prose poétique de Saulitude, de façon plus ludique, explorant les formes et variant les règles dans le Tombeau, le texte éprouve tous les chemins qui peuvent mener de la photo et derrière elle, du site, au tréfonds de l’être. Moreau invoque ses souvenirs, accorde les enracinements de son enfance à ses errances d’homme mûr ; toujours, à partir du détail qu’il souligne, l’espace s’élargit progressivement pour retrouver l’immensité intime et donner jour à l’errance, à la rêverie et la fureur.

Mais la dimension de l’ouvrage dépasse le simple point de vue personnel. Il s’agit aussi de témoigner. Les photos accompagnent le texte dans son effort de mettre en scène, avant que complètement détruit, il ne s’efface des consciences humaines, la chute d’un monde. Saules écartelés comme autant de symboles, châssis à molettes écrasés au sol, de part et d’autres des ruines. L’esclavage d’un siècle, des milliers de morts dans les fosses et la nécessité de faire acte de mémoire. J’ai l’impression de m’être acquitté d’une dette ancienne, aussi émotive que psychologique. Les très belles photos de Jean-David Moreau, tiennent sûrement de la photo de famille ; mais aussi, peut-être, de la photo-témoignage d’un journaliste inspiré. Dans le dernier texte du recueil, Marcel Moreau transpose les quelques moments de sa conversation ave Théophile Caufriez, un des derniers spécimens, en nos terres, d’une humanité en voie de disparition.

La preuve du passé

Né d’un père ouvrier-couvreur mais élevé dans le respect de la langue et des bonnes manières, jeté à quinze ans dans le monde du travail mais promu par sa mère au métier de comptable, la jeunesse de Moreau fut constamment bousculée entre l’univers des bureaucrates, des bourgeois, dont il fustige les mœurs et l’hypocrisie, et celui des ouvriers, auxquels il voue une admiration. Employé dans une robinetterie, les meilleures heures étaient pour lui celles où, les « cols blancs » envolés, il pouvait observer à son aise les évolutions des « bleus de chauffe » aux prises avec leurs outils ; le souvenir, dans le monde bétonné de l’usine, d’un verge ouvrière brusquement sortie d’un pantalon, aspergeant d’urine le monstre d’une machine, continue de signifier l’espoir de la prégnance humaine, violacée d’insolence. Moreau trouve dans ces rencontres, dans l’élémentarité, la précision des propos et des gestes, une nouvelle fois, le lieu d’une reconnaissance. Un ballet de mains calleuses s’anime lorsque ses mains d’écrivain, dans la persistance de leur pâleur, s’attèlent à forger du verbe. C’est ici aux mineurs (tueur et mineur, ce sont là deux métiers qui placent ceux qui les exercent aux postes privilégiés de la connaissance) qu’il offre une sépulture, dédie son Tombeau pour les enténébrés.

moreau tombes pour les entenebres

La photographie, par définition, analyse voire transforme le réel. Là, l’objectif de Christian Calméjane avait vu le cheval couché dans le tronc, l’œil planqué entre deux branches. Celui de Jean-David Moreau a vu l’île de Pâques, le visage derrière la vitre, les sépultures païennes de ces curieux carbonicoles dont parle Moreau, qui n’intéressent guère les ethnologues. Pourtant, ici comme là, aucune intervention, aucun fignolage particuliers ne peuvent être décelés. Le photographe n’a nul besoin de mettre de l’âme, sinon la sienne, dans les décombres. Il a choisi un sujet, cadré puis appuyé sur le bouton. Le caractère fantasmagorique et démesuré des lieux n’exigeait pas de faire-valoir. De cette mort de pierre, la photographie est devenue la preuve nécessaire et suffisante. Elle nous rappelle maintenant sans cesse à l’au-delà du papier sensible.

Ruines minérales et végétales qui reconduisent l’écrivain à ses premières blessures, ruines qui témoignent de la page tournée de l’industrie minière, textes et photos montrent des objets qui disent : « C’était là ». La photo a saisi un instant du monde en perpétuelle transformation. Mais ce monde, par sa grâce, s’est encore abîmé d’une autre distance, d’une rupture nouvelle, spatiale. Nous n’avons pas sous les yeux ce que nous montre la photo et qui de toute façon n’existe plus comme tel. Ce que l’auteur a reconnu comme morceau du passé, à partir de quoi il a écrit, est, par définition, déjà autre part.

Ce double exil va bien à Marcel Moreau dont tout le travail porte la marque d’une recherche impossible, celle d’un objet aux formes changeantes, toujours dérobé, folie, désarroi se résolvant en une sonore et belliqueuse cohue de mots. Les gouffres noirs du Borinage disent bien aussi, à leur manière, l’inanité d’être né et d’écrire : creuser des trous pour rien. Et l’on voudra tirer, de ces bâtiments, tours démantelées, décharges à l’abandon, la vision vaguement consolante de ce que nous serons, après avoir été, quand se seront tus, en nous, les vieux chœurs sulfureux.

Marcel MOREAU, Saulitude, avec des photos de Christian Calméjane, Accent, 1982
Marcel MOREAU, Tombeau pour les enténébrés, avec des photos de Jean-David Moreau, L’éther vague, 1993

Françoise Delmez


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°81 (1994)