Une des mystifications grâce auxquelles le nazisme a réussi à faire prospérer pour un temps son régime de malfaiteurs, c’est l’idée qu’il incarnait l’énergie et le renouveau de la jeunesse. Pour s’y opposer, Marcel Thiry, a publié en 1939 une brochure intitulée Hitler n’est pas « jeune ». Bien peu de gens connaissent l’existence de ce texte, que l’auteur lui-même a pu croire un moment disparu. Pour les lecteurs du Carnet, Lise Thiry a accepté de retracer la genèse de cette publication et les mésaventures qu’elle a connues. Elle en profite pour rendre hommage à la figure de Laure Neujean.
Durant les années d’avant-guerre, Robert Poulet était un écrivain très apprécié des divers milieux littéraires, pour ses romans Handji et Les ténèbres parus respectivement en 1931 et en 1935. Marcel Thiry le qualifie de « romancier et essayiste au talent tourmenté et audacieux ». Lui-même se décrit par ailleurs ainsi : « J’ai les cheveux ras, les yeux écarquillés par l’étonnement, la bouche naïve… l’expression de ma physionomie tient le milieu entre la gentillesse et la niaiserie ». Les échanges épistolaires entre Poulet et Marcel Thiry témoignaient d’une chaleureuse estime réciproque. Les choses se gâtèrent à partir de septembre 1939, après que la France et l’Angleterre eurent déclaré la guerre à l’Allemagne. Poulet refuse de « se trouver jeté dans la mêlée […] chaque fois que les politiciens de Paris se laissent acculer à une conflagration ». Il suscite un manifeste Pour la neutralité, proposé en signature à une quarantaine de personnalités. Mais seule une dizaine d’entre elles contresignent, dont de futurs collaborateurs du Soir volé. Certains, pourtant enclins à la neutralité, expliciteront leur refus de signer. Tel l’Anversois Avermaete, qui refuse « d’admettre les exploits de l’Allemagne nazie ».
Robert Poulet avait plusieurs frères et sœurs, dont Jane et Georges. Ce dernier fera une carrière brillante comme critique littéraire aux universités d’Edimbourg, Baltimore et Zurich. Et Jane épousa Jean Goossens, qui, entre 1915 et 1918, avait vécu avec Marcel Thiry la vie de soldat sur le front russe. Les circonstances rapprochent à nouveau les deux hommes quand la famille Goossens s’installe au hameau Les Grosses Pierres, près de Beaufays. Or, mes parents louent pour les vacances une annexe de ferme dans le même hameau.
Lorsque, après l’invasion de la Belgique, les allégeances de Robert Poulet à l’occupant allemand se préciseront, sa famille prendra ses distances avec lui. Et ce mouvement semble se dessiner déjà au cours de l’été 1939. Ma sœur et moi jouons souvent dans le jardin des Goossens avec leurs filles Janine et Christiane, mais je ne me souviens pas d’y avoir rencontré Robert Poulet. Il y passera pourtant une journée pour rencontrer son frère Georges, arrivé d’Edimbourg. Et il profitera de cette occasion pour venir chez nous discuter avec mon père. Il fait très beau. Comme de coutume, nous descendons les chaises pliantes dans la prairie, parmi les vaches. Après le café, les deux hommes s’écartent un peu. Poulet exprime son admiration pour le dynamisme, la jeunesse du mouvement hitlérien. Mon père conserve d’abord sa courtoisie habituelle mais il énerve apparemment Poulet par sa dialectique suave. Le ton monte. Poulet ne cesse d’attacher nerveusement la ceinture de son pantalon. Cela devient comme un tic. Mon père adopte maintenant une voix de stentor. Voilà les deux écrivains dressés l’un contre l’autre comme des coqs. Pourvu que la vache rousse qui broute paisiblement à deux pas d’eux ne charge pas ! Je crois me souvenir que Poulet bat en retraite sans que Thiry le reconduise à la barrière. Le lendemain, Jean Goossens prétendra que toutes les Grosses Pierres ont retenti de leurs éclats de voix.
C’est apparemment en réponse aux arguments de Poulet que Marcel Thiry va écrire Hitler n’est pas « jeune ». Imprimé chez Georges Thone, le texte sera publié par Les amitiés françaises des jeunes. Son présidence, Georges Populaire, insère dans la brochure un feuillet sur lequel il a rédigé un appel aux jeunes : « Notre jeunesse réalise ce qu’elle ‘doit’ aux ambitions pangermanistes : l’encasernement à vie, l’avenir sans horizon, la perspective des croix de bois. Hitler a tué la joie de nos vingt ans ». Marcel Thiry, dans son texte de 15 pages, s’offre le luxe de tenter de définir le point de vue des jeunes, qui savent « où est aujourd’hui la jeunesse de Prague et celle de Varsovie ». Le dynamisme prôné par Poulet est un dynamisme de coups bas. Le dynamisme de l’expédition sur la Norvège, c’est celui d’une voiture de gangster.
Mais surtout, il s’insurge contre la solution belge voulue par Poulet : celle d’un pied de paix renforcé. Et il écrit : « La victoire allemande serait la mort, la paix de fait accompli ne serait pas la vie. La vie c’est la guérison de l’Europe. Il faut que l’Allemagne change, et pour cela qu’elle expie. Il faut qu’elle soit maintenant en tutelle jusqu’à ce qu’elle ait assez évolué pour prendre sa place dans une fédération de ses vainqueurs. Pour cela, il faut d’abord qu’elle soit vaincue ».
Quel raccourci prémonitoire, quel appel, aussi, à la jeunesse allemande de l’après nazisme ! Il résume bien l’attitude sentimentale de Thiry. Lui qui avait appris l’allemand à l’école et, à 16 ans, en 1913, avait effectué un séjour dans une famille allemande. Lui qui, vers les années 1935, comme pour narguer le nazisme montant, nous emmenait sur les rives du Rhin pour y chanter des poèmes du juif Heinrich Heine. Et puis qui, dans notre salle de bain, chantait à tue-tête des strophes de Die Dreigrosschenoper de Bertolt Brecht.
Une lettre inattendue
Hitler n’est pas « jeune » ne sortira que début mai 40… pour s’enfoncer dans la clandestinité. Je suppose que mon père croyait cette brochure disparue. Il me fallut attendre 1978 pour connaitre son odyssée, qui me fut révélée par une lettre de Laure Neujean. Elle avait été mon professeur de diction au lycée Léonie de Waha, à Liège, et sa personnalité ardente m’avait marquée, comme elle le fit à l’égard de tant d’autres, dont Vera Feyder qui la cite dans son récit autobiographique Un manteau de trous. Cette lettre est le moteur qui m’a incitée à réveiller le souvenir de Hitler n’est pas « jeune ». Laure Neujean, par sa fraicheur, son intrépidité, séduira sans nul doute le lecteur.
Liège, le 16 février 1978
Au docteur Lise Thiry
Mon cher docteur, ou plutôt non : ma chère Zizou, car tu seras toujours pour moi la charmante lycéenne qui me disait dans un sourire « Comme vous êtes ‘choute’ ». Voilà d’abord une nouvelle qui te fera plaisir : j’ai chez moi 120 numéros de l’intéressante plaquette de ton regretté père : Hitler n’est pas « jeune », et je les tiens à ta disposition quand et où tu souhaiterais les récupérer. […]
Maintenant des explications pour tout ce retard. D’abord au reçu de la carte de la « Résistance liégeoise » je ne t’ai pas écrit immédiatement parce que je ne savais pas exactement où se trouvait ce fameux colis, car je viens de déménager […] après 27 ans dans cette maison. Ma bibliothèque est tout éparse dans mes caves en un certain nombre de colis : je savais, car j’ai quand même de l’ordre, que le précieux colis avait le n°89 – mais j’avais beau retourner tous les colis et ce n’est pas aisé, je ne trouvais pas le 89. Enfin je l’ai…
Maintenant comment expliquer que depuis mai 1940 où Thone m’a expédié la veille de la guerre toute la production [mot illisible]. Sans doute parce qu’il prenait le large. Comment pendant 38 ans ai-je gardé ce trésor ? C’est incroyable – mais je crois, en toute sincérité, que l’on ne s’est pas compris.
Quand je t’ai annoncé, à une belle conférence du poète, que j’avais les plaquettes, je me souviens que tu l’as dit à ton père, donc il le savait. J’ai cru, moi, que vous alliez venir les prendre chez moi et toi tu as cru sans doute que je les rapporterais à Vaux-sous-Chèvremont… Puis je t’ai perdue de vue. Marcel Thiry devenait l’un des membres les plus en vue de l’Académie belge et il m’impressionnait beaucoup – je n’osais pas lui écrire et d’ailleurs il était presque toujours à Bruxelles. Le paquet était toujours en vue à mon domicile, mais j’étais fort occupée par le Lycée où je passais de nombreuses heures. Et puis brusquement deux faits importants ont bouleversé mon domicile : j’ai dû abriter pour six mois un géologue […] et sa femme qui se sauvaient à temps du Congo et qui ramenaient chez moi 40 malles de Léopoldville. J’ai déménagé tout mon bureau pour abriter les 40 malles et du coup j’ai transporté Hitler n’est pas « jeune » dans mes armoires du lycée où d’ailleurs les brochures avaient été cachées dans les mois dangereux de la guerre. Après 5 mois, j’ai voulu les ramener chez moi, mais alors le divorce de mon neveu le géologue m’a amené chez moi les 4 enfants… et comme je les connaissais assez chercheurs dans mes bibliothèques, j’ai laissé le précieux colis au lycée.
Mais alors beaucoup de changements au lycée, on chahutait tout sous prétexte de peinture, on déplaçait des armoires, alors j’ai perdu la chose de vue… Quand, il y a deux ans je pense, une amie d’enfance Madame Duchatelet-Henet, la mère de Janine Firket est médecin et professeur à l’Université, me téléphone : « J’ai eu chez moi, appelé par une amie, le poète Marcel Thiry. Nous avons eu l’occasion de parler du wallon et je lui ai dit que tu t’occupais du wallon à l’école et que tu te dévouais beaucoup à cela. Il m’a dit : Je la connais, je sais ce qu’elle a fait pour la culture française. C’est intéressant qu’elle s’occupe de la cause du wallon ! » Du coup, je me sentais un peu moins intimidée. Je décide d’aller le voir et je demande des tuyaux d’Alexis Curvers qui me dit : « C’est assez compliqué. Je tâcherai de savoir quand le poète est là ». Du coup je cherche à retrouver le précieux colis dans mes armoires – je ne trouve plus rien. J’ai cru qu’on l’avait volé.
Quand, au début de l’année 77, je quitte définitivement le Lycée, on force les armoires car mon trousseau de clefs m’avait été volé en 76. On vide tout et brusquement le paquet est retrouvé derrière une pile de cahiers. Il avait dégringolé dans le chahutage des armoires. Je rapporte le précieux colis chez moi et je décide au besoin de me faire conduire en taxi chez ton frère qu’Elise Champagne connaissait.
À partir de 77 – plus de feu à la maison. La chaufferie est bloquée et le propriétaire fort avare ne veut pas, malgré le bail, renouveler la chaufferie. Je me bats dans mes caves pour essayer de chauffer. Moi – qui malgré mes 84 ans n’ai jamais rien – je prends froid et je décide de déménager. À la fin août je vois dans les journaux que le poète Marcel Thiry a fêté ses 80 ans. Je dis à Alexis Curvers que je veux vraiment porter à ton père ces brochures qu’il croit peut-être perdues et Alexis me répond : je suis très inquiet d’avoir vu la photo – je le trouve changé.
Tout de suite la mauvaise nouvelle me parvient. Et le plus fatal : je n’ai pas pu aller avec tous ses admirateurs saluer sa dépouille, je déménageais. […]
Voilà, ma chère Zizou, un bien long journal qui t’expliquera, je pense, pourquoi j’ai gardé si longtemps ces précieuses revues. Il me restera toujours un grand regret c’est que Marcel Thiry n’ait pas su qu’elles étaient intactes sauf quelques numéros qui furent très abîmés pendant la guerre, parce que j’avais dû les cacher dans mon charbon. Les autres numéros absents furent distribués librement en 1940 dans les rues de Liège pour réconforter ceux que la prise de Paris par l’ennemi avait tout ç fait découragés. À qui je disais, « lisez cela, vous reprendrez des forces ».
J’attends donc ton avis et si tu ne viens pas à Liège, Georges Laurent […] me conduira dès qu’il y aura moins de neige et de verglas.
Je t’adresse, avec tous mes regrets pour le retard, l’expression de mon meilleur souvenir.
Laure Neujean
Quelle jeunesse et quelle candeur, dans cette saine ténacité souterraine de la résistante. Elle œuvre pour le bien et ne perd pas de temps à vitupérer l’ennemi. Il n’est pas là. On ne lui parle pas.
Lise Thiry
Sur Robert Poulet, voir notamment l’étude de Paul ARON et Cécile VANDERPELEN-DIAGRE, Vérités et mensonges de la collaboration. Trois écrivains racontent « leur » guerre (Raymond De Becker, Félicien Marceau, Robert Poulet), Labor, coll. « Quartier libre », 2006
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°146 (2007)