L’orbite disponible
Lionel MAREK, Sternberg ou l’oeil sauvage, L’Âge d’homme, 2013
Il est impossible d’oublier le choc qu’on a ressenti en ouvrant un livre de Jacques Sternberg. La surprise de l’œil sur la première ligne, qu’elle entame un roman explosif ou qu’elle constitue un conte à elle toute seule. Car Jacques Sternberg a l’œil sauvage, et les mots pour nous le prêter. « Un œil qui capte inlassablement la démence et la bêtise sous-jacente, sans cesse à l’affût, jamais dupe, jamais anesthésié, jamais enfermé derrière des lunettes euphorisantes. Je ne suis pas né avec l’œil sauvage, mais je l’ai depuis bien longtemps. » (Mémoire provisoires)
Son fils, Lionel Marek, nous raconte, à travers l’itinéraire d’une sensibilité et les cheminements d’un homme, comment on débride son regard, comment peu à peu on parvient à dé-civiliser, à dé-dompter, à ensauvager son œil. Jacques Sternberg, c’est une vie à lutter contre l’autorité, contre les savoirs pré-digérés, les diktats littéraires. C’est être un adolescent juif quand les nazis envahissent la Belgique et la France. C’est découvrir la beauté des femmes. C’est un jour monter dans un bateau et ne plus vouloir en descendre. C’est recevoir pendant de nombreuses années des lettres de refus, et écrire avec encore plus de rage et de talent. C’est écrire des livres qui échappent aux définitions, être là où on ne l’attend pas, refuser d’entrer dans une case, surtout si elle est confortable. C’est s’attirer des amitiés solides et des inimitiés nombreuses. Le livre de Lionel Marek tient sa promesse : nous montrer comment d’un œil on peut aboutir à une œuvre.
Lionel Marek est tombé dans Sternberg quand il était petit. On pourrait s’attendre à ce qu’il considère la littérature de son père comme quelque chose de normal, mais non : il a conservé intact son étonnement, sans cesse renouvelé. Le biographe est ici un témoin privilégié, mais aussi la preuve vivante que le pouvoir détonnant des textes de Sternberg est encore plus grand qu’on l’imaginait. Même né parmi eux, on ne s’en remet jamais vraiment. Lionel Marek rend hommage à son père, un hommage sain, parce que passionné mais sans complaisance. Avec lui, on se mettra en quête de l’origine de notre surprise pour l’œuvre de Sternberg, mais bien plus : le premier souvenir de jouissance de lecture, et le fondement de cette surprise. Car Sternberg ou l’œil sauvage, s’il ravira les inconditionnels d’un des écrivains les plus génialement atypiques du 20ème siècle, est également destinés aux lecteurs qui aimeraient comprendre – et ressusciter – leur premier éclat de rire, leur premier effroi, leur stupeur dépoussiérée enfin de tout ce que la société a accumulé sur leur rétine pour les dresser. Sternberg ou l’œil sauvage, c’est un peu comme si le fils de Don Juan nous racontait le premier amour de son père, le premier amour tout court.
Lionel Marek est aujourd’hui un écrivain reconnu, et s’il admet et analyse finement ce qu’il doit à son père, il est parvenu à trouver sa propre voix, ses inquiétudes personnelles. Combien de fils rêvent secrètement de tuer leur père. Combien d’autres se complaisent dans la notoriété paternelle et n’existent que grâce à celle-ci. Lionel Marek a suivi une autre voie. Il a réussi ce défi lancé par sa naissance : être véritablement un fils, et tout à fait soi-même. Sternberg ou l’œil sauvage raconte cela aussi : l’histoire d’un homme dont le père disparaît dans les camps de concentration, qui devient un écrivain hors-normes, et qui un jour réalise que son propre fils a écrit un roman.
« Comme ce regard me donne le sens de la dérision et du saugrenu, j’en aurai tiré un certain profit sur le plan de la littérature et beaucoup d’inconvénients dans la vie de tous les jours. » (Mémoires provisoires) L’œil sauvage, c’est l’œil de Sternberg sur le monde et sur les mots, un œil qui investit une langue et qui se trouve un style, un œil qu’il nous prête. Pour lire Sternberg, il nous faut au moins une orbite disponible. Lionel Marek nous aide à nous énucléer. En le lisant, nous sommes tous des fils de Sternberg, errant sous pseudonyme depuis trop longtemps.
Nicolas Marchal
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°176 (2013)