Le centenaire de la naissance de Marcel Thiry invite à relire l’œuvre poétique d’un géomètre du temps et de l’espace, dont les aléas de la vie personnelle et les multiples engagements en société ont souvent révélé une hantise majeure et secrète : celle que Robert Vivier appelait « le désir, perpétuellement menacé par la lucidité, de trouver du bonheur à vivre ».
« Chacun de nous, constatait Marcel Thiry en 1963 dans Falaises, quand il arrive à la vieillesse, a derrière lui, du point de vue humain, une expérience, et, du point de vue littéraire, un immense acquis d’impressions qu’il voudrait léguer fidèlement. Il y a une loi qui semble s’y opposer ». Le legs de Marcel Thiry offre au lecteur d’aujourd’hui une profusion d’images en noir et blanc, clichés froissés à bords dentelés, aux coins cassés, où dans le temps imparti à la pose photographique se raidissent plus ou moins naturellement les attitudes. C’est peut-être la loi des images qui brouille encore l’œuvre littéraire de Thiry, alors qu’éditeurs et commentateurs s’efforcent, depuis une dizaine d’années, d’en dénouer les entrelacs.
Images figées parfois, soumises à ce passé qu’il avait défié en combat singulier dans Échec au temps – il y avait du Don Quichotte chez cet écrivain malicieux, se permettant de dribbler l’Histoire en inventant une seconde bataille de Waterloo. Images d’un homme qui avait vécu la Grande Guerre des Soldats belges à l’armée russe dans le Corps des Autos-Canons-Mitrailleuses, d’où son frère Oscar était revenu trépané. Est-ce d’avoir cédé, comme le fit hélas Apollinaire, à l’ivresse lyrique du combat, qu’il ressentit comme une faute personnelle, et la réponse du destin outragé, cette blessure faite au frère aimé, diminué à jamais ?
Images d’un homme de robe devenu commerçant en charbons (un peu) et en bois (beaucoup), contraint par le décès paternel de reprendre un négoce qu’il vivait mal, et qui le lui rendit bien, jusqu’à la faillite : Thiry, « désespéré de vendre et de s’être vendu ». Images du même en voyageur, parcourant – après le passage en Russie et en Amérique – les forêts d’Ardenne et de Thiérache, les ports de Hollande, prenant le vent de la mer du Nord sur les brise-lames d’Ostende, et qu’un vers fameux statufie en poète, qui désormais pâtit du nom de Vancouver (Scutenaire lui répondit : « Moi qui pâlis au nom de Lessines-Carrières », et Thiry, narquois de lui-même, transformait en rébus ce « TOIT-KIP-à-LIT-OIGNON-DEVANT-COUVERT »).
Images d’un homme de Wallonie, hostile dès les années vint au flamingantisme, bataillant pour la défense de la latinité et de la langue française, publiant des articles virulents dans La gazette, La défense wallonne, L’action wallonne, ou Le soir, fédéraliste de la première heure, saluant le combat d’André Renard et du Mouvement populaire wallon, avant de s’engager lui-même en politique, aux côtés de l’éditeur Georges Thone et de François Perin. Images d’un notable des lettres, prix et médailles, d’un passionné de la francophone élargie – Genève, Dakar, Niamey -, d’un cas rare de « troglodyte assidu », élu en 1960 Secrétaire perpétuel de l’Académie – réalisant ainsi le vœu d’un institutrice rencontrée à Kiew en 1916, lui prédisant une « petite existence toute droite de petit fonctionnaire… mais bien droite : quelque chose comme chef de bureau ».
Images d’un observateur rompu aux éternuements feutrés de la diplomatie onusienne (« J’encorONUe » écrit-il), d’un sénateur en Commission des Affaires étrangères qui rédige le « projet de loi portant approbation du traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, fait à Londres, Moscou et Washington le 27 janvier 1967 », ce qui, pour l’auteur de La mer de la tranquillité (1938) et de Voie lactée (1961) – ainsi y est désigné le corps constellé de grains de beauté d’une jolie Russe – témoigne à tout le moins d’une certaine constance d’inspiration.
Poète ou prosateur ?
Toutes ces images-là contiennent sans doute leur part de vérité, et d’autres encore pourraient s’y ajouter, qui, quoique moins connues, reflètent une autre facette de l’auteur de Topographie de la nuée : il y a par exemple chez Thiry un gout affermi pour les titres qui sonnent à l’oreille comme la musique d’un vers, et l’on aime chez lui son côté Tristan Derème, ses langueurs qui font songer aux Cartes postales d’H. J.-M. Levet. Il peut également pressentir des voix singulières, préfacer Le phoque mâle d’un toujours inconnu Fernand Imhauser, pousser vers l’écriture Gaston Compère alors dévolu à la seule musique, ou saluer Le juge de Malte de Denis Marion.
Voilà qui explique sans doute qu’on n’a plus su pendant longtemps quel auteur était Marcel Thiry. Un fabuleux prosateur, comme le laissait entendre la revue Textyles en 1990 ? Les rééditions ont, depuis les années 80, essentiellement accrédité cette version, elle-même fluctuante à l’intérieur du genre, à commencer par un volume de « Romans, nouvelles, contes, récits » chez De Rache, suivi par le roman majeur Echec au temps (1986, Jacques Antoine), puis les Nouvelles du grand possible (Labor/Espace Nord) suivies d’un volume dans la collection « Les évadés de l’oubli » au Cri (reprenant Comme si, Voie lactée, et Nondum jam non), sans négliger, non plus, les écrins du militant et de l’homme politique (Lettres aux jeunes Wallons, à l’Institut Destrée, où se lit une vision quasi divinatoire de la Belgique en voie de désintégration).
Mais la poésie ? Elle qui fut son premier étendard, trop hâtivement résumée par un seul vers, mérite à nouveau droit de cité avec la publication, par l’Académie, de trois forts volumes réunissant, de 1924 à 1977, les Œuvres poétiques complètes, fleuries d’un bandeau laudateur d’Eluard (une parole de circonstance pas forcément nécessaire) et ouvertes par une préface de Bernard Delvaille. Ce dernier souligne combien l’œuvre de Thiry, sensible à la modernité de son époque, est attentive à l’instant unique, et « à ce que tout bonheur nourrit de menaces ». Robert Vivier, en 1960, préfaçant les Nouvelles du grand possible, relevait déjà dans la poésie et la prose de Thiry « le thème secret et constant (de) l’amour anxieux du bonheur de vivre ou plus exactement peut-être le désir, perpétuellement menacé par la lucidité, de trouver du bonheur à vivre ». Charles Bertin, qui publie à l’Académie une lecture approfondie de la quarantaine de volumes et de recueils édités, associe étroitement prose et poème, ces deux rails tantôt parallèles tantôt entrecroisés posés par l’écrivain, si justement analysés par Hubert Juin : « C’est à la poésie qu’est dévolu le rôle de saisir et de rendre le réel (dans sa quotidienneté, dans sa fugacité, dans sa saveur même) alors que la prose prend en charge ce qui compromet le réel : son vertige ».
Pour le tombeau des deuils
Charles Bertin s’attache à relever cette complémentarité d’une parfaite cohérence entre le vers et la prose, et souligne pour sa part la richesse du lyrisme intimiste de Thiry. « Il faut dresser sur la place la plus nue dans la ville / La plus déçue par tous les lundis soirs tournant en rond / Il faut dresser pour le tombeau des deuils et des affronts / La Statue de la Fatigue… » écrit-il en 1934. Le poème est révélateur de catastrophes personnelles – liées aux aléas de la profession, au drame de la perte d’un enfant ou d’une compagne, à cette éternelle épée de Damoclès qui s’appelle culpabilité et n’abandonne jamais l’homme à l’apaisement, au repos. Ou, dans ses moments plus heureux, il consent à la célébration du plaisir sensuel de la femme, à la contemplation des forêts, au fracas des machines et au ronron des automobiles, à la réminiscence embellie d’une vie qu’il aurait souhaité aussi aventureuse que celle de Cendrars, aussi pittoresque que celle de Mac Orlan, aussi rapide que celle de Morand.
Le poème chez Thiry prend vite une allure narrative : c’est à la fois sa force et, il faut le dire, sa faiblesse, lorsque rythme et inspiration lexicale sont trop marqués par l’époque. Les trois volumes des Œuvres poétiques et leurs 1400 pages rendent néanmoins ampleur aux battements de cœur du courtier-voyageur, frémissant aux sirènes (blondes, aussi bien que des steamers de 1924) et, plus tard, aux bruissements sonores des carlingues argentées. Le langage poétique classique, la maitrise technique du vers n’ont pas souvent trouvé défenseur aussi éloquent que l’auteur de L’imparfait en poésie. Il développa son propos en 1967 dans Le poème et la langue, qu’on a utilement intégré au premier tome : « Les grands vers dureront tant que durera la poésie. Ma fidélité est donc une fidélité en avant, et non une révération rétrospective. […] Pour faire durer la poésie, il faut lui donner une forme fixée de la parole, cette forme doit être mesurée et musicale, l’invention perpétuelle de cette mesure et de cette musique de l’expression est la fonction du poète ».
Alain Delaunois
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°98 (1997)